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Te voilà à nouveau attablé au comptoir du Lenora’s, derrière lequel Leny s’active sans te quitter longtemps des yeux. L’étincelle de malice qui luit au fond de ses iris lorsqu’elle les pose sur toi te réchauffe le sang autant, sinon plus, que le cheeseburger frites qu’elle t’a servi et que tu auras bientôt fini d’engloutir. Tu craignais qu’elle ne t’ait oublié et ne te reconnaisse pas quand tu franchirais la porte du restaurant, d’avoir à lui rappeler ton premier passage et ton nom, mais sa voix t’a hélé – look who’s coming : isn’t it Ryan, the

lonesome traveller – aussitôt qu’elle t’a vu t’avancer vers elle. Where have you been all this time, sweety ?, s’est-elle enquise en te tendant le menu. Tu as énuméré quelques

endroits, en passant sous silence Redwing et les Bridges, puis tu as fouillé dans le sac de toile, déniché dans un surplus d’armée quelques jours avant ton départ de Calgary, que tu portes en bandoulière, pour en sortir une photo prise au Sandman Hotel. Leny a sifflé et haussé les sourcils, admirative, en s’emparant du polaroïd. On t’y voit debout, une main posée sur le manche d’un fût à bière, l’autre tenant le verre dans lequel s’écoule le liquide houblonné. Tu fixes l’objectif en souriant à demi, la tête légèrement rejetée vers l’arrière. Les boucles de tes cheveux, que tu as laissés s’allonger, effleurent le col de ta chemise entrouverte. La pose te donne l’air décontracté et sûr de toi, un rien suffisant. Tu racontes à Leny comment tu as obtenu cet emploi de barman, puis gravi, en un mois à peine, les échelons pour te retrouver au bout du compte manager du bistro. Le patron t’aurait même proposé de devenir son associé pour t’inciter à rester quand il a su que tu prévoyais partir en Floride vers la mi-décembre. Il aurait tenté de te convaincre en plaidant qu’il serait

toujours temps pour toi d’aller à la mer, tandis qu’une offre comme la sienne ne risquait pas de se présenter deux fois. Nothing’s worth a new scenery, moving on, lui aurais-tu répliqué. Il t’aurait souhaité bonne chance et fait comprendre qu’il espérait qu’il y ait encore une place pour toi dans le staff de l’hôtel si tu décidais de revenir un jour à Calgary. Leny a écouté ton récit sans l’interrompre, sinon par quelques are you kidding

Ryan; isn’t it marvellous, guys ?, qu’elle adressait autant à toi qu’aux ouvriers attablés

devant elle, faisant fi de leur apathie coutumière – ces hommes ne partageaient manifestement pas, comme elle, ton enthousiasme et ta fierté. And now what ?, demande- t-elle en posant devant toi une généreuse part de plum pudding. Tu la remercies, puis tu relates, entre deux bouchées, ta conversation de la veille avec Nick, le cueilleur d’oranges dont elle t’avait parlé à ta première visite. Il t’a donné rendez-vous dans le stationnement du restaurant à huit heures tapantes demain matin, dis-tu. Vous vous mettrez en route dès qu’il aura rempli d’essence le réservoir du camion et parcourrez d’une traite les quelque deux mille huit cents kilomètres qui séparent Marathon d’Orlando. Il conduira le jour et te laissera le volant la nuit, aux heures où les routes sont désertes, puisque tu n’as pas de permis ; il juge inutile que vous courriez le risque de vous faire prendre par les flics. Leny paraît contente que son ami ait accepté de t’emmener avec lui. Elle pense que tu peux avoir confiance, précise que Nick est tough, but honest. A smart guy, just like someone

else I know, ajoute-t-elle en t’adressant un clin d’œil. Si elle n’avait pas le double de ton

âge et que cela ne te gênait pas tant, tu l’embrasserais, après lui avoir offert, en guise de présent d’adieu, la carte représentant un pommier en fleurs que tu as volée à Redwing,

Tu n’imaginais pas Nick aussi vieux et négligé. Il doit bien avoir quarante ans, songes-tu. Il ne porte pas de manteau – il l’aura jeté sur le siège arrière avant de prendre le volant –, ses vêtements sentent la sueur, ils sont froissés ; un pan de sa chemise sort de son pantalon. La main qu’il te tend en marmonnant ton prénom est moite ; elle te paraît robuste en comparaison de la tienne, râpeuse aussi, comme semblent également l’être son menton et ses joues qu’une barbe forte et mal entretenue a noircis. Tu ne serais pas étonné de déceler tantôt une odeur de cigare, voire d’alcool – les relents d’une fête qui a commencé tard et trop duré – dans son haleine. Il te rappelle quelqu’un, le vieux coyote hirsute, amaigri, que tes frères avaient lapidé à mort un hiver, après l’avoir entraîné dans l’ancien poulailler, pour se faire la main, avaient-ils claironné, aiguiser leurs propres instincts de prédateur. Tu aurais voulu le défendre, leur dire qu’il ne servait à rien de tuer une bête qui n’arrivait même plus à piéger les écureuils, mais c’est à toi qu’on s’en serait pris alors. Au lieu de lancer la pierre qu’on avait posée au creux de ta paume, tu avais fermé les yeux. Tu n’avais pas trouvé le courage de t’enfuir ni osé mettre les doigts dans tes oreilles pour éviter d’entendre les gémissements de l’animal se mêler aux cris que poussaient tes frères. Le corps de Nick est celui d’un chasseur usé, un loup privé de

meute qui n’a pas dit son dernier mot, penses-tu en grimpant, comme il t’invite à le faire,

sur le siège du passager. Il démarre aussitôt ; vous ferez le plein dans la ville voisine finalement, puis à nouveau avant de traverser les lignes. Ton compagnon de voyage allume la radio – il est évident qu’il n’a pas la moindre envie de fraterniser –, s’arrête sur une chaîne qui diffuse du country folk ; tu as une dernière pensée pour Leny quand il entonne : Through this world of toil and snares, / If I falter, Lord, who cares? / Who with

LA PEÑITA

1er novembre

Je me suis décidée hier à visiter le camping auquel il n’est possible d’accéder, en cette saison morte, qu’en passant par la plage qui se trouve de l’autre côté des rochers que surplombe la Villa. L’endroit était désert, jonché de fruits trop mûrs et d’écorces friables ; à leur dispersion soudaine, on devinait la présence d’iguanes ou d’autres créatures rampantes aux aguets, à moins qu’il ne se fût agi de spectres que mon intrusion dans le domaine endormi venait d’éveiller et tourmentait ? Je me dirigeai d’abord vers les bâtiments administratifs et ce qui ressemblait à des vestiaires jumeaux, dont les murs turquoise et fuchsia étaient décorés de personnages aux figures naïves manifestement dessinés à l’intention des enfants. En les contournant, on découvrait des piscines de taille et de profondeur différentes : elles avaient été vidées et leurs fonds bleus étaient tapissés de branchages et de feuilles de palmiers, débris laissés par les ouragans, sans doute ; ils étaient fissurés et semblaient n’avoir pas été repeints depuis l’époque où nous avions fréquenté le site. Était-ce dans l’une d’elles que Day avait sauté à deux ans et failli se noyer ? Je me souviens de l’accident et d’avoir crié à l’aide, de la dame qui avait secouru mon frère. Elle lisait près du bassin, en robe longue, le visage protégé du soleil par un chapeau au large bord. Sa réaction avait été immédiate. Après avoir sorti Day de l’eau, elle m’avait prise dans ses bras et nous avions émis le même gémissement étouffé. Cet événement est gravé dans ma mémoire, mais rien ne garantit qu’il se soit produit ici. Il

d’Aguascalientes, où nous avons également séjourné ; on y trouve, m’as-tu dit, des sources thermales aux propriétés curatives mythiques.

Bien que l’absence de verrou sur la porte du vestiaire des dames m’invitât à croire qu’il eût été aisé d’y entrer, je n’osai pas m’y aventurer : un vagabond aurait pu y avoir élu domicile en attendant le retour des vacanciers. Je choisis plutôt d’explorer les différentes aires de campement pour m’apercevoir que le terrain était construit en escalier et que les sites les plus en hauteur se terminaient par un muret au-dessus duquel il était possible de contempler la baie dans toute son étendue, jusqu’à son ultime tournant, au bout duquel s’élevaient les montagnes, aux contours assombris par la distance, de la Sierra madre – nous aurions, d’après ce que tu m’as raconté, eu l’habitude de marcher ensemble le long de cette plage en croissant quand je rentrais de la maternelle du village. En me penchant sur le rempart pour mieux observer la vue, je réalisai qu’une des diapositives du voyage que j’avais glissées dans mes valises avant de partir avait été prise à cet endroit. Le panorama était en tous points identique. Il était de plus bordé des mêmes buissons à fleurs rouges qui, sur la photo, avaient rendu le parapet devant lequel nous nous tenions, mon frère et moi, invisible. Nous faisons dos au paysage qui s’étend derrière les arbustes. Day a tourné la tête vers moi, il me regarde. Ses cheveux courts ondulent légèrement autour de ses lobes et sur ses tempes, ils ont beaucoup pâli. Les miens sont à peine plus foncés ; on les dirait retenus par un cerceau derrière mon crâne. Mon frère ne porte qu’un bermuda, si bien qu’on peut voir ses bras et son ventre potelés de tout jeune enfant, sa peau souple et dorée. Moi, j’ai revêtu une robe sans manches, d’un rose pastel, une de ces robes mexicaines bordées, à l’encolure, d’un élastique qui permet de laisser à découvert la

rondeur des épaules. Je me rappelle avoir particulièrement aimé cette robe. J’ai dans les bras une poupée Barbie et un canard de plastique, un objet décoloré qui accusait le passage des ans et dont je ne garde pas le souvenir. Je tiens ces jouets haut, serrés contre ma poitrine ; j’ai penché la joue vers eux comme si je craignais qu’on ne me les arrache sans prévenir et de me trouver soudain privée du réconfort de leur contact. J’ai l’air triste et inquiet, en proie à un sentiment d’abandon si vertigineux que même le sourire de Day ne parvient pas à l’apaiser. Celui de vous deux qui avait voulu immortaliser cet instant avait-il perçu ce désarroi, ou était-il lui-même trop absorbé par le sien ? Au moment de m’éloigner, je constatai que les numéros attribués à ces emplacements haut perchés avaient été inscrits sur la pierre plane des dalles qui en délimitaient les contours, à même le sol ; ils semblaient avoir été tracés à main levée, au pinceau, dans des teintes qui évoquaient l’émeraude des mers du Sud – celles qu’on aperçoit sur les brochures pour touristes – et les flammes ondoyantes de feux de joie. Ils n’avaient apparemment rien perdu de leur lustre initial. J’eusse voulu pouvoir dire lequel de ces terrains nous avions occupé il y a trente ans, savoir si, à ma place, tu te serais souvenu. J’étais émue de me trouver là, à l’endroit précis où nous nous étions tenus autrefois, face au même horizon. Les revenants que j’avais espéré croiser restaient cependant hors d’atteinte. Il eût fallu pour les étreindre des réminiscences plus certaines. Les miennes demeuraient vagues, inaptes à m’apporter l’assurance que nous avions, comme tu le prétends dans tes lettres, connu ici des jours heureux.

casita. Sur le chemin du retour, je songeai que nous étions le 31 du mois, le jour où on se

souvient ici des angelitos, les petits disparus, et où on garnit leurs tombes de roses d’Inde et de pain sucré, pour leur rappeler qu’on les a aimés, sans doute, et que la vie peut être bonne ; je regrettai de n’avoir rien apporté que j’eusse pu laisser derrière moi – quelques vers, les mots d’une chanson, le minuscule caillou que m’avait offert le fils d’Adam à mon arrivée –, au pied du mur devant lequel je m’étais tenue enfant. Je me rappelai ensuite la conversation que nous avions eue, toi et moi, la veille de mon départ pour Mexico. Je t’avais téléphoné pour que tu me parles de l’époque où nous vivions sur les routes. J’espérais que tu te souviendrais des endroits où nous avions séjourné au Mexique, accepterais de m’en fournir les noms. J’avais noté les indications que tu me donnais d’une main fébrile, dans un carnet similaire à celui qui t’avait appartenu – où tu avais toi-même dû inscrire des trajets, les coordonnées de sites, de villages – et que j’avais entrevu chez ton frère le jour où je m’y étais rendue pour récupérer nos diapositives de voyage. Nous avions ensuite parlé de Day – des études qu’il faisait, de sa passion des cimes enneigées –, puis tu avais dit que tu n’étais pas venu au monde le jour de ta naissance, seulement quand tu nous avais pour la première fois, l’un et l’autre, tenus contre toi. Ta voix au bout du fil s’était cassée, avait répété combien tu étais fatigué de vivre ainsi, privé des tiens, d’être devenu pour tes propres enfants un étranger. Je n’avais pas su quoi répondre, avec quels mots te consoler. Ceux que tu attendais, j’étais incapable de les prononcer : j’avais depuis longtemps perdu l’élan – la foi – qu’il m’eût fallu pour te les adresser. Nous nous étions dit au revoir : il commençait à se faire tard de mon côté du globe et le jour se levait pour toi sur les eaux turquoise du golfe du Siam.

De retour à la Villa, j’entrepris de rassembler les menus objets que j’avais, au fil des semaines, dispersés dans la casita : les livres d’abord, puis les vêtements, les bracelets et le sac à broderies florales – aux teintes riches, joyeuses – que Claire m’avait convaincue d’acheter l’après-midi où nous avions parcouru les quelques boutiques du centre, les disques qu’elle m’avait prêtés aussi, pensant peut-être qu’ils m’aideraient à tuer le temps quand je me serais faite à l’idée qu’écrire était ici pour moi hors de portée. Je fus un instant tentée d’abandonner ces choses derrière moi. Pourquoi, d’ailleurs, ne m’étais-je pas délestée en chemin des livres lus, des robes trop belles dans lesquelles je n’avais pu me décider à paraître, de la paire d’espadrilles que les trottoirs de Mexico avaient achevé de rendre inutilisables ? L’envie de garder de la Villa un souvenir vierge – que lui soient rendus, avec mon départ, sa nudité et son silence ; que Martha n’ait pas à effacer les traces de ma présence pour ceux qui viendraient ensuite – l’emporta cependant et je renonçai très vite à ce projet. Je fis mes bagages le soir même, après avoir nettoyé le frigo et rangé la cuisine. Je ne laissai sorti que ce dont j’aurais besoin pour le voyage : le tricot et le jeans de lin que j’avais prévu porter ; mes ballerines, le foulard qui ne me quittait pas, dont je finirais tôt ou tard, pour me prémunir contre le froid ou l’insistance d’un regard, par me couvrir ; le carnet dans lequel j’avais noté les premiers mots d’une histoire lointaine, sans fond, d’amour impossible, où j’avais traduit ensuite, dans la langue de Martha, les paroles d’un air qu’avait fredonné ma mère autrefois. J’avais aussi pris les coupures de journaux que m’avait postés Claire à son retour à Sherbrooke : des textes dénués de mystère, concis, qui parlaient du Québec, d’environnement et de santé, des

d’avancées technologiques également ; j’espérais qu’ils calment mon vertige quand j’aurais pris place dans l’avion.

Je regrette, ce matin encore, que mon départ précipité me fasse rater de si peu la rencontre de Ruth : si j’étais partie cinq ou six heures plus tard, nous nous serions probablement croisées ; j’aurais pu la remercier de m’avoir loué la casita à si bon prix, lui dire qu’en d’autres circonstances, je serais restée, jusqu’en décembre peut-être, qu’il m’aurait plu de la côtoyer. Au moment où je monte dans le minibus qui doit me conduire à l’aérogare de Puerto Vallarta – je ne repasserai pas par la capitale comme je l’avais d’abord prévu : il est temps pour moi de rentrer –, j’ignore si l’occasion me sera donnée de remettre les pieds à la Villa de los Angelitos un jour. Reverrai-je Martha, la petite Aida et sa jeune maman ? Plongerai-je à nouveau dans les eaux troubles et désordonnées du carré d’océan qui fut ici un temps le mien ? Et cette autre mer, aux vagues hautes, limpides, frangée de sable blanc, combien de temps l’entendrai-je gronder en moi quand je me serai tout à l’heure éloignée de ses côtes ? Je ne connais pas les réponses à ces questions ; je sais seulement que pour revenir – ainsi qu’on le ferait d’un choc, d’une maladie – de l’enfance que vous nous aviez donnée, maman et toi, il avait fallu trahir : notre père en premier lieu, puis ceux que nous avions été à ses côtés, que cette issue était la seule alors offerte.

J’ai choisi une place isolée, tout au fond, le flanc de l’autobus donnant sur l’océan, sa clameur lointaine, ses flots changeants, aujourd’hui apaisés et scintillant de feux que les villages que nous longeons m’empêchent d’apercevoir. J’ai cessé de lutter, de craindre,

au moindre cahot du chemin, remuement de l’air ou des pierres, le pire : la morsure des rayons, le venin des insectes, la malignité des hommes – leurs ruses – ne peuvent plus ici m’atteindre. Bercée par la rumeur proche de voix de femmes et d’enfants, la fuite en avant du véhicule, je n’éprouve plus ni hantise ni impression d’asphyxie. La présence de jeunes mères parmi les passagers a sur moi l’effet d’un baume ; être au milieu d’elles me donne le sentiment qu’une promesse bientôt sera tenue, laquelle importe peu.

Je voudrais ne rien laisser perdre des paysages qui s’impriment et se défont à mesure à la surface de ma rétine tandis que nous filons dans le plein jour, n’avoir pas, surtout, vécu ce voyage seule ; il me semble que ses contours risqueraient moins de s’effacer de ma mémoire s’il m’avait été donné d’en partager l’expérience. Je ne peux m’empêcher de regretter à nouveau que nous n’ayons pas, mon frère et moi, hérité d’une confiance aussi infaillible que la tienne en nos réminiscences. N’eût-il pas été plus aisé de trancher, même d’oublier ?

Le chauffeur annonce notre entrée imminente dans Puerto Vallarta ; je n’ai pas senti s’écouler les heures, j’étais trop absorbée par le défilé des plateaux et des villes dehors, la fébrilité de l’instant. Tandis que l’autobus s’engage sur une allée d’où nous pourrons,