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Dans un bref article intitulé « Idée de l’enfance49 », Giorgio Agamben s’intéresse à

l’existence d’un batracien d’une espèce particulière, vivant dans les eaux douces du Mexique, dont l’apparence évoque celle de la salamandre à l’état fœtal. Bien qu’il conserve sa vie durant certaines caractéristiques larvaires, l’axolotl s’avère un animal autonome, puisqu’il possède un système reproducteur fonctionnel. Selon Agamben, l’« infantilisme obstiné50 » de cet étrange amphibien nous « fourni[rait] les clés pour

comprendre autrement l’évolution humaine51. » Le philosophe rappelle en fait au lecteur

qu’il est lui-même issu d’une lignée de primates « qui, comme l’axolotl, aurai[en]t acquis prématurément la capacité de se reproduire52 », ce qui expliquerait la persistance chez

l’homo sapiens de traits fœtaux : position du trou occipital, quasi absence de pilosité, forme du pavillon de l’oreille, etc., « [a]utant de caractères transitoires […] qui en devenant définitifs […] [auraient] en quelque sorte réalisé, en chair et en os, le type de l’éternel enfant53. » Au contraire des autres espèces, l’homme ne serait pas, en déduit

Agamben, programmé pour n’obéir qu’aux lois de la nature, voué à leur aveugle et « infinie répétition54 » : l’éternité de son enfance l’affranchirait du seul déterminisme

biologique, ouvrant son être à tous les possibles évolutifs. Liberté vertigineuse, car elle suppose que la responsabilité de son « devenir adulte55 », tant individuel que collectif,

incombe à cet animal infans qu’est l’homo sapiens et que rien ne lui garantit la réussite de l’aventure, celle-ci n’étant pas prévue par son code génétique. Le langage est ce dont

l’humain aurait hérité pour pallier cette faille – l’absence de « destin spécifique56 » – qui

le constitue, donner signification autant que forme et direction à son existence, l’inscrire dans une histoire et une culture qui lui permettent non seulement d’envisager le passé, mais d’entrevoir un à-venir. Les tentatives de l’homme pour remédier à son infantilisme originel seraient toutefois, prévient le philosophe, « fatalement vouées à l’échec57 ».

Comment dès lors expliquer la persistance de l’humanité à emprunter cette voie réputée sans issue ? C’est que, croit Agamben,

[s]i quelque chose […] distingue la tradition humaine du germen, c’est bien le fait qu’elle veuille sauver non seulement ce qui peut l’être (les caractères essentiels de l’espèce) mais aussi ce qui ne peut l’être en aucun cas, et même ce qui est toujours déjà perdu; mieux, ce qui n’a jamais été possédé comme une propriété spécifique, mais qui pour cette raison précise est inoubliable : l’être, la non-latence du soma infantile. […] [L]’intention propre au langage n[e serait] pas[, ajoute plus loin l’écrivain,] la conservation des espèces, mais la résurrection de la chair58.

Vouloir qu’advienne ce qui n’aura pas lieu ou « ressusciter » ce qui jamais ne fut – qu’il s’agisse de la « chair » du réel, du corps ou de l’enfance – serait ainsi le propre des êtres

sans destin59, doués de langue avant tout, que nous sommes. De là viendrait, sans doute,

la mélancolie inhérente au langage et l’oppressant « pressentiment60 », empreint de

nostalgie, de ce qui en nous est voué à demeurer inaccompli – puisque « toujours déjà

56 G. AGAMBEN. « Idée de l’enfance », p. 85. 57 G. AGAMBEN. « Idée de l’enfance », p. 86. 58 G. AGAMBEN. « Idée de l’enfance », p. 85.

59 J’emprunte ici le titre du roman Être sans destin, dans lequel Imre Kertész témoigne de son expérience

concentrationnaire. I. KERTÉSZ. Être sans destin, Arles / Montréal, Actes Sud / Leméac, 2009, 364 p.

60 La première partie de L’enfer musical, le dernier recueil publié de Pizarnik, porte justement le titre « Figures du

pressentiment ». A. PIZARNIK. Œuvre poétique, p. 225. Par souci d’économie, les pages des citations tirées d’Œuvre poétique seront dorénavant présentées entre parenthèses dans le corps du texte.

perdu » –, qui se fait jour dans les œuvres d’écrivains tels que Alejandra Pizarnik (1936-1972). « Sauver » ce qui ne peut « en aucun cas » l’être, c’est, me semble- t-il en effet, ce à quoi s’exhorte la locutrice des poèmes de l’auteure argentine, renouvelant à chaque strophe, sinon à chaque vers, sa promesse intenable. Aussi sa poésie fait-elle entendre une « plainte, en forme d’accusation ou de prière61 », celle à laquelle

s’intéresse Jean-Bertrand Pontalis dans Perdre de vue et dont l’objet serait de « donner réalité, consistance, à un avant, un avant absolu62. » Cet « avant absolu », que la poète

nomme aussi « origine » (p. 24 et 55), prend dans ses textes le visage évanescent de l’enfance meurtrie, lointaine. C’est elle que le « je » des poèmes fait le vœu de ressusciter. Bien que, dans l’« absolu », l’enfance renvoie d’abord au temps de l’innocence, le lecteur a tôt fait de découvrir qu’elle est, pour celle qui s’énonce dans

Œuvre poétique, surtout le lieu d’une blessure, atteinte à la pureté63 première de son être,

dont l’origine devient dès lors le caveau. Aussi est-ce à la manière d’une ombre, d’un spectre – le présent travail s’efforcera de l’illustrer –, que l’enfance fait retour dans la conscience du sujet, qui peine à s’en détacher. En ce sens, la « petite oubliée » (p. 74) qui hante la locutrice et à laquelle elle s’identifie n’est pas sans rappeler « l’éternel enfant » dont parle Agamben dans son essai.

Une lecture attentive des textes suggère, par ailleurs, que les carences expérimentées autrefois par la conscience féminine à laquelle Pizarnik prête voix contaminent non

61 J.B. PONTALIS. « Mélancolie du langage », Perdre de vue, Coll. « Connaissance de l’inconscient », Paris,

seulement sa vie présente, mais jusqu’à son être, au point qu’elle en vient à se percevoir elle-même comme absence, spectre. Ma réflexion tendra donc, dans un deuxième temps, à montrer que le mal à l’origine dont souffre la locutrice l’exile en quelque sorte d’elle- même, la rendant impuissante à éprouver sa présence au monde. Ainsi, si le premier mouvement du « moi » de l’énonciation semble, chez l’écrivaine sud-américaine, de s’attarder au pays de l’enfance – quitte à risquer de ne plus, au terme du voyage, savoir trouver le chemin du retour – dans l’espoir de renouer avec son innocence perdue, une analyse plus approfondie révèle que sous cette quête « obstinée » de l’« avant » se fait jour le désir inverse de conjurer les fantômes qui bloquent l’accès au présent, empêchant le sujet de découvrir le réel, seule voie possible d’entrée dans le monde et l’âge adulte.

« Le lointain des lointains » (p. 272) ou l’origine absolue

Il existe peu d’études en langue française consacrées à l’œuvre de Pizarnik et, à ma connaissance, quelques-unes seulement soulignent l’importance qu’y revêt la question de l’origine. Par exemple, dans un mémoire de maîtrise déposé au Département d’études allemandes de l’Université McGill en 200364, Madeleine Stratford présente une analyse

comparative des poésies d’Ingeborg Bachmann et d’Alejandra Pizarnik où elle s’attarde à la méfiance envers le langage qui s’exprime dans leurs textes, plus spécialement à la thématique du silence qui y tient une grande place. La chercheuse réalise quelques années

64 M. STRATFORD. Entre les mots et le silence : la crise créative (et existentielle) dans la dernière phase de la poésie de Ingeborg Bachmann et de Alejandra Pizarnik, Mémoire (M. A.), Université McGill, 2003, 137 p.

plus tard une thèse65, consacrée cette fois exclusivement aux écrits de l’auteure argentine,

dont elle étudie surtout les aspects formels (brièveté, structure répétitive, traitement inusité de la grammaire espagnole) et la manière dont en rendent compte les traducteurs de langues anglaise et française. Dans un article intitulé « Errance et positionnement dans l’écriture d’Alejandra Pizarnik », Mariana Di Ció s’intéresse pour sa part à la figure de l’errante, qui traverse toute l’œuvre de la poète, en lien avec l’expression d’une certaine marginalité. Si Di Ció reconnaît la « position privilégiée » qu’occupe l’enfance dans les textes de l’auteure sud-américaine, elle interprète l’insistance sur « la jeunesse du sujet lyrique » comme « fai[sant] partie d’un mouvement à travers lequel Pizarnik tente d’établir une filiation avec l’œuvre des écrivains dits "maudits"66. » Quoiqu’originale,

cette hypothèse me semble réductrice, car elle fait trop peu de cas des enjeux existentiels, à mon sens fondamentaux, qui s’attachent à la thématique de l’enfance dans Œuvre

poétique. Une telle omission surprend quand on considère la place qu’occupe, ne serait-

ce qu’au plan lexical, le sujet dans la poésie de l’écrivaine. Nombreux en effet sont les textes de la poète où les mots « enfance » et « enfant »figurent. Ainsi rencontre-t-on, au hasard des différents recueils, des vers comme : « Sans mains pour offrir des papillons / aux enfants morts » (p. 32), « le ciel a la couleur de l’enfance morte » (p. 43), « Mon enfance / et son parfum d’oiseau caressé » (p. 44), « avec des poignées d’enfance » (p. 48), « Je me souviens de mon enfance » (p. 60), « une enfant toute de soie » (p. 82), « la tristesse d’un enfant » (p. 166), « Là où ses yeux un jour envoutèrent mon enfance » (p. 252), « l’enfant muette » (p. 271), etc. Parallèlement, une quantité

remarquable de termes et d’images semblant se référer à une époque reculée de la vie du sujet apparaissent au fil des pages, en témoignent des expressions telles que : « origine » (p. 24 et 55), « avant » (p. 133 et 141), « Oh si ancien » (p. 193), « automne ancien » (p. 200), « quête ancienne » (p. 199), « fêtes anciennes » (p. 49), « sa trace la plus lointaine » (p. 113), « lointaine parole » (p. 87), « son ancienne ombre » (p. 174), « dans l’ancien lieu du cœur » (p. 180), « eau natale » (p. 193), « la tristesse de ce qui naît » (p. 71), « loin de ce qui est né » (p. 273), « lorsque j’étais enfant » (p. 61), « ancêtre de mon sourire » (p. 27), « ma fatigue d’autres âges » (p. 55), etc. Ces fragments de vers laissent entrevoir que ce qui préoccupe en premier lieu la locutrice n’appartient pas à son histoire récente, mais à son « plus lointain » passé, soit aux balbutiements de son existence, un temps si « ancien » qu’elle ne peut l’évoquer autrement qu’en termes vagues et absolus, comme l’illustre son emploi répété, quasi systématique, des adjectifs « ancien » et « lointain ».

En fait, l’autrefois auquel se réfèrent les poèmes de Pizarnik se caractérise par une indétermination générale, touchant non seulement le temps, mais les lieux, les faits et les

personnages de l’histoire du sujet. Par exemple, le texte « Noms et figures » s’attache à

décrire la paradoxale « beauté de l’enfance sombre, la tristesse impardonnable au milieu des poupées, des statues, des choses muettes » : « Nous avons essayé de nous faire pardonner ce que nous n’avions pas commis : les offenses fantastiques, les fautes fantasmes. Pour la brume, pour personne, pour des ombres, nous avons expié. » (p. 236) Si le lecteur saisit immédiatement que l’enfance évoquée dans ces quelques vers fut malheureuse, les sentiments « sombres » (tristesse, culpabilité) qu’elle suscite le

soulignant, il serait bien en peine d’en déduire les circonstances. Les seuls incidents de ce lointain passé mentionnés, les « fautes » imputées au « nous », le sont de manière abstraite et métaphorique. En plus d’omettre de préciser la nature de l’« offense » reprochée au sujet, le poème donne à penser que cette chose ne se serait en réalité jamais produite. Il ne dit pas non plus qui en eût été la victime. Il prétend au contraire qu’il n’y a « personne » pour qui « expier », de qui, autrement dit, espérer le réconfort d’un pardon. La voix de l’énonciation elle-même n’est pas clairement identifiée, tout au plus découvrons-nous à la fin que le « on » de la seconde strophe et le « nous » de la troisième n’étaient que pronoms d’emprunt pour le « je » scindé de la locutrice et son double, « celle qui » admet que c’est « au néant » qu’elle « dérobe [les] noms et figures » (p. 236) qu’elle prête à l’enfance. Enfin, en ce qui a trait au cadre spatiotemporel, le texte s’avère tout aussi avare de détails. Le seul indice du moment de l’action est l’allusion à « l’enfance » combinée à l’emploi d’une forme verbale passée. Quant à l’espace, la proposition qui le définit, « au milieu des poupées, des statues, des choses muettes », laisse entendre que l’origine figure, pour la locutrice, aussi bien une époque qu’un lieu. Que peut en effet suggérer « au milieu des poupées », sinon que ce que raconte le poème prend place au cœur de l’enfance ? En somme, bien que le lecteur comprenne d’emblée, en parcourant « Noms et figures », qu’il y est avant tout question des premières années de vie du sujet lyrique, rien de concret ne lui est révélé à leur propos. Loin de représenter une exception dans la poésie de l’auteure argentine, ce texte sibyllin en est au contraire emblématique. Au sortir des quelque trois cents pages qui composent Œuvre poétique, le

événements en jalonnent le parcours, à quoi ressemblaient ses parents, comment ils se comportaient avec elle, etc. Bien qu’une part de l’indétermination des textes puisse être attribuée à leur genre littéraire, la poésie ne permettant pas le même déploiement d’éléments factuels que le récit, ce défaut de concrétude tend à confirmer que c’est de la prime enfance qu’il est ici question, puisqu’il s’agit d’une période de l’existence de laquelle il ne subsiste d’ordinaire que peu de traces tangibles dans la mémoire. L’imprécision atteint cependant chez Pizarnik des proportions telles qu’elle confine l’origine à l’abstraction, pouvant inciter le lecteur à croire que ce n’est pas d’une enfance particulière, possiblement inspirée de la sienne, que traite la poète, mais de l’Enfance prise comme absolu. À ce propos, Jacques Ancet, un des traducteurs de l’œuvre, fait remarquer que « l’enfance dans laquelle […] s’incarn[e] » l’origine dont serait en quête le sujet lyrique chez la poète argentine « n’e[st] pas biographique mais mythique. Non pas personnelle, mais universelle67. » Ma propre lecture d’Œuvre poétique m’incite à abonder

dans le sens d’Ancet. Je pense cependant que la dimension « mythique » qu’il attribue à l’âge tendre pizarnikien ne serait pas tant l’expression d’une volonté d’abstraction que le symptôme d’une blessure, la marque d’une privation. L’indéfinition qui caractérise, chez l’écrivaine sud-américaine, les commencements de l’existence serait en ce sens le corolaire d’un incident ayant rendu à celle qui s’énonce son enfance étrangère, l’empêchant, une fois adulte, de s’y référer ainsi qu’à un passé sien, familier. C’est à tout le moins ce que donne à penser, j’en ferai plus loin la démonstration, l’analyse de certains des motifs et sous-thèmes qui s’attachent à la problématique de l’origine dans l’œuvre.