• Aucun résultat trouvé

12 octobre

Malgré la sinuosité du chemin et la puissance des bourrasques qui mêlent à la pluie poussière et ramilles, Juanita roule à vive allure. L’ouragan annoncé hier s’est levé au moment où nous atteignions Sayulita. À ce qu’on dit, il touchera plus durement le sud et le milieu de la côte, notamment Manzanillo et, dans une moindre mesure, Puerto Vallarta, que le nord. Guayabitos et La Peñita ne seront pas épargnées, mais le cyclone devrait, à ce stade de sa course, avoir perdu en violence et en dangerosité. Je répète à Juanita, qui tente pour la seconde fois de doubler un poids lourd dans une courbe, qu’il n’y a pas urgence et que si nous sommes en retard, mon amie attendra. Elle ne décélère pourtant pas et quitte fréquemment la route des yeux pour changer la fréquence radio ou s’enquérir de mes réactions à ce qu’elle raconte. Elle semble inconsciente du péril, des risques, qu’elle prend d’ailleurs peut-être pour rien, puisqu’il y a des chances que le vol de Claire ait été annulé et que nous rentrions bredouilles de l’aéroport. À bout de nerfs, je finis par m’exclamer que je ne tiens pas à mourir aujourd’hui, que ça peut attendre un día o dos. Elle me répond d’une voix qui se veut rassurante que tout va bien, de ne pas m’en faire, qu’elle connaît la route et que pour le reste, elle s’en remet à Guadalupe, dont l’effigie trône sur le pare-brise. L’instant d’après, nous passons à deux doigts d’entrer en collision frontale avec un camion. Cette fois, Juanita aussi frémit et retient son souffle. Elle évite ensuite les dépassements inutiles. Avant d’entrer dans Puerto Vallarta, elle compose le

fenêtres et de ne laisser sous aucun prétexte son frère s’aventurer dans la tourmente. Frôler la catastrophe lui a-t-il rappelé qu’une mère n’est pas autorisée à défier le sort quand ses enfants n’ont qu’elle au monde ?

Nous franchissons ‒ j’ai peine à le croire ‒ en un seul morceau les portes de l’aéroport. D’après le tableau d’affichage, l’avion dans lequel mon amie a pris place se posera, par chance ou miracle, comme prévu dans moins d’une heure : il sera le dernier à atterrir aujourd’hui, les vols suivants ayant tous été annulés ou reportés au lendemain en raison de l’ouragan. Soulagée, je cherche un banc où m’asseoir ‒ délestées de la tension du voyage, mes jambes flageolent sous mon poids ‒ et guetter l’apparition de Claire dans la foule des passagers qui affluent par vagues à l’entrée de la salle d’attente. Juanita échange quelques mots avec un chauffeur de taxi qu’elle semble bien connaître ‒ ils sont nombreux à sillonner le hall pour offrir aux touristes leurs services ‒, puis m’indique qu’elle nous attendra du côté des boutiques. J’acquiesce d’un signe de tête et retourne à la marée des corps qui envahit, à intervalles réguliers, le carrefour ; leurs allées et venues, le bruit de leurs pas pressés me reposent de la fuite en avant de la voiture, de l’insouciance de sa conductrice et du flot de ses paroles. Bercée par ce clapotis diffus, je ferme les yeux ; si ce n’était de la dureté de l’éclairage et du mobilier, je m’assoupirais. Mais il ne vaut mieux pas, car je devrai tout à l’heure me lever et marcher vers Claire, l’appeler, lui sourire, lui tendre les bras, lui présenter Juanita, l’aider à soulever sa valise et à la transporter jusqu’au stationnement, lui offrir à manger, à boire, la guider, dix jours durant, dans le dédale des rues terreuses, le long des plages de sable gris, sur les places et les ponts écrasés de soleil, bordés de détritus, de La Peñita. Et si j’en étais incapable ? Ou

si, pour une raison ou une autre, je ne voyais pas, au moment attendu, surgir de la houle des voyageurs et venir vers moi le visage de Claire ? Aurais-je le courage de rentrer sans elle, de parcourir à nouveau seule avec Juanita la route retorse, balayée par des vents trop forts, qui sépare l’aérogare de Puerto Vallarta de la Villa de los Angelitos ? Comment supporterais-je, après, la solitude de ma casita, la parfaite désolation des lieux en cette saison de canicule et de tempêtes ?

Quand, enfin, la silhouette de Claire émerge de la cohue et que je l’entends appeler mon nom, l’anxiété se dissipe, fait place à l’apaisement, puis à une joie fébrile, au bord des pleurs. Je me précipite vers elle, l’extirpe de la file, l’enlace. Elle semble contente de me voir, mais son accolade est dénuée de vigueur ; je la trouve blême, amaigrie, me demande si elle n’est pas près de s’effondrer elle aussi. Elle m’explique qu’elle a passé la nuit précédant son départ au CLSC à finaliser des rapports et qu’elle n’a pu terminer ses bagages qu’à l’aube, qu’elle a craint, jusqu’à la fin, de ne pas y arriver et que l’avion décolle avant qu’elle n’y soit montée. Ces détails me rappellent que la vie que je mène ici m’est seulement prêtée et que je devrai, comme Claire, tôt ou tard réintégrer la mienne, dans laquelle écrire, se pencher sur hier, ne serait-ce qu’une heure, est un luxe, du temps

volé, toujours, au reste : au travail, aux gens qu’il faut soigner, parfois guider, aimer

aussi, aux proches, à soi de même. Dans cette existence, que j’ai pourtant choisie, je ne suis pas romancière, mais infirmière : ce sont les vivants, leur corps surtout, qui occupent mes jours, rarement les spectres, et les mots encore moins.

Claire s’informe du temps qu’il fait dehors, de l’humidité de la casita ; elle s’inquiète de ne pouvoir supporter la chaleur en l’absence d’air climatisé. Je la rassure, lui explique qu’aux lendemains d’un ouragan, la température chute habituellement de plusieurs degrés et que nous devrions, au moins les premiers jours, être bien à l’intérieur. Nous nous arrêtons de parler, je la considère à nouveau : ses cheveux sont plus courts que la dernière fois que nous nous sommes vues, ce qui fait ressortir ses yeux ‒ le brun clair des iris ‒ et donne à ses traits une finesse juvénile ; elle porte des vêtements flottants, un chemisier gris à motifs floraux, une longue jupe pourpre tirant sur le noir, qui accentuent sa minceur et la pâleur inhabituelle de son teint. Elle aussi m’observe, remarque les cernes sous les taches de son que l’exposition répétée au soleil des côtes a fait éclore, puis brunir. Je lui dis que ce n’est rien, qu’un léger déficit de sommeil dû à la canicule des dernières semaines et au manque de compagnie. Avant d’aller rejoindre Juanita, nous échangeons encore des phrases banales, sur ses clients, les familles dont on lui a confié le sort, la beauté d’octobre dans les rues de Sherbrooke, le rouge des feuilles ; nous évoquons la mer également – toute proche, en proie au cyclone –, sa rencontre prochaine de Martha, le repas du soir que nous prendrons face au couchant, sur le balcon, et d’autres choses dont nous nous émerveillerons ensemble bientôt.

REDWING