• Aucun résultat trouvé

C’est sans trop de peine que tu as repéré le village où Lee est né sur la carte de la Saskatchewan et trouvé le moyen de t’y rendre. Il te plaît que le hameau soit situé précisément au mitan de la province, elle-même le cœur des plaines. Pour la première fois depuis que tu as quitté la Beauce, tu as le sentiment d’arriver quelque part, d’aborder une rive. Tu n’ignores pas qu’une telle impression a peu à voir avec la localité de Redwing elle-même, qu’elle découle sans doute plutôt de l’emplacement de celle-ci et des hasards qui t’y ont conduit, comme si les voyages avaient leur destinée propre, un horizon ‒ point de mire ou de fuite ‒ qu’il reviendrait au pèlerin de découvrir et de suivre, sans qu’il puisse pour autant l’infléchir. À première vue, Redwing n’est pas très différente de ta paroisse d’origine. On la dirait, de même, condamnée à sa petitesse, à son austérité : l’ardoise de son clocher, la blancheur de sa mairie, son unique rue passante, ses terres dépouillées d’arbres, vastes et si peu foulées. Mais ses habitants parlent l’anglais et les mots qu’ils prononcent possèdent, te semble-t-il, une remarquable transparence : ils n’ont ni la texture râpeuse ni l’ambiguïté de ceux dont on use là d’où tu viens.

C’est au bureau de poste que tu te renseignes sur la direction à prendre pour te rendre aux fermes, celle des Bridges se trouvant, d’après les indications de leur fils, à l’orée du rang 6. La postière te dit qu’il faut suivre la rue principale en direction de l’est et ne la

C’est la première fois que tu mets les pieds dans un comptoir postal. Tu te rappelles être passé à quelques reprises devant la façade de celui de Saint-Éphrem et y avoir attendu quelqu’un ‒ ta mère sans doute ‒ un jour d’été venteux et chaud, mais tu n’y étais pas entré. Ta mère s’y était-elle rendue pour poster une enveloppe ou en recueillir une ? Avec qui aurait-elle pu entretenir une correspondance ? Tu ne lui connaissais ni amis ni parents éloignés. Puis tu te souviens de ce fils, de quelques années ton aîné, dont elle n’avait pas voulu et que ton père et elle avaient donné en adoption peu après sa naissance. Anne t’avait raconté que le couple qui avait pris l’enfant était parti vivre dans l’Ouest canadien. Elle avait aussi mentionné des lettres. Tu avais toujours cru qu’elles étaient adressées au père et que lui seul les ouvrait. Tu ne savais pas s’il y répondait : tu l’imaginais mal un crayon à la main, tentant de composer un billet – avait-il seulement appris à écrire ?

Avant de quitter l’établissement, tu t’attardes un moment au présentoir des cartes postales : la plupart d’entre elles mettent en valeur les attractions touristiques de la capitale ou de Prince Albert, la ville la plus proche ; tu n’en trouves que trois représentant Redwing et ses environs, dont une t’attire particulièrement. Elle semble avoir été prise au printemps, en des temps anciens, ceux de la naissance du hameau peut-être. Elle a pour sujet central un arbre au début de sa floraison ‒ photographié de trop loin pour qu’on puisse dire s’il s’agit d’un lilas ou d’un pommier ‒, planté au milieu de labours rendus sombres et poreux d’avoir, des nuits durant, consenti à la pluie, un spécimen aux lignes pures, sans âge ni compagnon, que sa solitude magnifie. Bien que l’image soit en noir et blanc, le paysage qui y figure a des contours nets ; on le dirait dépourvu d’ombre, comme si la photo avait été prise un matin de ciel haut, de vent cru. Il en émane une fraîcheur qui

t’emplit les yeux de buée. Tu voudrais l’emporter sans avoir à trahir le silence de l’arbre, son consentement à naître, le recueillement de ses fleurs dans la clarté. Tu ignores cependant s’il est permis de garder pour soi seul pareil tableau : n’est-on pas au contraire

tenu de l’offrir pour rendre aux objets qui le composent leurs ailes, leur fierté enfuie ? Mais à quel genre d’homme ou de femme peut-on sans défiance ainsi confier son cœur ?

Tu attends que l’employée des postes ait le dos tourné pour glisser, le plus innocemment et délicatement possible, la carte dans la poche intérieure de ton manteau. Tu trouveras bien un jour à qui l’adresser.

LA PEÑITA

13 octobre

Au début, la présence de Claire me rendra l’atmosphère de la casita ‒ son isolement par rapport aux autres résidences pour touristes, sa proximité avec les tombes du vieux

cementerio, ses bruits nocturnes, rappels feutrés mais obsédants de la constante intrusion

d’insectes ‒ moins hostile, presque rassurante. Les deux premiers jours, nous resterons cloîtrées à l’intérieur, à regarder, des fenêtres donnant sur la mer, le ciel se délester sans violence de la chaleur accumulée du dernier mois. Le cyclone se calmera à notre retour de l’aéroport, sans que la pluie cesse pour autant ; elle paraîtra au contraire plus drue. Nous nous tiendrons coites face au déluge, comme si sa clameur nous privait de parole ou nous dispensait momentanément de nous adresser l’une à l’autre. Claire brisera de temps à autre le silence en fredonnant, d’une voix calme où percera, me semblera-t-il, une joie délicate, enfantine, un air ‒ chaque fois le même ‒ par lequel je me laisserai bercer sans chercher à le reprendre ni à m’en souvenir. Aussi longtemps que durera l’averse, nous cohabiterons sans heurts ; c’est à peine si nos corps se frôleront quand nous passerons de la cuisine au salon ou nous croiserons dans l’escalier menant à la chambre. Ce n’est qu’avec la réapparition du soleil que ressurgiront la lassitude et la peur, une lancinante impression d’asphyxie qui ne me quittera dès lors plus. Tant que cela me sera possible, je dissimulerai mon malaise afin de ne pas gâcher le séjour de mon amie.

REDWING