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La voyelle et sa nouvelle image

Dans le document La religion de Rimbaud (Page 125-128)

« Chant de guerre parisien »

3. La voyelle et sa nouvelle image

À la suite de ce glissement se voit adjoindre à chaque voyelle une nouvelle image, moins obscure que ce qui était précédemment suggérée par le texte. Elle se fait description imagée de la majuscule. Ainsi, la voyelle O amène à l’imaginaire du

« corset », du « golfe d’ombre » – la bouche ou l’anus –, c’est-à-dire d’une forme circulaire, vide en son sein. Ce néant central est cependant source d’un certain malaise, puisque la lettre représente l’unique illustration inquiétante – « autour de puanteurs cruelles » – de ce vide. Elle est ce qui révèle sa présence. Choisissant d’insister sur cet aspect Rimbaud opte pour le noir, couleur traditionnelle du deuil dans l’église chrétienne. Quant à ces « mouches », elles suscitent l’idée d’un cadavre en décomposition qu’elles entoureraient, répondant à la phase de putréfaction en alchimie1, symbolisée par le noir.

Le A tend vers le ciel en même temps qu’elle s’inscrit dans le sol, dans une solidité triangulaire qui rappelle tout naturellement les « glaciers » – sommet de montagnes –, les « tentes » ou les « ombelles ». Rimbaud choisit le blanc pour

1 Serge Hutin, op. cit., p. 89.

illustrer cette lettre, symbole de pureté,1 mais également de fête dans l’Église chrétienne ; elle est surtout la tenue des papes que nous croyons déceler dans cette appellation de « rois blancs ». La lettre est également associée à la résurrection alchimique2, elle est la Pierre blanche, celle capable de changer les métaux en argent, lisible dans ces « candeurs » évoquées en début de seconde strophe.

Le E peut amener à plus de difficultés dans l’interprétation, il faut simplement se rappeler que le E dont il est question est un E plus charnu, celui de l’écriture cursive E, la lettre est beaucoup plus ronde et amène dans ces deux demi-cercles l’illusion de lèvres vues de profil. Ainsi, ce qui guide Rimbaud, ici, est un jeu homophonique où les « E rouges » sont en réalité les « œufs rouges ». Œufs de Pâques, symboles de la Passion du Christ, dont la couleur rappelle le sang versé. Parallèlement dans son aspect alchimique la lettre se veut l’instant d’apparition de la Pierre philosophale après rubification. Elle est également, à cet instant, un Œuf philosophique rouge3, qui en dehors de sa capacité à transmuter les métaux en or, était capable de soigner toute maladie : physique – « sang craché » –, mentale – « colère » ou morale –

« ivresses ».4

Dans le cas du I, Rimbaud s’amuse – de la même façon que pour le E – à un jeu d’homophonie entre I vert et hiver. Saison qui l’amène à une vision de la nature – « mers virides » – endormie, paisible – « paix » –, presque morte, dont seuls les

« vibrements » lui permettent de déceler son état végétatif, sa respiration. Il y a en effet une sorte de suspension temporelle, non inquiétante, mais plutôt synonyme d’une sagesse cachée : l’hiver est métaphore pour le dernier âge de la vie. Cette maturité est d’autant plus présente que c’est à cet instant qu’est évoquée lisiblement l’alchimie, dans cette « paix des rides […] aux grands fronts studieux ». Référence au Spiritus Mundi5, qui se manifeste dans le procédé alchimique au travers de la couleur verte. Le vert, manifestation de la nature, de la sagesse est également, dans la religion

1 Remarquons que sur le brouillon du poème, Rimbaud se laissant guider par les images de glaciers avait dans un premier temps choisi le terme de « frisson » avant de lui préférer celui de « candeur » porteur d’une valeur beaucoup plus mouvante.

2 ibid., p. 90.

3 ibid.

4 « [..] elle guérit le corps humain de toutes les faiblesses et lui rend la santé ». ibid., p. 91.

5 « Le Spiritus Mundi ou esprit du monde qui fit son apparition dans l’alchimie à la Renaissance, devint rapidement une valeur clé de l’alchimie moderne au même titre que la pierre philosophale. Elle suppose une finalité plus spirituelle à l’alchimie et quelque part pleine d’espoir et d’optimisme. » (Didier Kahn, Alchimie et Paracelsisme en France à la fin de la Renaissance : 1567-1625, Librairie Droz, Genève, 2007, p. 65).

chrétienne symbole d’espérance et de renouvellement.1 Ce dernier point nous explique pourquoi Rimbaud choisit d’accoler à l’hiver cette notion de « cycles »2 : à ses yeux dans cette petite mort réside en réalité une nouvelle naissance.

Enfin, notre relecture du poème s’achève par ce U, dernière voyelle de l’alphabet.

Le poème lui-même confirme cette fin, puisque, comme le note J.-B. Barrère, 3 le

« suprême clairon » se veut une évocation de la trompette de l’Apocalypse.4 Notons cependant que le tuyau coudé du clairon peut rappeler à bien des égards la lettre U.

Ces U qui sont également des « silences traversés des mondes et des anges ». La métaphore s’explique par ce vide ouvert qu’illustre la voyelle, un vide qui, à la différence du O, n’est pas lieu de décomposition, puisqu’il peut être parcouru sans enfermement, à la manière d’une vallée. Cependant, il y a clairement un certain malaise devant cette ambiguïté que constitue le U : à la fois forme pleine et forme vide, imagé dans le poème par « ces strideurs5 étranges » et « ces silences ». Le U est également la voyelle qui clôt ce défilé que cela soit dans le poème ou dans l’alphabet6, elle est l’oméga et, en cela, Rimbaud lui octroie un caractère divin. Ainsi, toute la strophe se construit autour de cette référence au Jugement Dernier, et la lettre U, rappelant dans son regard, par la vue, « La Conscience » d’Hugo. Elle observe le lecteur dans ce faisceau graphique – « rayon violet de ses Yeux7 » – tout comme

« l’œil dans la tombe regardait Cain ». La voyelle est marquée par une double couleur : bleue et violette. La première semble évoquer sa couleur alchimique, puisque le bleu est une étape intermédiaire de l’Œuvre noire, la précédant.8 La seconde, sa couleur liturgique, chrétienne, se veut marqueur d’une période d’attente – l’Avent, le Carême –, d’un recentrement religieux pour le croyant avant le véritable

1 Dans la liturgie, elle marque le « temps ordinaire », rappelant une nouvelle fois cette absence d’activité propre à l’hiver.

2 Une autre explication, plus difficilement démontrable, voudrait que suite à l’année des dictionnaires Rimbaud ait pris connaissance du terme cycle tel qu’utilisé en médecine ancienne et dont le Littré donne la définition suivante : « Certain nombre de jours pendant lesquels on disposait l’alimentation et les exercices suivant un certain ordre d’abord ascendant, puis descendant. ». Cette image du cycle, loin de nos identifications modernes, est très proche de la manière dont on trace le I en écriture cursive.

3 Jean Bertrand Barrère cité par Alain Bardel.

Source en ligne : http://abardel.free.fr/petite_anthologie/voyelles_panorama.htm

4 Jean-Luc Steinmetz évoque également cette fin « aux allures d’Apocalypses » du poème.

(« Voyelles », Œuvre-vie, op. cit., p. 1096).

5 Il est à noter que U, évoque également le sifflement dans le rapprochement des lèvres que la voyelle suppose. C’est ce qui a peut-être amené Rimbaud à la comparer à ces « strideurs » : son aigu, perçant.

6 Si l’on admet son équivalent grec, elle est en majuscule représentée par le Y, permettant à Rimbaud d’évoquer deux voyelles dans une seule graphie, ce qui expliquerait également la double couleur adjointe à la voyelle.

7 Dans le cas d’une référence à Y (voir ci-dessus), la majuscule à « yeux » prend un double sens.

8 Serge Hutin, op. cit., p. 89.

événement religieux – la Résurrection, Noël –, d’un silence, d’une suspension temporelle. Car dans une logique circulaire du poème la dernière strophe est une pause avant la reprise de la première, mais non une fin définitive, tout comme l’Apocalypse, est une fin avant une Renaissance.

Par cette analyse, nous avons tenté de démontrer que Rimbaud n’avait pas été totalement tributaire de son imagination et du hasard dans la description qu’il proposait à chacune de ses voyelles. Il présente un système dans lequel le lecteur n’est pas simple spectateur, mais acteur du texte. Tout comme l’acrostiche de « Rages de César », il s’amuse à dissimuler des indices de lecture au cœur même de son poème, indiquant qu’au côté de leur complexité apparente cohabite une certaine facilité, pour qui veut voir, mais également pour qui accepte de dépasser le statut passif du lecteur ordinaire.

Une observation critique et parenthèse sur

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