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Il fait nuit quand tu atteins la frontière. Le camionneur qui t’embarque alors se rend à Cornwall. Il ne parle qu’anglais. Tu réussis malgré tout à lui faire comprendre que tu veux travailler à la récolte du tabac. Il dit qu’il y a des champs en Ontario, mais qu’il ne sait pas où exactement, qu’il ne connaît pas les noms. Il te parle des cultures céréalières de la Saskatchewan, où il est né, et de ce qui l’a poussé à partir, de l’espèce de vertige, d’ennui, qui vous gagne à regarder la plaine : un vide qui lui manque parfois. Il sort du coffre à gants un album qu’il te montre : des photos de ses frères et de ses parents, leur terre, une cousine qui lui ressemble comme une sœur, des prairies blanches de neige. Au bout de quelques heures, il s’arrête dans un truck stop pour manger. Tu espères qu’il t’offrira quelque chose : tu as faim, mais tu n’oses pas entamer tout de suite la liasse enfouie dans ta poche. Te croyant sans le sou, il te paie un burger et une frite. Quand vous remontez, il met la radio, te propose de dormir si tu veux, ajoute que ça ne l’embête pas, qu’il a l’habitude de rouler tard. Tes yeux se ferment d’eux-mêmes, hypnotisés par la fuite en arrière de la route, sa bande jaune éclairée par les phares. La taille de la cabine et sa hauteur te donnent le sentiment d’être à l’abri des accidents, porté à travers l’espace, par-delà le temps. Ton sommeil est malgré tout traversé de sursauts, à cause de ce corps d’homme, peut-être, dont ta conscience assoupie n’oublie pas la présence.

Le jour est encore loin quand vous vous garez. Tu passes le reste de la nuit dans le stationnement de l’entreprise pour laquelle travaille Lee. Il revient à l’aube avec une

carte, te montre comment regagner la grand-route pour te rendre à Delhi, heart of the

tabacco country, où se trouvent les plantations les plus fécondes de la province. Il te

souhaite bonne chance et te donne l’adresse de ses parents en Saskatchewan, au cas où.

Cornwall te paraît grande en comparaison de la paroisse d’où tu viens. Ses rues sont asphaltées : elles captent la chaleur et la font remonter jusqu’au soir, imagines-tu. Le nom te plaît, tu voudrais en connaître l’origine, savoir s’il y eut une époque où la ville était environnée de champs de maïs : des cultures si imposantes qu’elles auraient donné l’impression d’encercler la localité, d’en avoir infléchi la forme et les limites.

Les habitants de Cornwall portent des montres-bracelets, des souliers vernis ; ils marchent vite, comme si ce qui les attendait devant comptait plus que les autres passants, les objets des vitrines, que la chaleur ou les chiens. Tu es surpris de découvrir que certains d’entre eux parlent ta langue. Un frisson te parcourt : Quand pourrai-je vraiment

m’estimer hors d’atteinte ? Combien de frontières me faudra-t-il encore traverser ? te

demandes-tu. Sur le trottoir d’en face un homme se tient comme toi à l’écart, adossé au mur d’une vieille caserne transformée en édifice de bureaux. L’agitation de la ville le laisse indifférent. Ses vêtements paraissent sales ; ils tombent en lambeaux, découvrant une peau tannée, un corps entre deux âges, aux muscles durs et saillants, à la limite de la maigreur. Tu as l’impression qu’il te fixe et devine ton malaise. Ses yeux luisent d’un éclat qui te happe : tu mettrais ta main au feu qu’ils sont clairs, du même azur que les

Après avoir déambulé au hasard des rues, tu cherches un banc où t’asseoir et déjeuner d’un reste de mie trempé dans le sirop, puis tu pars en quête d’une épicerie – tu comptes y acheter un pain tranché, du fromage et quelques pommes. Tu demanderas à un commis la permission d’utiliser les toilettes et en profiteras aussi pour remplir ta gourde, te laver à la débarbouillette et changer de chandail. Il ne te restera plus ensuite qu’à repérer la route menant aux southern towns sur la carte de la province que t’a donnée Lee et à trouver le moyen de t’y rendre.

Bien que te ne portes pas de montre, tu sais qu’il n’est pas midi quand tu parviens à la Transcanadienne. Tu le devines au peu de vigueur des rayons, à l’empreinte légère qu’ils laissent sur tes paupières mi-closes, humides, d’enfant fugueur. Très vite quelqu’un s’arrête : tu expliques où tu vas ; tu ne descendras qu’une fois atteints ces fameux champs de tabac qui doivent te rendre indépendant et robuste, faire de ton corps pétri de crainte un animal de taille à rendre les coups. Tu gardes le silence sur ton âge, tes origines – sûrement commences-tu à les oublier. Le conducteur quitte l’accotement avant que tu n’aies eu le temps de mettre la ceinture. Les pneus crissent sur le gravier ; la ville aux murs jaunes, battus par le vent, disparaît dans le rétroviseur : il n’en restera bientôt qu’un halo, une lueur invisible au fond de tes prunelles.

LA PEÑITA

26 septembre

Une infection attrapée dans la mer m’empêche de me baigner depuis une semaine. Privé de cet exercice, mon corps n’arrive plus à se défaire des tensions accumulées et des courbatures causées par l’insomnie. Pour les atténuer, j’ai commencé à courir en fin de journée, un peu avant la tombée du jour, mais je ne réussis pas à garder le rythme ni à avancer en ligne droite : mes pieds glissent et s’enlisent dans le sable. Au bout de quelques mètres, mon bermuda me colle à la peau, freinant davantage mes mouvements. Ce soir, il y a des baigneurs, des femmes surtout, et quelques enfants. Elles portent des jeans raccourcis ou roulés et leurs hauts noués sous les seins, aucune n’est en maillot de bain. Elles se tiennent à l’endroit où les vagues se brisent et raclent la grève. Elles m’observent – j’ignore si c’est parce qu’elles me croisent pour la première fois ou parce que personne ne court ici. Dans leurs prunelles, je vois une fille gauche, lourde, trop pâle pour être des leurs et s’acclimater aux lieux. L’envie de les rejoindre finit quand même par me gagner. Avant-hier, je n’ai pas su résister ; il n’y a que là, dans le remous des flots, que je me détends. Aujourd’hui, c’est impossible : la pression dans mon bas-ventre, déjà difficile à supporter, risquerait d’empirer. Habituellement, je me rends jusqu’à la bouche où le río se jette dans la mer et je fais demi-tour : j’évite de traverser ces eaux qui charrient des échassiers rognés par les vautours. Sur l’autre rive, on aperçoit deux hippocampes sculptés à la cime de colonnes de plâtre : ils marquent la fin de la rue par

marché l’autre jour, j’ai dû enjamber une quinzaine de poissons dont il ne restait que la tête et une longue rangée de vertèbres translucides. Le lendemain, ils n’y étaient plus : la marée les avait emportés.

C’est perchés sur les branches d’arbres moribonds, en lisière de la plage, par bandes de trois ou quatre, que les vautours attendent le retour des marins. Je connaissais l’existence de ces oiseaux au Mexique, mais je la croyais attachée à la terre sèche et gercée des montagnes du centre, à leurs ciels trop nus pour qu’on les regarde en face. Nous savions qu’ils ne tuaient pas eux-mêmes leurs proies. Maman et toi nous aviez appris qu’ils se nourrissaient des restes d’animaux morts de soif ou écrasés par des chauffards. Ils ne m’inspiraient pas le même genre de méfiance que les dobermans et les vipères que nous rencontrions dans les allées des campings. Au lieu de me pousser à fuir, leur apparition me laissait transie. Dans mon souvenir, ils sont associés à la présence de femmes et d’enfants en bordure d’une école de campagne, le long d’une route poussiéreuse, à flanc de falaise. Ce devait être l’heure de la récréation, puisque la cour était pleine de fillettes et de garçons jouant à la marelle et au ballon, chahutant, se bousculant. Il est peu probable que j’aie pu percevoir leurs cris d’écoliers de l’intérieur du Winnebago ; il me semble pourtant les entendre, distinguer, par-delà la distance, le fracas de leur joie, un équilibre précaire sur le point de se rompre. La voiture avait surgi d’une courbe – je me la rappelle rouge, mais peut-être était-elle noire ou bleue : elle allait dévier de sa trajectoire ; celui qui la conduisait ne faisait rien pour redresser sa course ; il fonçait, les mains fermement attachées au volant, les yeux sur le terrain de jeu devant et les enfants soudain affolés. Il en avait percuté trois avant de faire marche arrière et de repartir. Les

surveillantes hurlaient, prostrées sur les corps. L’une d’elles ne voulait plus se relever, elle serrait sur sa poitrine une tête ballante. Tu étais sorti en espérant pouvoir secourir celui qui respirait toujours ; tu avais demandé s’il y avait une clinique à proximité, avais pressé les enseignantes de prévenir les parents, mais personne ne t’avait écouté et quand tu t’étais penché pour tâter une seconde fois le pouls du garçon, son cœur avait cessé de battre. Maman avait fermé les rideaux ; elle pleurait quand tu avais repris le volant. Dehors, le jour était brûlant et le sang répandu attirait des oiseaux noirs.

J’ignore si la pitié qui me gagne à l’instant où je me remémore cette scène s’adresse aux enfants renversés ou à nous qui assistions malgré nous au carnage, derrière une vitre que nous n’avions pas la force de briser. Comment savoir, quand là où il faudrait toucher des ossements, on ne trouve que des mots ?

Bien que j’évite depuis plus d’une semaine les bains de mer, ma vessie reste enflée et l’envie d’uriner ne s’apaise pas. J’aurais été sujette à ce genre d’affection petite, une sensibilité que maman attribuait aux planchers froids du bungalow où nous vivions avant de quitter le Québec. L’infection revenait périodiquement ‒ par souci d’économie, tu chauffais peu pendant les mois d’hiver ‒ et s’aggravait parfois jusqu’à la sensation de brûlure. Dans ces cas, vous m’emmeniez dans une clinique où on me prescrivait des antibiotiques. Je ne me rappelle pas avoir été malade après, à l’époque où nous nous déplacions constamment. Maman aussi a oublié. Elle ne m’a parlé que d’un incident,

Day et moi avions été les seuls touchés parmi les enfants des campeurs. Une desquamation sans démangeaison ni douleur, qui avait d’abord atteint nos paumes et la plante de nos pieds, pour se répandre ensuite à tout le corps. Nous avions regardé les doigts de maman soulever doucement la peau qui se détachait par plaques et l’arracher, les yeux fixés sur ses mains, aux gestes ralentis par l’inquiétude et l’étonnement. Elle nous avait ensuite interdit de jouer sur la plage et de nous baigner, de crainte que le sel et le soleil marins n’aggravent les choses. Les médecins consultés n’avaient pu dire de quoi nous souffrions. Il nous avait fallu passer nos derniers jours au Mexique à l’intérieur, à nous languir de la puissance et de la fraîcheur des vagues. Une fois la première couche tombée, le mal s’était résorbé de lui-même. Nous n’avions eu besoin d’aucun traitement : le derme sous la surface paraissait intact et sa pâleur était inouïe – peut-être cette mue avait-elle eu pour seule finalité de faire qu’à la veille de notre retour, nous redevenions des enfants du Nord au teint laiteux.

DELHI