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Malgré le confort du matelas et la lourdeur bienfaisante des draps, tu n’as pu fermer l’œil dans la chambre où t’ont installé les parents de Lee hier. Trop de silence dans le couloir, derrière la porte, de paix dans la nuit tiède et parfumée de la maison peut-être… Il y avait longtemps que tu ne t’étais pas senti à ce point étranger, comme hors d’atteinte et privé d’air, en apesanteur dans le temps : un vertige inconnu, plus angoissant que celui des coups au ventre. Tu as d’abord voulu te convaincre que tu étais la proie d’une illusion provoquée par la nouveauté des lieux, la fatigue accumulée du voyage, dans l’espoir que ce raisonnement dissipe la sensation et redonne à ta respiration sa profondeur et son rythme coutumiers. Qu’y avait-il à craindre ? Les Bridges ne s’étaient-ils pas montrés

gentils ? Leur accueil ne paraissait-il pas sincère ? N’était-il pas inespéré, comme la douceur de leur foyer ? Au bout d’un moment, tu faillis te mettre à hurler et te jeter dans

la cage d’escalier : il manquait à cette couche pour que tu y trouves le repos une odeur d’aisselle familière, la présence d’un corps fraternel assoupi, quelqu’un sur qui tu aurais pu compter pour te secouer à l’aube, te mettre debout avant qu’un autre – ton père ou monsieur Bridges, quelle différence au fond ? – n’y voie. Le jour pointait quand tu t’es finalement endormi. On ne t’appela qu’un peu avant midi, au moment de passer à table. Tu te levas le corps fourbu, les mâchoires crispées par l’envie de mordre le sein d’une femme, la chair contre laquelle tu avais, dans une vie désormais révolue, souhaité t’abandonner à la manière aveugle d’un chiot.

LA PEÑITA

25 octobre

Je n’ai pas tenté d’écrire ni même ouvert mon ordinateur depuis le départ de Claire ; il traîne sur la table du salon, sous les cahiers de mots croisés qu’elle a oublié de remettre dans ses bagages ou peut-être négligé de reprendre. Bien que je n’aie pas envie de les remplir, mes yeux y reviennent constamment quand je suis dans la pièce ; comme si me représenter la texture grenée de leurs pages et les lettres qu’y a tracées une autre main que la mienne me dispensait de penser et d’agir. Leur présence dans la casita ‒ le fait qu’ils aient été posés là par distraction, puis délaissés ‒ me rappelle qu’il existe des êtres d’une nonchalance innée, sereine, capables de s’absorber dans une activité qui n’a d’autre utilité que d’occuper l’esprit ou de passer le temps et cela calme je ne sais quelle anxiété, quelle frayeur, qui persiste en moi bien que j’aie renoncé, il y aura bientôt cinq jours, à lutter contre la défaillance de ma mémoire et de mon imagination.

Je n’ai jamais pris plaisir à ces jeux réflexifs ‒ Scrabble, sudokus, mots cachés ou croisés ‒ qui requièrent une immobilité et un détachement exemplaires, une attention dépourvue d’affect qui me paraît insoutenable : la lumière d’un désert où il me faudrait marcher longtemps, sans rencontrer l’ombre d’une oasis. Je ne puis respirer que flanc contre vague ou terre, il me semble. Est-ce pour cela qu’au lieu d’écrire, comme j’en avais rêvé, des romans, j’ai jusqu’ici pansé les corps, nourrissant l’espoir de rendre les

L’unique activité intellectuelle à laquelle je réussissais à m’abandonner sans appréhension enfant était la lecture : m’abîmer dans une histoire qui, en des circonstances différentes, aurait pu être la mienne était la seule mise à distance pour moi vraiment praticable, un éloignement qui consolait de tous les autres. Je n’ai pas, comme la plupart des gens, appris à lire dans une salle de classe, penchée sur un pupitre, entre des murs stoïques dont on finit par oublier qu’ils sont percés de fenêtres, tant leurs paysages paraissent monochromes et restent inchangés. Je l’ai appris au cours des trajets qui nous menaient, en autocaravane, d’un État ou d’un pays à un autre, dans une langue qui n’était pas celle que maman et toi m’aviez transmise et qu’entre nous nous continuions à parler. Ce n’est pas toi qui me l’enseignas, mais maman, à l’aide de manuels qu’elle se procurait dans ces écoles où j’étais de passage seulement. Tandis que tu conduisais et veillais sur Day, installé à la place du passager à tes côtés, elle et moi nous réfugiions à l’arrière du Winnebago, sur une des banquettes de velours côtelé de la table de cuisine, près de la fenêtre du fond. Maman prenait un des cahiers rangés dans l’armoire au-dessus de l’entrée, venait s’asseoir près de moi, l’ouvrait, en aplanissait l’épine, pointait un premier mot, le disait à haute voix ‒ une fois, deux fois ‒ et ainsi de suite jusqu’au bout de la ligne. Avant d’attaquer la suivante, nous nous perdions parfois dans la contemplation d’une falaise ou d’une nuée de pélicans. Et quand je n’avais plus la moindre envie de nouer, dans ma tête, les lettres les unes aux autres, je me délestais du poids des mots dont j’ignorais toujours l’orthographe et le sens en tressant les cheveux de ma mère. La profondeur de leurs reflets cuivrés, l’extrême douceur de leurs pointes ‒ si différentes des miennes, aux tons de cendre et sable, enclines à s’emmêler, que même sa patience à elle

ne venait pas à bout de rendre lisses ‒ exerçaient sur mes yeux et mes doigts d’enfant une fascination qui me laissait sans voix.

J’ai oublié le contenu de ces premiers exercices de lecture, à quoi ressemblaient mes manuels d’écolière, s’ils étaient fades ou colorés, s’ils se contentaient de regrouper le vocabulaire par thèmes et catégories linguistiques, d’emboîter sans poésie ni logique particulière les syntagmes les uns aux autres ou s’ils racontaient des histoires distrayantes et touchantes, semblables à celles qu’inventait maman pour nous le soir. De l’effort qu’il m’a fallu déployer pour apprendre à lire dans une langue étrangère, je n’ai pas non plus gardé le souvenir. Je ne me rappelle que la lenteur, celle des gestes que posait ma mère, que je reprenais à mon compte ensuite, et le surgissement du sens ‒ des images ‒ en moi, sensation dont nul élancement, nulle crispation de l’esprit ou du corps ne parvenait à altérer la pureté, à amoindrir le plaisir. D’une semaine, d’un paragraphe à l’autre, les menus caractères imprimés sur la page perdaient leur dimension abstraite, épousaient le contour de nos mains, s’imprimaient dans leurs paumes, auxquelles le sel et le soleil du large avaient donné la texture du papier, s’en faisant le prolongement, nous permettant de

voir bien au-delà du livre, en deçà du langage, le clair-obscur des mille et un panoramas

défilant sous nos yeux, où palpitait la chair du monde.

Grâce à un jeu que j’avais inventé pour mieux supporter l’ennui des longs trajets et qui consistait à tenter de déchiffrer, avant que nous les eussions dépassées, les pancartes

Dallas / NORTH 245 / Little Rock / 1 ¼ MILE ; Welcome to Texas / Drive friendly ; End of free way… Puis il y eut un livre, pas tout à fait un roman, plutôt une confidence, si

humble et vraie que le réel cessa, par la grâce de sa transparence, de me paraître sombre et désenchanté.

Était-ce toi ou maman qui me l’avait offert ? Je ne me rappelle plus ; je sais seulement que nous l’avions trouvé dans un marché public, une espèce de bazar. Ce devait être aux États-Unis, et non au Mexique, puisqu’il avait été écrit en anglais par une écrivaine originaire du Wisconsin. Il était rare que vous nous emmeniez, Day et moi, dans des endroits à ce point bondés et nous ne tenions pas en place. Maman, au contraire, paraissait calme, un peu distraite : elle se taisait et nous avait laissés vous devancer, courir au-devant de vos ombres pour nous y mesurer, puis nous attarder aux tables, toucher les objets, en soupeser le poids, nous émerveiller de leur vétusté ou de l’étrangeté de leurs formes, les convoiter les uns après les autres, imaginer ce qu’il serait advenu de nos existences si le sort avait permis que tel écusson, telle voiturette, tel panier ou tel parapluie nous appartienne.

À quelle étape de cette étrange traversée suis-je tombée ‒ c’était bien le mot, car je serais pour la première fois bientôt sous le charme d’une voix qui n’était pas celle de ma mère, une voix enfouie, d’enfance lointaine, jamais perdue ‒ sur cet objet d’une autre nature, ce roman, Little House on the Prairie, de trois cents et quelques pages, à la couverture craquelée, dont je ne me départirais plus ? L’avais-je trouvé sur une table remplie de livres d’occasion, tous genres confondus, ou garnie d’albums et de jouets d’enfants ?

Était-ce l’image de la couverture qui m’avait donné envie de le lire ‒ on y voyait deux fillettes, l’une blonde, l’autre brune, assises côte à côte à l’arrière d’une voiture au toit de bâche tirée par des chevaux, leur chien courant dans l’herbe pour les rejoindre ‒ ou le début du récit ? Il laissait entendre que c’était sa vie, son enfance sur les routes, en chemin vers les plaines encore désertes de l’Ouest américain, l’Indian territory dont rêvaient ces settlers amoureux des sols arides, avec son père Charles, sa mère Caroline et ses sœurs Mary et Carrie, que racontait Laura Ingalls Wilder dans ces pages. On comprenait dès les premières lignes que les petites filles du dessin contemplaient un monde fuyant ‒ maisonnettes et forêt, parents, amis : exquises figures sur le point de sombrer dans une nuit de neige lente ‒ qu’elles ne reverraient jamais plus : There was

thin snow on the ground. The air was still and cold and dark. The bare trees stood up against the frosty stars. Laura et Mary ne pouvaient imaginer l’infinité, la beauté rude du

continent où leurs parents les entraînaient : terre rouge ; prairies hautes d’herbes brûlées où rien, ni montagne ni arbre ne ralentit la course des vents ; vaux et rivières ; menue maison de bois rond ‒ la little house du titre, qui n’existe pas au commencement ‒ qu’encercleront un soir, sous les yeux ébahis de l’héroïne, ces loups des steppes qu’on surnomme, en raison de leur grande taille, buffalo wolves : Laura clutched her toes into a

crack of the wall and she folded her arms on the window slab, and she looked and looked… She had never seen such big wolves. Quand mes yeux s’étaient posés sur les

mots, j’avais dû cesser de voir les objets que n’atteignait pas leur faible lueur – la robe aux volants tournoyants, la montre à l’épreuve de l’eau, la bicyclette, le collier fait de

d’enfant –, me mettre à imaginer des transports où rien d’autre n’existerait que la fuite du temps et ces phrases par lesquelles Laura bientôt me livrerait ses secrets.

J’aime à penser que nous avons été heureux ensemble pendant les quelques heures où nous avons déambulé dans ce marché que je ne peux imaginer qu’à ciel ouvert, baigné par une lumière de fin d’après-midi, blonde et mate comme celle de l’été des Indiens au Québec.

Je mettrai plusieurs mois à lire Little House on the Prairie, un texte plutôt long et difficile pour l’enfant distraite et peu exercée à la discipline que j’étais alors. Je m’étonne d’y être parvenue, de n’avoir succombé ni au vertige ni au découragement qui s’emparaient pourtant si facilement de moi quand j’étais, dans une salle de classe, sommée de comprendre et qu’au lieu de s’éclaircir, les choses qu’on voulait m’enseigner s’opacifiaient, au point qu’il m’arrivait de me demander si je n’étais pas en train de perdre la raison ou l’usage de mes sens, à moins que je ne fusse tout simplement inapte, vouée à l’ignorance. Que j’aie pu, à notre retour du marché, entamer seule la lecture d’un livre de plus de trois cents pages constitue par conséquent une espèce de miracle, un exploit que j’attribue aujourd’hui à la découverte d’une parenté inouïe, ô combien rassurante, entre mon destin et celui de Laura. Nous avions alors toutes les deux à peu près six ans et il me semblait que nous aurions pu être sœurs. Les filles que j’avais jusque-là côtoyées à l’école m’intimidaient : la plupart me paraissaient trop savantes et gracieuses, trop sûres d’elles aussi pour que je m’en approche et tente de fraterniser avec elles. Laura, au contraire, était timide et douce et ne savait encore ni lire ni écrire. Son

père n’était pas un héritier, descendant de commerçants ou de riches propriétaires terriens, mais un pionnier sans le sou, amant ‒ comme tu le fus aussi, l’es demeuré, je crois ‒ des voyages sans retour. Elle franchirait avec les siens tant de rivières et de vallées qu’elle ne pourrait bientôt plus les compter ; allait devoir, un nombre incalculable de fois, plier bagage, partir quand il aurait été naturel de se poser enfin. Pourtant, ce qui, par-dessus tout, m’attachait à Laura, ce n’était pas ces ressemblances, plutôt ce qui nous distinguait : je l’aimais d’être à ce point libre et sauve, ravie de vivre. Et sans doute avais- je secrètement espéré que son histoire influence le cours de la mienne, confère à ma solitude un soupçon de la beauté rêche, poussiéreuse, des pages qui racontaient la sienne, que d’autres avant moi avaient déchiffrées et tenues entre leurs mains.

S’il m’a fallu près d’un an pour venir à bout de ce roman ‒ que je découvrirai entre-temps être le second titre d’une série en comprenant neuf ‒, j’en aurai besoin de six pour lire l’ensemble de l’œuvre. Je garde un souvenir vague du dernier tome, intitulé The First

Four Years. Au début, Laura s’apprête à se séparer de sa famille pour aller vivre avec

l’homme qu’elle vient d’épouser, Almanzo Wilder ; elle consent, après de longues fiançailles, à quitter les siens pour embrasser sa destinée adulte. La suite du récit relate, il me semble, ses premières années de vie avec Almanzo : la naissance de leur fille Rose, puis d’un second enfant, un garçon qui meurt tôt, et d’autres épreuves qui les conduiront à abandonner leur propriété du Dakota. Le livre ne m’appartenait pas, je l’avais emprunté, comme les deux précédents, à la bibliothèque municipale, qui était aussi celle

éducation nos années de vagabondage. Je ne possédais en fait que le deuxième et le septième titre de la série ; les autres, je ne les lirais qu’à notre retour de voyage. Les bibliothèques des établissements que j’avais depuis fréquentés, sept en tout, détenaient chacune un exemplaire de l’autobiographie.

Six années de ma vie s’étaient écoulées entre Little House on the Prairie et The First

Four Years, années que je n’avais qu’à moitié vécues dans ma peau, avec vous, préférant

de loin à la mienne l’existence de Laura. J’avais lu le dernier titre dans un état de fébrilité anxieuse qui s’était, au fil des chapitres, mué en un accablement profond. Je n’avais pas pleuré pourtant au moment de le refermer : ma peine était trop grande et je n’avais personne à qui la confier. Les gens qui avaient inspiré ces personnages que je chérissais n’étaient plus de ce monde ; ils l’avaient quitté bien avant ma naissance : j’étais amoureuse de fantômes à demi inventés pour qui je n’étais rien, pas même un souvenir évanoui – je me sentais plus morte que vive. J’avais erré de ma chambre au salon jusqu’au soir, en robe de nuit, sans parvenir à dire un mot ; quand ma mère était rentrée du travail et m’avait demandé pour quelle raison je faisais une telle tête d’enterrement, je n’avais pu que hausser les épaules et fondre en larmes.

L’achèvement de cette lecture coïncidait avec celui de ma propre enfance, qu’il semblait rendre irrémédiable. J’avais alors douze ans, mais on m’en aurait donné quatorze ou quinze. Mon corps portait depuis un moment les marques tangibles de l’adolescence : pilosité naissante, renflement de moins en moins ténu des hanches et des seins. Je me souviens du matin où j’avais découvert, dans la glace de la salle de bain, la courbe

dorénavant ostensible des os de mon bassin. Au lieu d’un simple trouble, j’avais éprouvé un sentiment proche du dégoût qui s’était changé en désespoir lorsque j’avais compris que le processus, cette métamorphose dont les premiers signes étaient apparus deux ans plus tôt, était irréversible. Le jour où j’avais trouvé du sang au fond de ma culotte, je n’avais eu d’autre choix que de l’admettre. Cet après-midi-là aussi, j’avais erré dans l’appartement jusqu’au retour de ma mère. Elle n’avait eu, cette fois, besoin d’aucune explication pour deviner la raison de mon désarroi. Si la chose se voyait à l’œil nu, c’était donc qu’il n’y avait plus pour moi le moindre espoir : mon enfance était révolue ‒ avait- elle jamais commencé ? ‒ et j’avais, quelque part en chemin, aussi perdu mon père, que je n’avais, me semblait-il, eu le temps ni de connaître ni d’apprendre à aimer.

Je me demande aujourd’hui auquel des personnages, de la fille ou du père, de La petite

maison dans la prairie je m’étais le plus attachée, quel deuil fut pour moi le plus grand :

celui de l’enfance idéalisée, rêvée ‒ exempte des tourments qui troublaient la mienne ‒ dans laquelle m’avait permis de me projeter Laura, ou de cette forte et ô combien tendre et aimante figure paternelle qu’incarnait Charles Ingalls ? Son corps à lui, au contraire du tien, n’évoquait ni le manque ni le retrait : la plénitude de sa présence était sans mystère, éminemment lisible ; elle ne suscitait nulle méfiance, nul embarras. C’était un corps auquel il semblait naturel et bon de confier le sien.

QUELQUE PART ENTRE REDWING ET CALGARY