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Au bout d’un certain temps, tu as cessé de te demander si on s’était inquiété de ton absence dans la maison du père, si quelqu’un là-bas t’avait cherché, avait couru pour te rejoindre quelque part sur la route. À un moment, tu aurais aimé voir surgir la silhouette d’une sœur ou de ton frère Paul au détour d’une courbe, à l’orée d’un boisé, mais maintenant, tu n’y penses plus. Tu plonges et replonges au creux des eaux froides du lac, dans l’ombre rassurante des conifères qui s’y reflètent. Ta chair en ressort rougie et raffermie, les boucles de tes cheveux plus noires et serrées. Après avoir quitté la plantation, tu es remonté vers le centre-ville te procurer de quoi vivre en forêt : une tente, une canne à pêche, des ustensiles de camping. Tu as acheté ces objets dans une espèce de marché aux puces. Le fils de l’homme qui te les a vendus a offert de t’emmener en voiture jusqu’à la route qui mène aux Grands Lacs. À peine t’avait-il déposé qu’un camionneur du Wisconsin t’embarquait. Il te laisserait à l’entrée du parc Pukaskwa le soir même et tu te débrouillerais pour trouver un repaire avant la nuit.

Il y a cinq jours environ que tu campes sur les berges du lac Hideaway. Pour parvenir à attraper les poissons qui se tiennent dans les profondeurs, tu dois nager jusqu’au rocher situé à cent mètres de la rive. Tu t’y rends avec ta canne à la main et un sac rempli de vers de terre attaché au poignet. La brasse redonne à tes muscles leur souplesse perdue

il arrive même que tu te couches le ventre vide – une manière de dominer le manque, sans doute. Tu attends que le soleil commence à baisser derrière la ligne dentelée des arbres avant d’allumer le feu et de cuire les truites. Leur chair rose ne ressemble pas aux viandes que vous servait la mère : elle fond sur la langue, y laissant un arôme d’algue et de bois fumé. Après avoir mangé, tu enterres les arêtes avec les entrailles, la tête et la queue, pour éviter d’attirer les ours près de ton campement. Tu restes souvent debout jusqu’à ce que le feu meure de lui-même, à étudier le tracé des routes sur la carte du Canada ou l’histoire des tribus amérindiennes qui vivaient autrefois le long des côtes et des falaises rocailleuses du lac Supérieur dans un livre imagé.

LA PEÑITA

7 octobre

J’ai rêvé de Day la nuit dernière. Je le retrouvais sur la plage en bas, après l’avoir perdu à la sortie d’un bar, puis cherché en vain sur des routes excentrées, dans des ruelles jonchées de détritus où grouillaient des rongeurs, des appartements, des parcs. Il était parti sans un mot ; je ne l’avais pas vu se lever, n’avais pas non plus entendu démarrer sa voiture dans le stationnement. Il devait être loin, avoir depuis un moment franchi les limites de la ville quand je m’étais aperçue de son absence. Je l’imaginais fonçant droit devant, phares éteints, le visage déformé par la rage, les veines saillant sous la peau, se retenant de hurler pour ne pas fondre en larmes. Je craignais d’arriver trop tard : d’une minute à l’autre, il risquait de déraper et de se fracasser contre un mur ; je ne le reverrais pas vivant, l’enterrerais sans avoir pu lui dire qu’il était innocent et combien nous l’aimions, qu’aucun de nous n’aurait la force de surmonter sa disparition. Il me semble avoir marché des heures, hélé un nombre incalculable de passants et d’automobiles avant de m’évanouir près de l’eau. Quand j’ai repris conscience, Day était là, à quelques mètres devant moi. Il se tenait face au large, torse nu, les bras alourdis par des sacs remplis de galets. Sa peau paraissait grise dans la clarté lunaire et le noir des remous. À cause du vent et du bruit des vagues, nous devions crier pour nous entendre. La mer semblait indomptable, elle menaçait d’avaler mon frère, de le broyer comme elle broyait nos voix, mes sanglots. Il avançait en répétant qu’il allait, que nous le voulions ou non, maman et

démembrer par les flots, qu’après il serait tranquille : enfin débarrassé de nous et de son

corps pourri.

À mon réveil, un orage agitait la mer aussi violemment que dans mon cauchemar ; ce n’était pas la première tempête dont j’étais témoin : elles sont fréquentes en octobre, on m’avait prévenue le jour de mon arrivée. Je suis descendue. Je voulais m’assurer que les fenêtres d’en bas étaient bien fermées, qu’elles résistaient aux bourrasques. Quand un éclair fend la nuit au-dessus de l’océan, on a l’impression qu’elles pourraient se briser : le fracas qui suit est tel que la casita en est secouée. Le lendemain d’un orage, il m’arrive de retrouver au sol un livre ou un crayon rangé trop près du bord du comptoir ou de la table de cuisine. Une tasse est tombée l’autre soir. J’ai cru qu’une des vitres du salon venait d’éclater. Je n’aurais pas su quoi faire, comment traverser toutes ces heures avant l’aube dans une maison trouée, ouverte aux scorpions et aux flâneurs qui dorment le jour dans les failles des rochers prolongeant l’esplanade de la Villa. Depuis que j’ai découvert leur présence, l’idée de franchir seule cette barrière qui mène au camping de La Peñita, inoccupé en ce moment, me terrifie. J’ai tenté à deux reprises de traverser. La première fois, j’avais dépassé le flanc sud de l’amoncellement rocheux ‒ j’apercevais la naissance de l’autre plage, celle dont tu m’as parlé ‒ quand j’ai failli buter sur un corps lové dans une crevasse. La peau brunie, tachée de sel, était celle d’un jeune homme. De son visage, je ne pouvais voir que le bas du profil ‒ pour s’abriter des rayons, il avait replié son bras gauche sur ses paupières et son front ‒, l’angle quasi imberbe, mais dur, de la mâchoire et du menton. Sa main droite reposait près de son ventre, elle tenait un canif. Si je n’avais pas craint de l’éveiller et qu’il ne me suive ensuite jusqu’au terrain désert et aux

bâtiments vides, blanchis à la chaux, du camping, je l’aurais enjambé au lieu de faire demi-tour. La deuxième fois, j’ai pu passer les deux versants de la butte sans croiser personne. Le sable est différent du côté nord : il semble plus clair, d’un blond doré et fin. Je me suis penchée, j’y ai enfoui ma main ; j’ai cru en reconnaître la brillance, le grain. Les vagues non plus ne sont pas les mêmes : elles montent haut, s’enroulent en de longues lignes droites ; leurs eaux laissent filtrer la lumière avant de se répandre en traînées d’écume sur le rivage. Devant la propriété de Ruth, au contraire, leur mouvement est lourd et désordonné. On les dirait dépourvues de centre comme de direction : elles soulèvent des fonds cendreux, puis s’emmêlent et se défont, souvent sans atteindre la côte. Je n’aurais pas cru qu’à une distance si courte, l’impulsion des flots et leur degré de transparence puissent varier autant. Avant de me relever, j’ai retiré les souliers que j’avais chaussés pour éviter de me blesser sur le tranchant des pierres ; je les ai posés dans l’ombre du massif et j’ai marché vers la mer. J’allais y entrer quand j’ai entendu dégringoler des cailloux à ma gauche : une silhouette légère, agile, descendait le flanc noir du rocher. Je suis revenue sur mes pas, j’ai remis mes espadrilles et j’ai attendu que le flâneur touche la grève – le sentier de la falaise est trop étroit pour deux corps. Mes yeux ont croisé les siens, d’un marron ardent, irisé, telle l’ardoise du roc, de lueurs rouille. On aurait dit un animal du désert, un fauve habitué à ruser avec les éléments. C’est moi qui ai détourné la tête la première. J’ai feint d’être à nouveau happée par le large. Je me suis efforcée de respirer calmement jusqu’à ce qu’il ne soit plus assez près pour sentir ma peur. À mon retour sur l’autre rive, je me suis demandé si la dissemblance

un angle presque droit, ce qui influe sur la forme et la retombée des vagues ‒ ou si une autre divergence, plus décisive, avait échappé à mon attention.

Quand j’eus constaté que le verre des fenêtres et des portes était intact et qu’aucune ombre ne rôdait dehors, je suis remontée me coucher. Avant d’éteindre, j’ai vérifié si le téléphone sous l’oreiller fonctionnait toujours, puis j’ai inspecté les draps, au cas où une veuve noire s’y serait glissée en mon absence, des gestes que je répète à la moindre alerte, comme si ma vie ici dépendait de la solidité des vitres, de l’étanchéité du filet placé au-dessus de mon lit, de ma capacité à mémoriser un numéro ‒ celui de Martha ou d’Adam ‒, à le composer le moment venu, même en proie à la panique. Ces assurances ne réussissent pourtant pas à m’apaiser suffisamment pour que je trouve un sommeil paisible.

J’ai trop tardé à transcrire mon rêve de l’autre nuit ; maintenant sa fin me paraît incertaine. J’ignore si je suis parvenue à ramener mon frère sur la berge, mais je ne le crois pas. J’ai dû le regarder sombrer à genoux, alors qu’il aurait fallu le suivre.

Je ne me rappelle pas une période de ma vie où je n’aurais pas tremblé pour Day. Je me souviens d’accidents survenus pendant le voyage et au retour, l’année précédant notre enlèvement : mon frère, étendu face contre terre au milieu d’une rue passante ; couché sur un des lits du Winnebago, s’emplissant la bouche de sous noirs ; se jetant sans ses Swimways dans le creux d’une piscine ; défonçant de son crâne la vitre d’une porte… Au début, nous ignorions s’il s’agissait de gestes posés en toute innocence, par bravade ou

étourderie, ou d’un phénomène plus grave : une espèce d’indifférence ‒ d’attrait ? ‒ pour le danger dont nous aurions dû dès le départ nous alarmer. Avec le temps, les crises sont devenues fréquentes et se sont aggravées ; maman n’arrivait ni à les prévoir ni à les endiguer. Elle paraissait chaque fois plus désemparée. Nous ne lui étions d’aucun secours. Moi, j’étais trop jeune et épouvantée pour l’aider autrement qu’en me tenant immobile à ses côtés. Toi, tu avais fait de Day un complice, détournant sa colère à ton profit, lui mettant dans la bouche les mots que tu n’osais toi-même prononcer à voix haute. Lorsque ton fils adressait à sa mère des paroles méprisantes ou fielleuses, tu souriais d’un air satisfait, narquois. Je pense que c’est à cette époque qu’elle songea pour la première fois sérieusement à partir. J’avais peur qu’elle ne plie bagage en pleine nuit et que Day et moi nous ne la revoyions jamais. Pourtant, je ne disais rien. Je m’efforçais seulement de ne pas dormir, afin que nul mouvement de fuite dans le noir n’échappe à ma vigilance : si j’avais entendu ma mère se lever, la porte s’ouvrir, je me serais jetée à ses pieds et l’aurais suppliée de m’emmener. Aujourd’hui, je crois qu’il aurait mieux valu, à l’exemple de mon frère, hurler et casser des objets. À force de fureur et de cris, peut-être serions-nous arrivés à la secouer, aurions-nous pu l’empêcher de sombrer. Te serais-tu alors aperçu que nous existions en dehors d’elle et de toi et que ta cruauté à son égard nous atteignait aussi, qu’elle sapait lentement dans le cœur de tes enfants toute confiance et toute joie ?

l’unique allié de l’homme que sa mère dépeignait maintenant comme un monstre. Des mots en apparence banals, qu’il m’est arrivé adolescente de répéter, dont j’ai saisi trop tard le sens caché, toxique.

PARC PUKASKWA