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Tu espères être pris par une van cette fois, traverser les lignes ontariennes avant demain. Tu glisses une main dans la poche de ton jeans où tu gardes l’argent de la vente des outils et des vieilles machines dont avaient voulu se débarrasser les amis de ton père ; tu te réjouis de n’avoir pas eu à dépenser un seul billet depuis ton départ, ni à te servir du canif. Tu t’assures qu’il est toujours en place ; son contact fait remonter à tes lèvres le goût du sang après les coups, sa texture de métal fondu.

C’est une femme qui s’arrête. Elle ne ressemble pas à tes sœurs et tes tantes, encore moins à ta mère : elle a l’air fine, rieuse. Elle porte des vêtements colorés qui effleurent ses formes sans les épouser ; un lacet de cuir pâle enserre son poignet droit. Si ce n’était des cheveux roux, tu l’aurais prise pour une Amérindienne. À elle, tu ne caches ni ton âge ni la raison de ta fugue. Tu parles comme s’il s’agissait de confier une chose en toi plus précieuse que la vie. Elle dit qu’elle comprend, puis se met à fredonner une chanson au sujet d’un adolescent aux yeux bleus, en quelque sorte orphelin, qui aurait vu mourir des

océans ; saigner les branches d’arbres calcinés ; se pencher, sur des bêtes laissées pour mortes, des enfants sans nulle part où aller, où s’abriter des pluies dures de novembre. Tu

l’écouterais sans fin, mais elle s’interrompt et demande si c’est la première fois que tu longes la côte, le fleuve. Tu fais signe que oui. Elle dit qu’elle, elle ne s’est habituée ni à son immensité ni à sa splendeur. Le trajet se poursuit en silence, jusqu'à l’entrée de la ville où elle se rend pour visiter une tante. Tu la quittes à regret, persuadé qu’il n’existe

pas de femme plus belle. Tu fais le vœu de la croiser ailleurs, plus tard, quand tu seras devenu séduisant et riche. Tu attends, avant de lever de nouveau le pouce, que remonte en toi ce chant d’un fils banni du Minnesota, capable de voir, à travers le noir des forêts,

la brume des montagnes, se lever l’arc-en-ciel après l’orage. Puis tu te mets en marche

LA PEÑITA

17 septembre

Les choses ne se passent pas comme je l’aurais souhaité. Je n’ai pas écrit une ligne qui vaille depuis mon arrivée. Je ne parviens pas non plus vraiment à lire ni à me réjouir d’être là, d’avoir tous les matins sous les yeux la mer de mon enfance. Je me sens loin, de jour en jour plus étrangère : peut-être n’aurais-je pas dû venir seule, nourrir l’espoir de reconnaître.

La chaleur m’empêche de dormir : les draps collent à mon corps la nuit, l’air est si lourd, certains soirs, qu’au bout d’un moment, je dois descendre me rafraîchir sous la douche. Les insectes pullulent, comme s’ils attendaient l’obscurité pour sortir de leur nid et se faufiler à l’intérieur. Ils entrent par les trous percés dans les murs blancs de la maison, conçus pour laisser filtrer la pluie et le vent des orages. Je les entends ramper au sol, voler dans la cage d’escalier. Je ne me couche jamais sans avoir inspecté la chambre une sandale à la main ni m’être assurée de l’étanchéité du filet au-dessus de ma tête ; avant que Martha ne l’installe, il m’arrivait d’être réveillée par un cafard courant sur mon ventre ou ma main. Au moindre bruit ou frémissement de mes muscles, je me lève et fais une énième fois le tour de la pièce. Si je n’avais pas à ce point peur de mourir quand je ferme les yeux, je doublerais ma dose de somnifères.

Les matins où la lumière est douce et l’humidité supportable, je reste deux ou trois heures assise devant l’écran à tenter d’écrire. Je parcours les notes prises la veille et le mois

précédent à Mexico, puis j’inscris d’autres mots sur la page, fragments de phrases desquels j’aimerais parvenir à extraire une scène juste, l’amorce d’un récit qui viendrait à bout de mon amnésie ; il faudrait pour cela que j’aie au moins le courage de revoir, sinon d’imaginer.

Bien que tu m’aies confirmé son existence, il m’arrive d’oublier le camping dont m’a parlé Martha ou de me demander si je ne l’ai pas inventé. Je n’aurais qu’à traverser les rochers noirs à l’extrémité nord du village pour l’atteindre, selon toi. Tu ne mentionnes pas la propriété au sommet, où se trouve ma casita, dans ton courriel : peut-être n’avait- elle pas été construite à l’époque. La plage où tu jouais avec Day et moi était blanche et ses vagues hautes limpides, dis-tu. Des poissons aux écailles jaunes y couraient parfois : tout en les craignant, nous les trouvions beaux. J’essaie de voir avec tes yeux, d’ajuster mon regard au tien, mais les eaux où je me baigne restent brouillées. Je les croyais souillées par les rivières verdâtres qui s’y déversent, les ordures qu’emportent les marées, avant qu’on ne me parle des volcans éteints au fond du Pacifique et de leurs cendres dispersées. Je descends presque tous les jours à la mer. Je pose mes verres fumés et les clés de la Villa dans mes ballerines que je dissimule sous une serviette avant d’entrer dans l’eau grise. Je m’habitue peu à peu à son opacité, sa pesanteur. De temps à autre, des pères viennent avec leurs enfants : ils plongent tout habillés – on dirait des chiots. Ces après-midi-là, je nage longtemps ; j’oublie que je suis orpheline.

ONTARIO