• Aucun résultat trouvé

Le pain de viande du Lenora’s te paraît plus appétissant encore que le burger et les frites que t’avait offerts Lee sur la route de Cornwall ; tu dois te retenir de l’engloutir. Les autres clients attablés au comptoir, des hommes, la plupart de l’âge du père, te jettent des coups d’œil méfiants : ils soupçonnent la patronne de t’avoir servi une plus grosse portion qu’à eux, séduite par ton French accent sans doute, tes histoires à dormir debout et tes yeux qui rient entre chaque bouchée et ne regardent qu’elle. À un moment, tu te lèves, prétextant vouloir finir ton repas au soleil, près des fenêtres, mais Leny fait signe de les laisser dire et de continuer : elle veut savoir où tu iras ensuite et si tu as entendu parler des orangeraies de la Floride. Elle connaît quelqu’un qui y a travaillé l’hiver dernier et qui s’est fait pas mal d’argent. D’après elle, ils engagent surtout des jeunes sans permis, comme toi, parce qu’ils paient cash. Elle pense que si tu lui rembourses une partie du coût de l’essence, son ami t’emmènera. Et qu’en attendant, tu pourrais trouver quelque chose ici ou dans les Prairies, chez un cultivateur, peut-être. Elle ne peut pas savoir que tu préférerais passer l’automne seul en forêt plutôt que de remettre les pieds sur une ferme. Elle te tend un bout de pain tranché à l’aide duquel tu recueilles puis engouffres les dernières lampées de sauce. Ton assiette redevenue blanche, Leny la ramasse et pose devant toi une part de gâteau. Ses doigts sont roses, ils sentent la mie et l’eau de vaisselle. Tu n’en as jamais effleuré de si tranquilles et chauds – tu croyais les mains des femmes froides en général, nerveuses.

Tu ne te reconnais pas immédiatement dans le miroir de la salle des toilettes. Tu crois d’abord qu’il s’agit d’un jeune homme, debout derrière toi, que tu n’aurais pas remarqué en entrant : il y a un mois que tu n’as pas aperçu tes traits ailleurs qu’à la surface éteinte d’un étang ou d’un lac. Le visage dans la glace te semble plus mature et anguleux que le tien : un duvet poreux aux reflets cuivrés en creuse les formes, escamotant l’arrondi de la bouche et le renflement tendre des joues. Les yeux de même paraissent assombris, à la fois lointains et perçants : ceux d’un renard arrêté dans sa course par l’écho d’une présence inconnue. Tu te demandes comment réagiraient les autres s’ils te voyaient à l’instant : Paul, votre père, la mère surtout. Serait-elle surprise, émue ? Regretterait-elle de t’avoir si peu défendu, jamais consolé ? La distance entre vous ‒ sa froideur ‒ serait- elle alors franchie ? Il y avait des semaines que tu ne t’étais pas posé ce genre de question ni n’avais songé à rebrousser chemin. Tu y pensais toujours quand tu t’es engagé sur la route de Kenora, après avoir glissé entre deux liasses de billets sous ton chandail le papier sur lequel Leny avait noté les coordonnées de son ami et laissé l’empreinte de ses lèvres cerise.

LA PEÑITA

10 octobre

Il y a plus d’une semaine que je n’ai pas eu de nouvelles de Martha. Elle n’est passée ni lundi ni mercredi, comme elle le fait d’ordinaire. En son absence, la céramique des planchers s’est couverte d’une fine couche de sable rapportée de mes promenades quotidiennes sur la plage. Je les nettoierais si j’avais la clé de l’armoire où sont rangés les balais dans la Villa ; ça lui éviterait un surcroît de travail à son retour de l’hôpital où elle doit s’être rendue pour l’accouchement de sa cadette. J’espère que Leja a pu mener sa grossesse à terme sans problème et que le silence de sa mère ‒ elle ne m’avait pas prévenue qu’elle ne viendrait pas et n’a pas téléphoné depuis sa dernière visite ‒ n’est pas le signe que les choses ont mal tourné. J’ai fait la connaissance de la jeune femme quelques semaines après mon arrivée. Martha l’avait emmenée avec elle un lundi, exprès pour me la présenter ; depuis, je ne l’ai pas revue. Elles ne m’avaient pas paru se ressembler. La fille dépassait la mère de quelques centimètres, ses cheveux étaient plus longs, son teint plus uni et sombre. Elle aurait bientôt vingt ans, mais on lui en aurait donné seize. Son ventre était proéminent et rond ; elle le portait comme un pétale à peine trop lourd. Je l’imaginais lisse et brûlant sous la robe claire qui le moulait. Je lui tendis la main, elle me sourit – elle n’avait pas l’air de tenir plus qu’il ne fallait à cette rencontre. Je la questionnai sur sa grossesse, son travail au camping, son installation prochaine avec le père de l’enfant, le séjour en Colombie-Britannique qu’elle avait fait il y a deux ans et dont Martha m’avait un peu parlé. Elle ne dit rien que je n’aurais pu deviner sur ses projets et la venue prochaine du bébé ; sans doute était-ce des sujets trop intimes

‒ précieux ‒, sur lesquels elle n’avait pas envie de s’ouvrir à une inconnue. Elle me fit cependant part de ses impressions de voyage, m’avoua que ce qui l’avait le plus marquée durant son passage dans l’Ouest canadien, c’étaient les lacs, leurs eaux tranquilles et

inodores. Elle ne s’était jamais auparavant baignée dans de telles eaux. Elle les avait

préférées à celles de la mer, qui laissent sur le corps une bruine visqueuse, le goût du sel

et des poissons. En entrant dans les vagues un peu plus tard le même après-midi, je me

demandai si nous nous étions nous aussi languis, à l’époque où nous campions ici, des eaux insipides et planes du nord de l’Amérique.

Martha m’explique que nous remonterons l’avenue principale jusqu’à la Estación de

autobus située en amont du centre. Et qu’ensuite, nous traverserons la Gran Calle qui

sépare les collines où elle vit du reste de la ville. Elle m’invite à passer un moment chez elle, où nous attendent Leja et Aida. Elle relate, avec sa réserve habituelle, l’arrivée de la

petite. Tandis qu’elle parle, je remarque qu’au lieu de creuser ses traits, la fatigue des

derniers jours en a estompé le dessin. Je songe qu’elle n’avait pas seize ans à la naissance de son fils. Son allégresse a, me semble-t-il, la fraîcheur des sources de montagne, on la dirait jaillie de sous les ombres et les fougères. Le chemin que nous empruntons est abrupt, il tourne en angle à son sommet, si bien qu’il donne d’en bas l’impression de se terminer brusquement, sans raison. Les habitations qu’on y croise se ressemblent toutes. Mis à part les quelques arbres fruitiers qui les bordent, elles sont identiques à celles du centre : des murs de ciment rugueux, percés de fenêtres sombres, dont la teinte fade se

Mon hôtesse me précède à l’intérieur. Les pièces centrales sont petites, mais ouvertes ; leur obscurité contraste avec la lumière crue du dehors, à tel point que je distingue mal, sur le coup, le contour des meubles et des corps. Dans un coin qui tient lieu de salon, trois silhouettes émergent peu à peu de la pénombre : deux enfants et un homme. Ils sont installés sur le sofa ; le téléviseur devant eux est allumé, on y diffuse un match de lucha

libre. Martha me les présente : il s’agit de son mari et des garçons de leur fils. Ils me

saluent, puis se concentrent à nouveau sur le combat. Je constate que c’est de son père que Leja tient ses cheveux et son teint. Elle non plus ne s’est pas levée pour m’accueillir. Elle tourne à peine la tête quand j’entre avec sa mère dans la chambre où elle berce Aida endormie. La nouveau-née est délicate ; ses membres sont pleins : il s’en dégage une impression contradictoire de vigueur et de souplesse. On m’invite à effleurer la pilosité étonnamment longue et fournie du crâne, le galbe naissant des joues ; je remarque que la petite aussi a hérité de la peau et des mèches sombres de son grand-père. Martha et moi échangeons à mi-voix des phrases convenues, sur la soif des nourrissons, leur sommeil, la similitude parfois frappante entre leurs traits et ceux d’un proche ou lointain parent. Par crainte d’éveiller sa fille ou indifférence à nos propos, Leja se tait. Elle semble en allée, présente à l’enfant seule. Je ne peux m’empêcher d’admirer sa beauté, d’envier son assurance. Le savoir qu’en une semaine elle a fait sien me paraît vaste et précieux ; je le juge d’autant plus inestimable qu’il est intransmissible et que je redoute de n’avoir jamais l’occasion d’en éprouver le fardeau, la joie. Aimer ne suffit pas pour y accéder, encore faut-il s’attacher à un homme qui n’estime pas au-delà de ses forces de donner la vie. Ceux qui ont partagé la mienne ‒ j’ai mis des années à le comprendre ‒ te ressemblaient. Qu’auraient-ils pu transmettre, sinon la peur et l’éloignement ? Tandis que nous parlons,

Aida émerge lentement du sommeil. Ses lèvres s’entrouvrent, cherchent une chair tendre gorgée de lait. Leja découvre un mamelon gercé, couleur d’argile, que s’empresse de saisir la petite bouche avide. Pour le dérober à ma vue, sans doute, la jeune mère pose sur son sein un carré de tissu blanc, une minuscule serviette qui servira tantôt à essuyer le menton de sa fille.

Je comprends en rentrant de chez Martha que mon séjour ici approche de son terme : je ne resterai pas jusqu’en décembre comme je l’avais d’abord espéré ; dans trois semaines tout au plus, je referai en sens inverse le trajet de nuit qui m’a menée de la Gran Central de Mexico à la modeste gare de Puerto Vallarta, puis à celle, encore plus dérisoire, de La Peñita. Je n’assisterai pas à l’ouverture du camping où va bientôt devoir, malgré la naissance d’Aida, recommencer à travailler Leja. Je ne rencontrerai donc pas les voyageurs ni ne verrai passer leurs caravanes, se ranimer la plage où j’ai joué enfant avec mon frère. Pour cela, il aurait fallu que les choses se passent autrement, que j’arrive à dormir plus de deux heures d’affilée, à faire fi de la chaleur et de la multitude des insectes, de leur frémissement sous les meubles, les chaussures, les livres, derrière les rideaux, les portes après la tombée du jour, de leur règne millénaire, incontesté, sur ce sol. Les côtoyer me rappelle combien ma venue en ce lieu ‒ ce monde ? ‒ reste fortuite, ma présence ici provisoire, étrangère. Dans mon épuisement, je suis de plus en plus tentée de baisser la garde : ne plus chasser les araignées ni désinfecter les fruits ; boire l’eau du robinet ; laisser les fourmis grimper sur le comptoir, envahir la cuisine ; ne pas me relever

somnifères, en reprendre, s’il le faut, à l’aube… Mais ce serait un peu comme consentir à la mort.

QUELQUE PART ENTRE L’ONTARIO ET LE MANITOBA