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Tu es toujours le premier couché et le seul à te lever avant l’aurore dans le dortoir – ce rythme des enfants de ferme, des jours de train, restera le tien. Tu es content de n’avoir plus à partager avec d’autres le moment du réveil : les mots du père, sa voix pesante, ont déserté ta tête et tes nuits. Tu couvres tes épaules d’un drap et sors du bâtiment. La rosée est plus fraîche, presque froide depuis quelque temps ; tu passes tes mains sur l’herbe, les glisses ensuite sur ton cou, ton front : des gestes pour rendre l’aube plus lumineuse et crue, dans l’espoir qu’elle te portera bientôt jusqu’au matin. Il te plaît d’être seul, de sentir la faim, ton corps jeune et souple dans l’opacité humide. Un coyote rôde parfois en lisière de la plantation : il guette tes mouvements d’un œil luisant, mais ne s’enfuit plus à ton approche. Tu donnerais beaucoup pour filer comme lui à travers champs, disparaître dans l’ombre des arbres en ne laissant derrière toi qu’une course agile et l’éclair d’un pelage ocre. Le gardien de nuit allume les néons dans la bâtisse adjacente au dortoir, où se trouvent la salle à manger et les cuisines. Tu rentres t’habiller : les autres seront bientôt debout. Avant de passer à table, tu te laves le visage et les mains, puis tu ramasses ton sac, y déposes le canif, la carte routière de Lee, une couverture de laine brute et les quelques vêtements emportés dans ta fugue il y a deux mois et demi : il te faudra les troquer sous peu pour de plus amples, tes muscles s’étant arrondis au fil des semaines passées à récolter les grandes feuilles dont tes doigts gardent le goût acide. Tu es le premier arrivé à la cafétéria ; après le déjeuner, tu t’en iras : il n’y a plus de travail pour toi ici. Tu comptes te rendre jusqu’aux Grands Lacs, y passer le reste de la saison chaude,

puis poursuivre ta route en direction des plaines à l’ouest. Tu manges pour deux en prévision du voyage.

LA PEÑITA

4 octobre

La semaine précédant mon départ, j’ai rendu visite aux parents dont tu nous avais souvent parlé, à Day et à moi, un oncle – un de tes frères cadets, je crois – et sa femme, que nous avions connus avant le voyage et jamais revus ensuite. Leurs prénoms m’étaient familiers ‒ peut-être parce que nous avions entendu maman et toi les prononcer dans le passé ‒, mais je ne me rappelais pas leurs traits ni si je les avais aimés. Ils font partie de ces gens liés à toi dont l’existence me paraît irréelle. C’est l’oncle qui a répondu quand j’ai appelé. Pendant un instant, j’ai cru que c’était toi : la voix au bout du fil avait les mêmes inflexions chaudes et hésitantes que la tienne – un vent d’août à peine levé. Quand ton frère a compris qui j’étais et ce que je lui demandais, il a semblé surpris, puis embarrassé. Il n’était pas sûr de savoir où étaient rangés les carrousels et la machine à diapositives dans le fouillis des choses que tu avais laissées derrière toi. Le réduit en était plein : il craignait de devoir tout vider et de ne pas trouver. S’il s’était agi d’autre chose, d’objets usuels ou de livres, je n’aurais pas insisté, mais je ne pouvais me résigner à partir pour le Mexique sans avoir récupéré les images dont tu m’avais tant vanté la valeur et la beauté : je voulais revoir l’enfant terne ‒ ses yeux lointains ‒, trop grande pour son âge, qui avait dû, à son insu, faire le vœu de ne pas se souvenir.

De retour chez moi, je projetterais les clichés sur un des murs du salon. Il me faudrait plus d’un soir pour les regarder et choisir ceux que je ferais développer en photos et glisserais dans mes bagages, à l’intérieur d’un mince album couleur sable à la couverture

souple. Douze en tout, dont un datant de l’époque où Day et moi n’étions pas nés, une photo de maman prise un an, six mois peut-être, après votre rencontre. Elle se tient debout sur le pont d’un traversier. Le visage est jeune, si beau que cela m’effraie. Elle porte un chandail noir sous une veste de laine écrue qui fait paraître ses iris plus sombres. Le vent emmêle ses cheveux ; tu la regardes : je le devine au sourire qui entrouvre ses lèvres, comme je devine qu’elle se sent seule malgré ta présence invisible et que pour la rejoindre, il faudrait autre chose que des mots. Les miens ont pris le goût salé des disparitions ; elle n’en prononce aucun. On voudrait l’approcher, la retenir d’entrer dans le brouillard soulevé par les chutes Niagara.

Malgré leur réticence initiale, l’oncle et la tante m’ont accueillie chaleureusement. En serrant la main de ton frère, j’ai constaté qu’à part le timbre de voix et le bleu très pâle des yeux, il ne te ressemble pas. On aurait dit votre père, avec son épaisse chevelure blanche, sa grande taille, sa corpulence, mon grand-père en plus affable et nerveux, en moins intimidant que je ne me le rappelais. D’elle, je n’ai rien reconnu, sinon l’accent, celui des villages beaucerons, des gens qui n’en sont jamais partis, une manière de prononcer les mots que tu as aussi gardée, même s’il y a près de quarante-cinq ans que tu n’habites plus la région. Ce que je redoutais, les entendre dire du mal de maman, la juger avec la même assurance hargneuse que toi, ne s’est pas produit. Lui et moi aurions omis le sujet si sa femme n’y avait pas fait allusion. Elle en a parlé tout de suite, comme d’une amie perdue trop tôt, une grande sœur qu’elle aurait admirée. Des phrases candides,

l’adolescente de la diapositive, la fille rousse aux yeux bridés avec qui tu aurais des enfants que vous traîneriez à travers l’Amérique, jusqu’aux étendues livides de l’Alaska.

Ni l’un ni l’autre n’a suggéré que je lui ressemblais. La dernière fois qu’ils avaient vu maman, elle devait avoir sept ou huit ans de moins que moi. Avec mes traits tirés par l’insomnie, mes cheveux coupés courts, d’un châtain sombre, je ne devais pas non plus ressembler à l’enfant qu’ils avaient connue. D’après eux, elle était toujours en robe, ouvrait rarement la bouche et suivait sa mère comme une ombre. Ils n’ont rien évoqué d’autre concernant le passé. Ils m’ont seulement demandé des nouvelles de Day, puis ils ont attendu que ma tasse de café soit vide pour me faire monter à l’étage et me montrer où ils entreposaient les objets que tu leur avais confiés avant de t’installer pour de bon à l’étranger.

Je les ai suivis dans un escalier aux marches recouvertes de tapis. Le cagibi se trouvait en haut à droite, en face d’une chambre. Ton frère a ouvert la porte, puis il a tiré sur la corde qui pendait du plafond pour allumer. La pièce paraissait étroite et profonde. Il en émanait une odeur rance de vêtements oubliés au fond d’une laveuse. J’ai attendu que l’oncle me fasse signe pour entrer. Sa femme est restée sur le pas de la porte : il n’y avait pas assez d’espace pour nous trois entre les boîtes et les valises. Ton frère a répété que c’était

compliqué, qu’il faudrait tout sortir et qu’il n’était pas sûr que tu lui avais donné les

carrousels. Il a prononcé une phrase au sujet de la réaction que tu pourrais avoir si tu t’apercevais qu’on avait, même légèrement, perturbé l’équilibre des objets entassés là depuis plus de vingt ans. Je n’ai rien dit. Il a compris que je ne partirais pas sans les

diapositives ou avant de m’être assurée qu’elles ne se trouvaient pas chez lui. Il s’est mis près de l’entrée pour que je puisse ouvrir les boîtes et les lui tendre une fois leur contenu inspecté. J’aurais voulu qu’ils me laissent seule, sa femme et lui, m’agenouiller sur les lattes du plancher et regarder ‒ prendre, humer ‒ ces choses t’ayant appartenu dans une vie où nous étions aussi à toi, avant de les rendre à la nuit des malles et des cartons. Mais ils sont restés et j’ai dû faire comme si tes vêtements de vendeur Electrolux ‒ le métier qui t’avait permis d’amasser l’argent pour le Winnebago ‒, les ustensiles de camping, les hamacs, les dictionnaires de poche, le cahier rempli de ton écriture brouillonne de faux droitier ne me concernaient pas.

Je ne me souviens pas de t’avoir surpris un crayon à la main, essayant de traduire en mots quelque incident ‒ un silence, un rire fugace ‒, ton quotidien et le nôtre. Le journal date pourtant de l’époque du voyage. Est-il plausible que je ne t’aie pas, au cours de ces trois années, ne serait-ce qu’une fois, vu te pencher sur ce carnet ?

Après avoir effleuré sans la lire la première page, j’ai remis le cahier à sa place au fond de la boîte, entre les livres de méditation et les dictionnaires de langue. En levant les yeux sur les inconnus qui épiaient mes gestes, veillant à ce que je n’abîme ou n’emporte rien, je me suis rappelé que c’était moi, et non eux, l’intruse dans ce débarras où tu avais abandonné tes souvenirs.

d’autres choses. De l’eau s’était infiltrée à l’intérieur et avait fait moisir une paire de chaussures sur le dessus, mais les diapositives et le projecteur étaient intacts. L’oncle et la tante m’ont aidée à les transporter jusqu’à la voiture. Entre-temps, leur fils est arrivé. Ils lui ont dit que j’étais sa cousine, la fille de Ryan. Il m’a tendu la main, il avait l’air las et distrait. Nous avons parlé encore un peu près de la Cavalier, dans l’allée poussiéreuse, puis ils m’ont laissée monter à l’intérieur et regagner l’autoroute. Je ne les ai pas regardés s’évanouir dans le rétroviseur.

PARC PUKASKWA