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Après avoir quitté le bureau de poste, tu as, en un rien de temps, traversé le centre de Redwing : noyau gris, compact ‒ et pourtant friable ‒, en amont duquel se déploie l’aile

rouge de terres argileuses, ce sol si propice à la culture du blé, où les Amérindiens, avais-

tu lu, s’élançaient à dos de mustang derrière les troupeaux de bisons. Tu atteins très vite, aussi, le commencement du quatrième rang, qu’il te faut parcourir en entier pour accéder à celui sur lequel le père de Lee a construit sa ferme. Tu entames cette remontée avec un entrain ravivé, jusqu’à ce que tu voies poindre à l’horizon la courbe anguleuse où se rejoignent les deux chemins, leur jonction en L. Sans t’en apercevoir, tu ralentis alors la marche : une appréhension dont l’origine et le sens t’échappent sourd sous tes pas, entravant ton élan. Le soleil te paraît soudain moins bon, ses rayons pâles, indolents ; une sueur froide inonde tes aisselles. Ta bouche devient si pâteuse que tu soupçonnes la terre de ce pays d’être anormalement légère, perpétuellement sèche, de se soulever au moindre remuement des choses et de l’air ; les éléments, dont la plus infime manifestation d’ordinaire t’apaise ou t’égaie, de s’être ligués contre toi ; la nature de vouloir te vouer à l’errance, à sa solitude irrévocable. Tu poursuis malgré tout ton avancée, résolu à au moins tenter ta chance, à frapper à la porte des parents de ton ami, quitte à te voir refuser l’hospitalité, forcé de quitter le village aussi orphelin et désemparé qu’à ton arrivée. Tu ne t’arrêteras pour boire et reprendre ton souffle qu’après avoir franchi le coude du L,

toi au tournant et qui, au fur et à mesure que se précisent les contours d’un domaine que tu découvriras bientôt être celui des Bridges, s’aiguise.

Tu as peine à croire que la maison que tu as sous les yeux puisse appartenir à de simples paysans : se pourrait-il que tu aies mal lu et retranscrit les chiffres notés par Lee à l’intérieur du carton d’allumettes ? Que le plomb de leurs contours se soit brouillé au fond de ta poche, te faisant, au moment de recopier l’adresse, voir un trois et un sept, là où le camionneur avait plutôt voulu tracer un deux, un quatre ? Tu n’imaginais pas qu’on puisse grandir entre des murs d’un bleu si près de la couleur du ciel, du temps, dotés de fenêtres et de galeries à ce point nues : hautes, spacieuses, faites pour s’ouvrir au tout- venant. Tu ne peux t’empêcher de comparer la demeure des parents de ton ami à l’étroit logis au revêtement terni par la négligence et les années, aux rideaux poussiéreux, d’une étoffe trop dense pour qu’y filtre la lumière, où tu as passé ton enfance. La beauté sobre, l’élégance radieuse de la maison où Lee a vu le jour t’intimident ; tu voudrais pourtant t’en approcher, en frôler le derme frais, l’ossature aérée. Comme on doit se sentir à l’abri

du danger, de la mort même, dans un pareil foyer, songes-tu au moment où tu pénètres

LA PEÑITA

15 octobre

La pluie a cessé en fin de matinée aujourd’hui ; les nuages qui masquaient depuis quelques jours le soleil se sont aussitôt dissipés et j’ai proposé à Claire d’aller nous baigner. Nous avons mis nos maillots de bain, avons enduit nos dos, nos jambes, nos visages et nos bras d’écran solaire et nous sommes descendues à la plage, nos serviettes nouées autour de nos hanches. J’ai étendu la mienne sur le sable, près de mes chaussures, et j’ai regardé Claire se défaire de la sienne, puis s’avancer vers la rive. On aurait dit une jeune fille des années trente avec ses cheveux courts, son une-pièce d’un brun orangé et ses longues jambes laiteuses. Elle s’est immergée jusqu’aux aisselles, s’est laissée tomber vers l’arrière, jusqu’à ce que sa tête touche l’eau, avant d’offrir doucement sa gorge aux rayons. J’imaginais ses paupières closes et que l’océan se mouvait avec calme sous son corps, qu’il en épousait les courbes et la respiration. Si elle ne m’avait pas, au bout d’un moment, fait signe de venir la rejoindre, je me serais sans doute endormie les yeux ouverts, hypnotisée par le murmure des vagues et leur lent soulèvement. Au lieu de quoi j’ai rangé mes verres fumés dans mes ballerines et me suis levée pour entrer dans la mer à mon tour. Je n’ai pas pris, comme Claire, la peine de me mouiller complètement avant de plonger. Malgré une douleur lancinante à l’oreille, causée par un début d’otite, j’avais envie de nager sous la surface, à quelques centimètres du fond, là où l’eau est d’ordinaire fraîche et opaque, comme tu m’as montré à le faire il y a de cela des années. Day et moi

hommes leur identité véritable, attendant pour recouvrer une forme de poisson qu’un des leurs passe par là et leur indique le chemin du retour. Ils n’employaient leur langage naturel qu’en secret, dans les profondeurs océanes où n’osaient pas s’aventurer les autres baigneurs ; ils n’y restaient toutefois jamais longtemps, de crainte d’éveiller les soupçons.

À mon arrivée, Claire s’est retournée ; elle nage maintenant sur le ventre, en direction du large, où je la suis en apnée. Contrairement à moi, elle n’aime pas avoir la tête sous l’eau ; elle ne sait pas éviter les bouillons et préfère sauter, comme les tout-petits, par- dessus les rouleaux près du rivage ou se laisser dériver sur le dos quand l’onde le permet. À l’inverse, dès que j’entre dans une mer ou un lac, il m’est difficile de résister au besoin de mon corps de s’immerger complètement. Il me semble qu’il ne répond, dans ces instants, enfin plus de ma volonté.

Nous nous arrêtons avant que nos pieds ne puissent plus atteindre le sable du lit, bien plus lisse à cette hauteur qu’à proximité de la côte. Tandis que je plonge et replonge sous la surface, Claire s’ébroue tel un chiot, puis se met à chantonner des paroles qu’elle invente à mesure, où il est question de filles en cavale, ivres de vent salin et de lumière. Avant que nous ne nous décidions à sortir de l’eau, elle me demande si j’ai visité l’île en forme de butte, couverte de végétation, qu’on aperçoit mieux d’ici que de l’esplanade de la Villa. Je lui dis que non, que je l’attendais pour m’y rendre, et lui répète ce que m’a expliqué Martha : les embarcations pour touristes qui y conduisent se trouvent sur la plage de Guayabitos, un peu plus au sud. Nous convenons de faire le voyage avant la fin de la semaine et nous dirigeons ensuite vers nos serviettes, où nous nous allongeons le

temps de laisser sécher nos maillots. Nous resterons rarement plus de quinze ou vingt minutes ainsi exposées au soleil de la côte, trop fort pour nos peaux de nordiques en cette saison.

De retour à la casita, Claire nous verse à chacune un verre de blanc, pige un livre au hasard parmi ceux qui traînent sur la table basse et sort avec son paquet de cigarettes dans les mains ; elle a pris l’habitude de s’asseoir dans l’escalier de ciment menant à la terrasse, près de l’entrée, pour fumer. Elle ne referme d’ordinaire pas derrière elle et s’installe à quelques centimètres de la fenêtre du salon, sur le rebord de laquelle elle pose la tasse qui lui sert de cendrier, si bien que l’odeur de tabac me parvient à l’intérieur, finit par imprégner la pièce et me donner mal à la tête, comme le vin, que je bois malgré tout, sans plaisir.

Je sais que si Claire laisse la porte ouverte quand elle fume sur l’esplanade, c’est en partie parce qu’elle aimerait qu’à un moment ou à un autre je vienne m’asseoir près d’elle ; elle poserait alors le livre qu’elle lisait distraitement et nous parlerions. Elle me demanderait d’apporter le vin et nous en verserait de nouveau. Elle me raconterait les voyages qu’elle a faits avec d’autres amies, des événements de sa vie, de son enfance peut-être, que je ne connais pas et que notre après-midi à la plage ou le roman qu’elle vient de commencer lui aurait remis en mémoire. Je l’écouterais et lui confierais à mon tour des choses – des souvenirs, un rêve – auxquelles je n’aurais pas pensé en d’autres circonstances. Nous en

rentrer. Le soleil aurait depuis peu sombré derrière la colline de l’île, qui aurait l’air, pendant quelques instants, de flotter sur une mare ondoyante de sang. Je n’ignore rien de cela, mais pour une raison qui m’échappe, je n’irai pas rejoindre Claire sur la terrasse tout à l’heure ni les jours suivants.

REDWING