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Malgré l’odeur de bacon qui a envahi la cuisine des Bridges et le souvenir alléchant du repas qu’ils t’ont servi hier, tu refuses le déjeuner qu’ils ont préparé pour toi ; tu n’hésites toutefois pas quand le père de Lee te tend un billet froissé et un sac de provisions – tu découvriras en chemin qu’il contient quelques pommes hâtives, les premières de la saison, sans doute, un pot de marmelade, du jambon à la bière et un pain, de quoi tenir un jour, peut-être deux. Ta faim s’est creusée au long du voyage et devient, te semble-t-il, de station en station plus difficile à combler. Bien que tu ne te prives que rarement d’occasions de manger, ta chair demeure maigre, collée à tes muscles et tes os, ton ventre plat, criant. Tes membres se sont bien allongés, mais ils tardent à s’appesantir, à prendre en vigueur autant qu’en densité, trouves-tu.

C’est à peine si tu remercies les parents de ton ami en partant. La métamorphose que tu appelles de tous tes vœux ne surviendra pas chez ces gens qui te prêtent un cœur innocent. Mieux vaut qu’ils imaginent avoir eu affaire à un malappris, un escroc en devenir, te dis-tu au moment de leur tourner le dos. Ni elle ni lui ne tentent de te retenir : sans doute leur surprise est-elle trop grande ou leur sympathie trop friable pour inspirer une formule propice, des mots dont les accents paraîtraient sincères à tes oreilles.

Tu quittes Redwing le jour même, avec l’intention de gagner le plus rapidement possible l’Alberta. Tu songes à Calgary et à Banff plus qu’à Edmonton, aux Rocky Mountains

dont on vante la démesure et le tranchant des pierres – la plaine ne t’inspire plus, elle te paraît seulement morne, interminable. Pour se forger un tempérament, infléchir le destin, il faut une géographie d’une autre nature, se mesurer à plus qu’au vent. Tu penses aux montagnes, mais aussi à ce frère que tu n’as pas connu, qui est venu quelques années avant toi et que tes parents ont donné un mois à peine après sa naissance. La mère avait cessé de manger le jour où elle avait compris qu’elle était de nouveau enceinte – Lucie devait être la dernière, le père l’avait promis. Elle espérait qu’ainsi le fœtus n’ait pas la chance de croître ni l’énergie de s’accrocher. Elle avait blêmi, des filaments gris étaient apparus dans ses cheveux, le long de ses tempes osseuses, ses yeux étaient devenus aussi

vitreux que ceux des mourants, ses lèvres s’étaient desséchées et ne s’ouvraient plus,

t’avait raconté ta sœur Anne. Au bout d’un moment, il avait fallu la nourrir de force. Ses chairs avaient malgré tout continué à fondre et elle à s’affaiblir. Quand elle avait crevé les eaux huit mois et demi plus tard, elle était seule avec la cadette qui dormait : les aînés étaient à l’étable et le père parti bûcher. Elle n’avait appelé personne, était restée agenouillée au milieu de la mare jusqu’à ce qu’un de ses fils la trouve et prévienne les autres. On avait été chercher l’accoucheur. Quelqu’un l’avait portée jusqu’au lit, des mains lui avaient retiré ses jupes, avaient lavé ses cuisses, son sexe. Une voix l’avait incitée à tenir bon, pousser, mais elle s’y était refusée. On aurait dit une noyée traversée

par les spasmes d’une douleur fantôme. Elle y aurait laissé sa peau et celle de l’enfant si

le médecin ne lui avait pas, pour l’en sortir, ouvert le ventre. Dans les semaines qui avaient suivi, elle s’était peu à peu remise à manger. Elle semblait contente de voir

l’avait porté, dès le lendemain, au médecin, dont l’épouse ne pouvait avoir d’enfant. Le couple avait quitté Saint-Éphrem peu de temps après : Anne avait remarqué que madame Lajoie pâlissait chaque fois qu’elle croisait maman. À la sortie de l’église, un dimanche, elle avait entendu le docteur confier à un ami qu’ils partaient parce que Rachel avait peur que mère lui réclame un jour son fils. La rumeur voulait qu’ils s’en soient allés vivre à l’autre bout du pays, à la frontière de l’Alberta et de la Colombie-Britannique. Elle se confirma quelques années plus tard, quand monsieur Lajoie se mit à poster des lettres dans lesquelles il glissait, de temps à autre, une photo de Philippe. On aurait dit votre frère Paul en plus brun, en moins dissipé et inquiet aussi. Vous ne saviez pas qui avait eu l’idée de cette correspondance. Était-ce vos parents qui l’avaient réclamée ? Regrettaient- ils d’avoir vendu leur garçon ? Au village, on avait prétendu que c’était pour s’acheter un

pick-up, et non pour le protéger, que le père avait été mener le petit au docteur. Peut-être

aussi l’initiative des lettres était-elle venue du médecin lui-même. Il passait pour un homme sensible, il aurait pu souhaiter alléger la culpabilité de la famille, faciliter son deuil en lui montrant que l’enfant ne manquait de rien, qu’il était chéri. À moins qu’il n’ait d’abord pensé à Philippe, au jour où il apprendrait qu’il avait été adopté ‒ car la vérité devait tôt ou tard être révélée, avait-il dû se dire ‒, cherchant à lui éviter de devenir

tout à fait étranger à ceux qui l’avaient mis au monde. Tu aimes croire que ton frère

connaît aujourd’hui l’existence de sa vraie famille et qu’il t’a, depuis cette découverte, à son insu lui aussi espéré.

LA PEÑITA

28 octobre

Il y a plus d’une heure que je suis étendue en position fœtale sur la chaise longue du balcon. Pour protéger du soleil les parties exposées de ma peau, je me suis couverte d’un drap de coton. Je peux de cette façon, du moins pour un temps, m’abandonner sans risque à la brûlure des rayons. Leur chaleur achève de broyer mes muscles engourdis par le manque de sommeil et me prive du peu de volonté qu’il me reste. Ainsi terrassée, je ne ressens plus ni douleur ni anxiété. Ne subsiste que le poids d’une fatigue que n’allègent pas mes larmes. Je devrai pourtant trouver le courage de soulever mon corps : descendre

l’escalier menant au salon, enduire mon visage et mes bras d’une couche supplémentaire d’écran solaire, prendre mon sac, passer le seuil de la casita, puis celui de la propriété, parcourir dans la moiteur du jour, sans autre support que le gravier du chemin, la distance qui sépare la Villa du centre, marcher jusqu’à la gare, y entrer, consulter l’horaire des départs, choisir une heure, un jour, car demain, je n’en aurai peut-être plus

même le désir. Au point où j’en suis, seule l’assurance d’être bientôt en mesure de rentrer pourrait, je crois, me donner l’énergie de surmonter la lassitude et la peur qui m’ont jusqu’ici empêchée de franchir la barrière du camping et des eaux où nous avons été, d’après toi, des enfants heureux. Je m’en voudrais également de partir sans avoir invité Martha à déjeuner ni mis les pieds dans le vieux cementerio qui jouxte la demeure de Ruth. Hier, à l’heure où les lueurs du couchant se répandent sur la crête des vagues, des

s’accumulent au fil des mois entre les pierres des tombes, m’a expliqué Adam. Du balcon de ma chambre, d’où j’ai assisté au spectacle, je n’ai pu apercevoir que la cime orange des flammes et les volutes sombres qui s’en échappaient. Cette nuit-là, j’ai rêvé d’une chèvre sur le toit d’un hangar en feu. Elle courait dans tous les sens, affolée par la fumée, le bruit des vitres éclatant sous la poussée des flammes. J’avais peur qu’elle ne tombe et ne se rompe les os avant que je sois parvenue à la faire descendre. Elle n’avait pas pressenti l’accident ni prévu qu’on puisse déserter les lieux pendant son sommeil et je sentais que je ne me pardonnerais pas sa disparition. Il n’y avait pas d’autre bâtiment alentour, nulle maison à la porte de laquelle j’eusse pu frapper et demander de l’aide, qu’un chemin au centre d’une forêt d’arbres dépouillés de leurs feuilles, dont je distinguais mal la profondeur et les limites. Je sanglotais, j’avais le visage barbouillé de salive, de la terre sur les mains. À un moment, j’ai cru voir venir un homme sur le sentier ; je l’ai appelé, l’ai supplié de nous sauver. Il s’est avancé, a plongé ses yeux dans les miens : j’y ai lu que nous resterions seules, elle et moi, face au brasier.

À mon réveil, j’ai pensé aux animaux que nous gardions à l’époque où nous vivions dans une maison à flanc de montagne. Je me suis rappelé qu’ils avaient fini par mourir, les uns après les autres, d’une infection respiratoire ‒ la maladie du charbon peut-être ‒ qu’ils avaient sans doute contractée à l’encan et qui était jusque-là restée en dormance dans leur organisme : quand nous sommes partis, il ne restait plus une bête vivante dans la grange. Seuls Douce, que nous avions adoptée bien avant d’emménager à Grenville, et les hamsters, qui quittaient rarement la chambre de Day, avaient survécu. C’est ma chèvre qui a succombé la première. Elle était plus petite et moins robuste que celle de mon frère.

À l’encan, nous avions d’abord cru qu’elle n’était pas adulte, à cause de sa taille et de son absence de méfiance : dès qu’elle nous avait vus, elle s’était approchée, avait offert son front et ses flancs maigres à nos mains ; la chaleur de nos gestes et de nos voix avait semblé combler en elle une attente. Nous l’avions choisie ; elle s’était laissé prendre, puis emporter. Nous nous étions vite attachées l’une à l’autre ; elle me suivait partout, parfois jusque dans la maison. Sa démarche était lente et précautionneuse, elle n’aimait pas qu’on la bouscule ; aussi avais-je dû ajuster mon rythme au sien. J’avais également compris qu’en ce qui la concernait, il ne fallait pas se fier aux apparences. C’était une finaude : dès que nous lui tournions le dos, elle nous piquait le fruit, la barre de céréales, la balle, le livre que nous tenions à la main. Son espièglerie me ravissait. Au bout d’un moment, maman m’avait avoué qu’elle appartenait à une espèce miniature, comme les poneys, et qu’elle était en réalité beaucoup plus avancée en âge que la chèvre de Day. Sur le coup, je n’avais pas voulu le croire, jusqu’au jour où elle s’était mise à tousser et à ne plus bêler ni venir quand je l’appelais. Elle ne touchait sa nourriture que du bout des dents et respirait de plus en plus difficilement. Une semaine plus tard, elle mourait sur le pas de la porte. Était-elle venue s’allonger là dans l’espoir que nous la trouvions avant qu’elle ne s’effondre, ou avait-elle seulement souhaité nous faire ses adieux ? Nous l’avions prise dans nos bras et transportée jusqu’au boisé d’en face. Sous la laine blanche, le corps était décharné ; il nous avait paru lourd pourtant. J’étais allée chercher la pelle et nous avions regardé maman creuser la tombe. Elle avait ensuite fabriqué une croix où nous avions écrit Neige et la date de sa mort – nous ignorions celle de sa naissance. J’avais voulu que

coquerelles qui s’immisceraient dans son pelage et m’être demandé depuis combien de jours tu étais absent et si tu reviendrais. De l’extinction progressive des autres animaux, je n’arrive plus à me souvenir. Je sais, parce qu’on me l’a raconté, qu’ils se sont éteints de la même manière, en peu de temps, après avoir perdu l’appétit, puis la force de respirer et de se tenir sur leurs membres.

Après avoir noté mon cauchemar, j’ai pris le livre, un récit de Bachmann, qui traînait sur la table de chevet : je savais que je ne parviendrais à me rendormir qu’après avoir lu quelques chapitres. J’en suis au « Troisième homme », le père, celui que la narratrice ne rencontre qu’en rêve, dans des lieux terrifiants, chambres aux murs orbes, cimetières de filles assassinées, eaux infestées de requins... Il l’y poursuit en empruntant à tous moments de nouveaux traits, si bien qu’elle en vient à douter du visage de chaque homme, ainsi que de la réelle identité de son assaillant. Qui est ce père ? Comment l’a-t-il

trouvée ? Quel rôle entend-il lui faire jouer dans cette histoire où il tient ‒ s’est donné ? ‒ celui du prédateur ? Qu’est-ce qui empêche l’héroïne de le fuir à toutes jambes ? Plusieurs des phrases de cette partie du récit me hantent, en particulier celle-ci,

que j’ai soulignée hier avant d’éteindre la lampe : Dans mon épuisement, il me vient un

soupçon, mais le soupçon est trop grave, je le ravale aussitôt. Sans doute parce qu’il y a

entre toi et moi aussi un soupçon trop grave, depuis longtemps ravalé, au sujet duquel je n’ai plus eu, après que nous t’avons perdu, la moindre certitude. Comme si le choc de notre séparation ‒ sa soudaineté, son étendue, le fait que nous l’ayons, Day et moi, si longtemps crue définitive ‒ avait fini par altérer non seulement le lien qui nous unissait à toi, mais notre mémoire commune, le souvenir des expériences, bonnes ou mauvaises, qui

fondait l’identité de ce lien et aurait permis d’en préserver, par-delà la distance, la réalité. De notre petite enfance, maman parlait rarement et avait conservé peu de traces, pas un objet qui atteste de ta présence dans son existence et la nôtre. Je pense aujourd’hui que le secret que je lui ai confié ‒ dont je soupçonnais la gravité, mais ne mesurais sans doute pas l’horreur ‒, quelque temps après notre enlèvement, est à l’origine de ce silence. Peut- être avait-elle espéré, en se taisant, me rassurer, me persuader que ce n’était rien et que demain tout serait oublié, ainsi qu’on console un enfant d’un mauvais rêve. Je n’ai plus ensuite osé parler du passé, la questionner à ce sujet : j’avais compris que certaines révélations avaient le pouvoir d’anéantir ma mère. Ce que je ne savais pas, cependant, c’est qu’il en va de l’enfance comme de l’âme : celui qui la désavoue s’en trouve dépossédé.

CALGARY