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Le Grand Theatre t’impressionne : il compte trois salles présentant chacune un film différent ; son hall est aussi vaste que celui de l’hôtel où tu travailles et son plancher noir si bien entretenu que tu peux y contempler ton visage comme dans un étang. Les quelques marches qui mènent au guichet sont couvertes d’un épais tapis bordeaux sur lequel tes chaussures se posent sans bruit. Les projections ne débutent que dans une quarantaine de minutes et tu es pour le moment le seul client de l’endroit. Bien qu’il donne le vertige, le silence feutré des lieux ne te déplaît pas ; il te rappelle ces matins de fin d’automne où la brume tarde à se dissiper dans les champs. Tu n’avais jamais mis les pieds dans un cinéma auparavant ; l’idée ne te serait pas venue si ton collègue du Sandman n’avait pas parlé de ce film, Cool Hand Luke, dans lequel Paul Newman interprète un prisonnier rebelle que ses compagnons d’infortune érigent en héros parce qu’il est prêt à tout, y compris à risquer sa vie, pour retrouver la liberté. Si tu devenais acteur, c’est le genre de rôle que tu voudrais te voir confier – tu n’aimerais pas incarner un gardien ou le directeur du pénitencier, encore moins un détenu quelconque –, avais-tu pensé en écoutant George décrire les ruses qu’invente Luke pour déjouer ses geôliers. Tu flânes un peu avant de prendre ton billet : sans doute espères-tu que le guichetier remarque ton pantalon et tes bottes usés, passés de mode, ton air égaré, et qu’il t’offre une place ou un prix, mais il ne semble pas disposé à accorder ce genre de faveur ni assez

l’éclairage tamisé ne te permet pas de distinguer la couleur des fauteuils, seulement qu’ils sont disposés en croissant et que des tentures de velours masquent l’écran. Elles te rappellent le spectacle auquel avait participé Anne en dixième année. Au lever du rideau, elle était seule sur scène. Elle portait une perruque sombre et avait le visage maquillé ; elle marchait au clair de lune vers un boisé – tu ne l’avais pas reconnue. Elle interprétait une jeune fille fantasque qu’on soupçonnait de sorcellerie et d’avoir une influence malsaine sur ses camarades. Elle jouait bien, tellement que dans les heures qui avaient suivi la représentation, tu n’arrivais plus à voir ta sœur dans l’adolescente que vous aviez ramenée à la maison. Tu t’étais tenu à distance quelque temps : qu’on puisse se prêter avec autant d’aisance au jeu des métamorphoses, y soumettre aussi bien ses traits que sa voix, avait éveillé ta méfiance. Le rire si spontané d’Anne et sa blondeur avaient cependant fini par estomper le souvenir de la sorcière, qui avait dès lors cessé de te hanter.

La plupart de ceux qui entrent après toi sont en couple. Quelques-uns profitent de la pénombre pour se rapprocher et s’embrasser. Tu hésites à t’asseoir : le centre de la salle serait l’emplacement idéal ; ce qui t’inquiète, ce sont les autres, leurs yeux dans ton dos pendant la projection. Tu optes finalement pour une place plus sûre au milieu de la dernière rangée. Les veilleuses s’éteignent et les premières images apparaissent ; elles montrent un homme seul – ivre, au rire franc, aux yeux très bleus – s’amusant à étêter des parcomètres sur un boulevard désert à l’approche du jour. Il n’oppose pas de résistance aux policiers qui l’arrêtent. Leurs ordres n’entament pas sa bonne humeur ; c’est à croire que rien ne peut le contraindre. Il écope malgré tout de deux ans de réclusion et de

travaux forcés dans un camp du Sud des États-Unis. L’action se déroule durant la saison chaude, dans une région aride ; les prisonniers ont pour tâche d’ouvrir une route. La plupart se méfient du nouvel arrivant : son détachement paraît suspect et sera mis à rude épreuve. Mais Luke relève l’un après l’autre les défis qu’on lui tend tels des pièges. Il va jusqu’à tenter quelques évasions ; il est le seul à en avoir le cran. Aussi ses camarades en viennent-ils à voir en lui une espèce de sauveur, l’élu qui les affranchira de la peur, la

honte. Un jour, la mère de Luke lui rend visite en prison : elle se sait mourante et veut lui

dire qu’il ne la retrouvera pas à sa sortie. C’est John, le cadet, qui l’a conduite jusqu’à lui,

Lucas, le faux prodigue, le préféré. Elle a fait le voyage étendue sur un vieux matelas

posé à même la boîte du camion. Elle est trop faible pour se lever quand son fils la rejoint. Il sait que c’est elle avant de l’apercevoir : il le devine au son rauque du souffle, à l’odeur de tabac refroidi qui émane du véhicule, dans laquelle il reconnaît comme un goût de peau, sa peau à elle, Arletta. Cette femme est l’antithèse de ta mère, songes-tu : son corps est plein, il semble chaud, pareil à sa voix profonde, si peu cassante. Comment a-t- elle su, demande Luke : il ne s’attendait pas à ça, ces retrouvailles dans la cour d’une

prison. Arletta répond que c’est cette fille, Helen, qui le lui a appris et que John a cherché

ensuite où on l’avait emmené, dans quel État, quel pénitencier. Elle ajoute qu’elle avait imaginé autre chose, une vie meilleure, plus douce, pour ses garçons : il était doué, il aurait pu obtenir cet emploi au journal, gravir les échelons, rencontrer une femme qu’il aurait aimée suffisamment pour l’épouser et fonder avec elle une famille. Elle, elle aurait vieilli entourée d’une bande d’enfants turbulents et serait partie tranquille, peut-être

non plus. Elle croit que c’est faux, qu’une mère est forcément coupable, avoue qu’il lui arrive de penser que sa vie – la leur aussi sans doute – eût été moins pénible si elle avait pu suivre l’exemple des chiennes : un beau matin, elle se serait éveillée ignorante, inapte à reconnaître le fruit de ses propres entrailles. John et lui seraient devenus des étrangers pour elle ; elle n’aurait plus espéré ni souffert pour quiconque. Ils parlent bas, sans se toucher – les autres sont là, tout près, le gardien veille –, se disent Luke et Arletta, jamais

son ni mommy, puis ils se taisent soudain. Le temps qui leur était alloué pour la visite sera

bientôt écoulé. Ils ont le soleil dans les yeux ; ils se demandent comment reprendre sans le casser le fil d’une telle conversation, comment se dire qu’ils s’aiment et se pardonnent dans cet endroit qui n’est pas un foyer, qui ne ressemble à rien vraiment et qui respire la haine, la peur. Il leur faudrait garder le silence longtemps, poser leurs mains sur le visage l’un de l’autre, pleurer aussi. Mais il est trop tard pour ça, maintenant, et ils se contentent de murmurer : So long, Arletta, take care. / You know it, kid.

Quand Luke retourne vers ses camarades et que son frère John reprend le volant du camion, le chemin de la maison où ira s’éteindre leur mère, tu fonds en larmes. Est-ce sur le sort du héros ou le tien que tu te lamentes ? Toi-même ne saurais le dire.

Dans les jours qui suivent la visite de sa mère, Luke tente sa première évasion. Il s’échappe avec la complicité des autres par un trou taillé dans le plancher de bois du dortoir. Il réussit à semer les chiens des gardes ; on ne le repère qu’au bout de quelques semaines, à plusieurs centaines de kilomètres du camp, au volant d’une voiture volée. La punition qu’on lui inflige à son retour ne l’empêche pas de recommencer. La troisième

fois, il refuse de se rendre et un policier lui tire dessus. Quand le film se termine, on ignore s’il survivra à sa blessure ; on se demande de toute façon comment il pourrait, après ça, trouver encore le courage de fuir.

Ces scènes, tu ne les verras pas, tu te seras rué hors de la salle avant ; si tu étais resté, tu t’en serais pris au premier spectateur : tu l’aurais traîné à la pointe du canif jusqu’au guichet, sommé de voler pour toi tout le contenu de la caisse. Tu ne serais pas ensuite retourné au Sandman chercher tes affaires. Tu aurais marché à travers la ville, et peut-être aurais-tu découvert une issue, quelque échappée vers les Territoires du Nord-Ouest ou les canyons creusés par les eaux du Colorado.

LA PEÑITA

30 octobre

Martha ne pourra être présente le jour de mon départ, elle accompagne Leja et Aida chez le médecin pour un examen de routine ; nous nous ferons nos adieux ce matin. Je l’ai invitée à déjeuner. Elle arrive avec une demi-heure de retard, un bouquet de fleurs dans les bras. Elle les a cueillies elle-même, en chemin, précise-t-elle. On dirait des oiseaux du paradis ; j’ignorais qu’on trouvait ce genre de plante à l’état sauvage dans la région. Martha porte une robe de coton clair, unie, des sandales crème que je ne lui connais pas. Tandis que je mets la table, elle sort d’une armoire un vase qu’elle emplit aux trois quarts d’eau avant d’y glisser une à une les tiges. Elle parle de ses petits-enfants, de la venue prochaine des touristes et de Ruth, sa patronne ; elle paraît légère, joyeuse. Je regrette soudain mon empressement à quitter le Mexique, d’avoir arrêté la date de mon retour – le plumage coloré des strelitzias n’aura pas même commencé à se faner quand je monterai à bord du taxi qui me conduira à la gare du centre, après avoir inspecté une énième fois le contenu de mes valises pour m’assurer que rien d’essentiel n’a été oublié ou perdu dans la

casita : j’aurais pu prendre un billet ouvert, attendre, à tout le moins, l’arrivée de la

propriétaire avant de décider. Sa présence m’aurait apaisée et persuadée de rester quelques jours de plus ; c’est probable, mais je ne parviens pas à m’en convaincre. Le sentiment d’être ici en danger imminent de mort est trop fort ; il l’emporte sur le reste désormais : sur l’émoi spontané que j’éprouve lorsque je regarde, du balcon de ma chambre ou de la terrasse de la Villa, la mer se soulever, avec chaque fois la même sincérité, le même inflexible élan de colère ou de joie, élan semblable à celui qui

naturellement me porte vers les habitants de La Peñita : la profondeur de leur teint, leurs yeux, les mots inconnus qu’ils prononcent, leur manière de se tenir, assis ou debout, une épaule appuyée au chambranle, sur le seuil de leur maison, de ne rien faire d’autre parfois, de vous parler comme à un parent, un lointain cousin, d’appeler leurs enfants, de rire quand ils tombent, puis de les hisser jusqu’à eux, les embrasser, les laisser filer à nouveau, revenir les poches pleines de goyaves et de cailloux poussiéreux, de se taquiner à tout propos les uns les autres, de promettre, deux fois plutôt qu’une, ce qu’ils ne peuvent donner puisqu’ils n’ont rien. J’eusse aimé m’approcher davantage, apprendre à les connaître, les côtoyer vraiment. Je le confierais à Martha si je maîtrisais mieux les nuances de sa langue : je n’aurais plus pour elle de secrets.

Je remercie Martha pour les fleurs, qu’elle a posées sur le rebord de la fenêtre du salon, bien en vue, et l’invite à prendre place à table. En servant les crêpes, je m’aperçois que la dentelle de leurs bords a séché : elle s’effrite sous nos doigts quand nous les enroulons ; je les aurai préparées trop tôt, laissées plus de temps qu’il n’eût fallu sur la grille du four pour qu’elles conservent leur chaleur. Je voulais que tout soit prêt au moment où Martha entrerait, que nous n’ayons plus qu’à nous asseoir et parler, qu’à savourer la pâte chaude et souple, le sirop d’érable rapporté par Claire. J’ignorais comment occuper autrement les minutes précédant ce rendez-vous et calmer mon anxiété. Martha semble prendre malgré tout plaisir au repas : elle mastique lentement, fait une pause entre chaque bouchée, me complimente, sourit. J’ajuste mon rythme au sien : nous cherchons nos phrases – le ton,

que nous parvenions à le rompre ; il dure, nous en souffrons un peu – comme d’un élancement, une raréfaction soudaine de l’air –, puis il se dissipe et nous l’oublions.

Avant de me quitter, Martha s’informe de l’heure de mon vol ; elle veut savoir si on m’attendra à l’aéroport, si quelqu’un y aura pensé. Elle demande aussi ce que je ferai en rentrant, si je terminerai mon récit ou si je recommencerai tout de suite à soigner les gens au CLSC. Je lui dis que, pour le moment, personne d’autre que Claire n’a été prévenu que j’écourte mon voyage et qu’en ce qui concerne le reste, je ne sais pas. La vérité est que je doute de parvenir à faire quoi que ce soit des notes éparses que j’ai prises pendant mon séjour et que je n’ai pas non plus l’assurance de réussir à surmonter la fatigue qui me mine, semble vouloir s’installer à demeure, pour reprendre, tel que convenu, le travail en décembre. Je raccompagne Martha jusqu’à l’entrée de la Villa. Nous ouvrons la grille censée préserver l’intimité des lieux, nous avançons hors de la propriété, sur le chemin de terre menant au village – c’est ici qu’il se termine, à deux pas de la plage qui demeure invisible derrière les arbustes et les pierres du vieux cementerio. Nous échangeons nos adresses postales – Martha n’a pas de courriel – et promettons de nous écrire. Nous restons un moment l’une face à l’autre, nous souriant bêtement, puis nous nous répétons des paroles auxquelles nous nous efforçons de donner l’accent d’un banal au revoir. En regardant s’éloigner la menue silhouette de Martha, je me demande ce que signifie réellement revenir, rentrer chez soi. J’essaie d’imaginer à quoi ressemblera mon retour : pour la première fois, je me surprends à l’entrevoir autrement que comme un échec. Je songe que je retrouverai mon appartement près de la montagne – ses étagères de livres, ses fenêtres à carreaux, par où ne filtrent ni les bestioles ni le froid, rien que le feulement

sourd des vents de novembre certains après-midi, leur clarté oblique –, d’autres endroits qui me sont familiers, les visages qui m’ont manqué. Dans la vie que je mène au Québec également, j’avance à tâtons, mais je ne suis pas, au contraire de la plupart des êtres dont j’ai croisé ici la route, démunie. Si Martha n’avait pas été au rendez-vous, m’en serais-je souvenue ?

MARATHON