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Come on, little guy, wake up. Tu ne comprends pas immédiatement d’où provient cette

voix basse ; tu penses à l’arbre à l’ombre duquel tu t’es assoupi hier, au vent qui court à travers la plaine l’automne, remuant les branches, apaisant le sol encore chaud de l’été, l’argile gercée, la soif des hommes qui travaillent aux champs. La voix insiste, répète,

you hear me, boy, jusqu’à ce que tes yeux s’ouvrent et distinguent, au milieu des feuilles,

un visage souriant. Tu crois d’abord qu’il s’agit de Lee, puis tu t’aperçois que les cheveux sont plus rares, les traits creusés, les épaules lasses. Tu acceptes la main brunie que te tend monsieur Bridges pour t’aider à te relever ; la délicatesse de la peau éveille ta suspicion : comment un homme ayant travaillé toute sa vie sur une terre peut-il avoir les paumes si douces ? Lui semble se demander s’il a affaire à un gamin perdu, un pauvre d’esprit ou un simple vagabond. Tu prétends ne pas parler l’anglais et t’exécutes en silence lorsqu’il t’invite d’un geste à le suivre, puis à franchir le seuil de sa maison. De l’intérieur, les pièces ne paraissent pas aussi spacieuses que ne le laissait présager la façade ; il en émane une gaieté si paisible qu’elle t’apeure. Les grandes fenêtres dépourvues de rideaux, par où filtre la lumière du matin, et le lambris blond des murs y contribuent sans doute beaucoup, de même que les vases de fleurs et les jetés négligemment posés sur les meubles. Tu te serais attendu à moins de chaleur, à plus d’ordre et de propreté aussi. Et si tu n’espérais pas secrètement qu’on t’offre à manger, tu

La mère de Lee connaît quelques mots de français et paraît ravie d’avoir un invité surprise avec qui converser dans cette belle langue que son mari et ses enfants n’ont pas eu l’occasion d’apprendre. Monsieur Bridges explique qu’il t’a trouvé endormi sous le grand saule en revenant de faire le train et qu’il n’a pas voulu te laisser filer le ventre vide. En prenant place à table, tu ne peux t’empêcher de penser que c’est peut-être la chaise autrefois réservée à ton ami camionneur que vient de tirer pour toi son père. On te sert du bacon et des œufs accompagnés de saucisses, de pain de ménage et de marmelade. Tu as faim et tu avales quasiment tout rond ; le malaise que tu ressentais tout à l’heure s’est dissipé au moment où tu as senti sur ta langue le jaune chaud, coulant, de l’œuf et planté tes dents dans la mie poreuse du pain. Le temps de ce repas, tu te sentiras bien chez les Bridges, dans leur maison bénie, reconnaissant qu’on te témoigne tant de sollicitude pour rien. Tu réprimeras avec peine l’envie de révéler à tes hôtes par quels détours tu es passé avant d’atterrir sur leur ferme : qu’ils sachent qui tu es au fond et que c’est leur fils qui te recommande à eux. Peut-être redoutes-tu que l’affabilité des Bridges soit simulée ou qu’elle s’adresse à un autre que toi, à un garçon de Cornwall ou au fils adoptif d’une belle Wendate, promis dès son plus jeune âge à un grand avenir. Après le déjeuner, le père de Lee propose de te faire visiter les bâtiments de ferme et le verger. Le soir venu, il t’offre à nouveau l’hospitalité. Tu acceptes en songeant qu’il sera toujours temps de déguerpir le lendemain. L’idée de dormir dans une chambre que tu n’auras à partager avec personne – sans frère pour te pousser contre le mur, avec qui te battre pour conserver jusqu’à l’aube un bout de drap – vainc tes dernières résistances.

LA PEÑITA

21 octobre

Je n’ai pas eu le cœur d’accompagner Claire à l’aéroport ; je me suis contentée de la reconduire à la gare du village et d’attendre avec elle l’autocar qui la mènerait à Puerto Vallarta. Nous sommes restées dehors, adossées aux vitres de la station, pour qu’elle puisse griller une dernière cigarette avant de monter. J’aurais préféré que nous nous assoyions à l’intérieur, à l’abri du vent, n’avoir pas à respirer l’odeur du tabac qui finit immanquablement par me donner l’impression d’étouffer, qu’on m’empoisonne ; pour en inhaler le moins possible, j’inspirais avec retenue et ne laissais passer qu’un mince filet d’air dans mes poumons. Claire fumait en fixant la route devant nous ; ses gestes étaient lents et dépourvus de conviction ‒ nous nous étions couchées tard, à moitié ivres, et avions dû nous lever à l’aube pour finir de ramasser ses affaires : elle paraissait triste, assommée de fatigue. Chaque fois qu’elle soulevait sa main et pinçait le mégot entre ses lèvres, ses yeux se plissaient comme si le ciel eût été trop radieux pour ses pupilles fragilisées par le manque d’ombre et de repos. J’avais l’impression qu’elle évitait mon regard et je craignais de l’avoir blessée ou qu’elle ne soit déçue de son voyage. Nous nous étions disputées à quelques reprises pendant son séjour, ce qui ne s’était jamais produit auparavant. Une tension s’était installée entre nous peu après son arrivée : ne parvenant pas à maîtriser les sensations négatives qui assaillaient mon corps depuis des semaines, ni le sentiment d’agression ou de danger perpétuel qui en découlait, j’étais

et lui avait valu le surnom de belle délinquante, s’était mise à m’inspirer un agacement qui frôlait par moments la répulsion ‒ comme si je craignais d’être contaminée ‒ et que j’arrivais mal à faire taire ou à cacher. L’insouciance avec laquelle elle outrepassait les limites exacerbait en moi un besoin de frontières, de contrôle. Pourtant, quand, faisant fi de mon refus, elle me servait un ixième verre de vin ou un bol de croustilles, je cédais la plupart du temps à la tentation et finissais par prendre ce qui m’était tendu. Le dégoût de moi-même, de mes chairs appesanties par l’alcool et le gras et le sentiment de culpabilité qui m’envahissaient alors me poussaient au ressentiment : je tenais l’insistance de Claire pour partiellement responsable de ce que je considérais comme un échec, un signe de faiblesse, une preuve de plus que je n’étais bonne à rien et que jamais je ne réussirais à surmonter mon impuissance. Comment croire que je pouvais raconter notre histoire, me la rappeler, si j’étais incapable de m’alimenter correctement, de surmonter ma peur du noir ‒ des vagabonds, des morsures d’insectes ‒, de trouver par moi-même, en ne recourant pas aux médicaments, le sommeil ? Un soir où j’avais refusé sans m’en expliquer qu’elle m’aide à faire le souper, Claire avait voulu savoir ce qui me rendait tout à coup si distante envers elle, mais je n’avais pas su quoi lui répondre : aucune des raisons que j’aurais pu invoquer ne me semblait valable. Et puis j’avais honte de mon attitude et de ce que j’éprouvais, d’être à ce point mal dans ma peau. J’avais tenté de la rassurer en lui disant que ça n’avait rien à voir avec elle, que j’étais seulement fatiguée par notre excursion en haute mer ‒ nous avions passé l’après-midi sur l’eau, à voguer vers l’île verte qu’on aperçoit si bien des balcons de la Villa, puis à nous baigner, en compagnie d’autres touristes, dans sa lagune ‒ et que j’avais besoin d’un moment de solitude et de calme. C’était vrai, mais je n’avais pas su en convaincre Claire ; j’avais

moi-même peine à croire ces phrases que j’avais prononcées d’une voix lasse et détachée. Elle avait haussé les épaules, feignant l’indifférence, puis était montée boire face au couchant le drink qu’elle venait de se préparer, un mélange de Fanta au gingembre et de tequila. J’avais attendu que le plat soit prêt et la table mise avant de l’appeler. Elle n’était descendue qu’au bout de plusieurs minutes, d’un pas nonchalant, affichant un air distrait. Les filets de dorade avaient eu le temps de tiédir et leur chair, imbibée de jus de lime, ne fondait pas, comme il se devait, sur la langue quand nous l’y déposions ; elle laisserait dans nos bouches un arrière-goût d’écume.

Les habitudes de Claire – le fait, par exemple, qu’elle ne puisse s’empêcher de fumer dans la casita et, qu’au retour d’une baignade, elle abandonne distraitement ses effets ‒ serviette, verres fumés, sandales, magazines aux pages tachées d’écran solaire, etc. ‒ sur les meubles ou le plancher du salon – me rappelaient le chaos auquel j’avais voulu échapper en quittant la maison pour aller vivre chez une tante au début de mes études universitaires. Il régnait dans l’appartement où nous nous étions littéralement entassés, Day, maman, son nouvel amoureux, notre chienne Douce et moi, après ta disparition de nos vies, un désordre auquel je m’étais habituée malgré moi. Maman s’était inscrite à l’université, et comme elle ne disposait pas d’une salle où travailler, ses livres et ses instruments ‒ compas, règles, fusains, cartons, pinceaux ‒ avaient peu à peu envahi les espaces communs, spécialement la table de cuisine, que nous devions dégager avant chaque repas et que nous avons fini, découragés, par délaisser pour celle du salon. Il était

lequel elle n’aurait pu payer l’épicerie et nos manuels scolaires ni nous habiller pour la rentrée. Laissés à nous-mêmes, nous soupions à des heures irrégulières et entassions sur le comptoir la vaisselle que nous salissions sans ménagement, jusqu’à ce qu’il ne reste plus ni bols ni assiettes propres dans les armoires. En règle générale, c’était moi qui me chargeais alors de nettoyer la cuisine, m’efforçant de lui donner une apparence d’ordre et de propreté digne de celle que j’imaginais régner dans les maisons de riches où, me semblait-il, même les planchers devaient luire ainsi que la porcelaine. J’y mettais en moyenne une heure et demie, deux quand je me décidais à récurer aussi le four à micro- ondes et le dessus de la cuisinière, laps de temps au cours duquel je devais changer plus d’une fois l’eau du bac. Je ne m’attaquais aux cendriers abandonnés ici et là par ma mère et son compagnon, qui, comme mon amie Claire, fumaient en toutes circonstances, qu’après avoir lavé et rangé le reste. Quand, enfin, c’était terminé, au lieu de me réfugier dans ma chambre pour étudier, je m’installais à la table de la cuisine, à la place donnant sur la porte de l’appartement ; j’affectais d’être absorbée par mes devoirs, mais j’attendais en réalité ma mère, le moment où elle rentrerait de ses cours et découvrirait la métamorphose des lieux. J’espérais que la transparence ainsi recréée, l’amplitude, le vide qu’avaient engendrés mes mains allégeraient les siennes de la fatigue et des peines qui les appesantissaient, en avaient durci la poigne autrefois si tendre.

Quand Claire se tourna vers moi après avoir éteint sa cigarette, des larmes perlaient à ses cils, ses lèvres semblaient s’être amincies et tremblaient légèrement. La soie froissée de sa robe lilas, l’expression pénétrante et pourtant douce de ses yeux, sa moue triste, un brin boudeuse, lui donnaient plus que jamais l’air d’une enfant, une fillette de cinquante

ans à qui on avait, il y a longtemps, omis de dire combien attachante et belle la rendaient son insoumission, sa gaieté de jeune loutre. J’aurais voulu le lui faire comprendre, mais je craignais que mes mots ne sonnent faux une fois de plus ou de perdre pied en les prononçant – comme elle, j’avais dilué mes dernières forces dans l’alcool que nous avions bu la veille. J’étais déchirée entre le désir de réparer ce que nous avions malgré nous gâché et l’envie d’en finir au plus vite pour pouvoir m’allonger enfin et, si possible, oublier. L’autobus qui devait conduire Claire à Puerto Vallarta est arrivé au moment où j’allais lui demander pardon ; elle s’est aussitôt éloignée de moi pour se glisser dans la file parmi les autres passagers. Je me suis avancée pour lui faire une dernière accolade, puis j’ai attendu qu’elle soit montée et que le chauffeur ait redémarré et je suis rentrée à la casita. En en franchissant le seuil, je me suis aperçue que nous avions, sans le vouloir, écrasé un des minuscules lézards qui ont élu domicile à l’intérieur et courent le soir au plafond et le long des murs blancs de la chambre et du salon. Ils ne deviennent visibles que la nuit venue, moment où leur corps, qui en pleine lumière paraît gris, prend une teinte verdâtre quasi phosphorescente. J’avais remarqué un jour plus tôt la présence de l’animal sur le cadre de bois clair de la porte d’entrée, mais j’avais omis, par paresse ou distraction, de l’en chasser. Il ne restait plus maintenant, de cette frêle présence, qu’une enveloppe desséchée de peau que je déposerais au fond d’un mouchoir et jetterais à la mer le lendemain.

REDWING