• Aucun résultat trouvé

Études 2 de poètes

Dans le document La religion de Rimbaud (Page 115-120)

« Chant de guerre parisien »

5. Études 2 de poètes

5.1.1.La brutale intériorité du poète dans « À la musique »

« À la Musique » est un poème qui pose à l’éditeur la difficile question de la retouche du texte rimbaldien. Dans la première version du poème3, destinée à Georges Izambard, ce dernier évoque l’ultime vers du poème, qui aurait été retouché à la suite de ses conseils au jeune poète : originellement « Et mes désirs brutaux s’arrachent à leurs lèvres », remplacé par « Et je sens des baisers qui me viennent aux lèvres ».4 La critique a fait le choix dans un large ensemble, de suivre l’amendement

1 Pierre Brunel, Rimbaud ou l’éclatant désastre, op. cit., p. 24.

2 Nous utilisons le terme d’étude dans son acception picturale et artistique à savoir « travail de détail exécuté en marge et en vue d’une composition d’ensemble, mais pouvant parfois constituer une œuvre en soi. » (TLFI).

3 Deux versions existent : une version Izambard et une version Demeny. Nous privilégierons la seconde version dans notre analyse.

4 Georges Izambard, « Arthur Rimbaud rhétoricien », Mercure de France, 16 décembre 1910, cité par Pierre Brunel, Rimbaud : Œuvres complètes, op. cit., p. 166.

du professeur, tout comme l’avait fait son élève.1 Dès lors, la question du rapport de Rimbaud à ce poème ainsi que sa subversion se pose, au vu de cette censure a posteriori de son professeur de rhétorique.

Dans son ouvrage Stratégies de Rimbaud, Steve Murphy revient longuement sur cet écrit dans le chapitre qu’il lui consacre2. Influencé par « Promenades d’hiver » de Glatigny3, le poème puise également sa source dans ce que Steve Murphy nomme une « mimesis la plus directe ».4 S’il prend ses distances à l’égard de ces deux sources5, il n’en démontre pas moins l’intérêt de satire sociale et politique que constitue le poème ; tout en soulignant le glissement qui s’effectue entre la première et la deuxième version : l’opposition à la guerre devient une opposition militaire, un antimilitarisme qui se veut une « charge anti-bourgeoise », ennemi naturel du jeune Rimbaud.6 Ainsi, Steve Murphy évoque une « radicalisation » du poème au travers d’un « détournement thématique ».7

Néanmoins, au-delà de la relation du poète face à l’autre, s’est également posée la question du poète face à lui-même, de la relation qu’il entretient avec son monde intérieur et qui se lit notamment dans les trois dernières strophes du poème.8 Ainsi

1 « Toutefois, en acceptant l’amendement de son professeur [..], Rimbaud a exercé, à tort ou à raison, sa liberté d’auteur, décision à laquelle nul ne peut prétendre se substituer. (Alain Borer, « A la musique », Œuvre-vie, op. cit., p. 1016).

2 Steve Murphy, « A la Musique : scènes de la vie publique », dans Stratégies de Rimbaud, op. cit., pp. 21-62.

3 Jacques Gengoux est le premier à évoquer ce rapprochement dans sa Pensée poétique de Rimbaud, op.cit., p. 17.

Steve Murphy met en garde contre une accusation de plagiat dont on pourrait accuser Rimbaud :

« Lorsqu’on parle de “source probable”, on fait preuve d’une prudence exagérée ; pour Jean Reymond, Rimbaud frise le plagiat : ne s’agit-il pas de citations non signalées ? Ces petits larcins, nombreux dans les premiers vers de Rimbaud, montrent une certaine désinvolture, mais c’est qu’ils jouent un rôle ludique, que ce soit en gratifiant des bouts de phrase de Coppée de nouveaux contextes ironiques ou en soumettant à un virage imprévu le train de pensée de Glatigny. » (ibid., p. 25).

4 « À la Musique serait, dit-on souvent, une “chose vue”, réaliste ; sa force s’expliquerait par l’acuité du regard de Rimbaud. Ainsi débusque-t-on des “pilotis” référentiels, comme lorsqu’Antoine Adam cite le programme d’un concert du 7 juillet 1870, comprenant “la valse des fifres” dont parle précisément Rimbaud » [..] À la musique a souvent été lu comme un poème de la mimesis la plus directe. (ibid., pp. 23-24).

5 Le poème de Glatigny n’offre à « A la musique » qu’un support premier, un tremplin au poème rimbaldien : « En revenant au poème de Glatigny, on comprend qu’il serait absurde de parler de plagiat. Même l’idée d’une parodie serait inadéquate : il ne s’agissait pas de s’attaquer à a forme et au contenu de son poème, mais de les radicaliser, e opérant un détournement thématique. » (ibid., double et concentrique. Double, parce qu’à la société ordonnée et hiérarchisée du début correspond, dans la deuxième partie du poème, une série d’éléments qui, d’une façon ou d’une autre, apportent des éléments du désordre. » (Stratégies de Rimbaud, op. cit., p. 41).

se présente-t-il au lecteur « débraillé comme un étudiant », s’opposant au conformisme bourgeois de ces autres.

En étant débraillé, il est celui qui met en désordre cette société, par son regard critique – évoqué précédemment –, mais qui également porte le désordre, dans son attitude, son apparence et ses vêtements. Il se fait porteur d’un danger non seulement physique , mais également moral par la présence de ces « alertes fillettes » dont les

« yeux tout pleins de choses indiscrètes » semblent répondre à ceux du poète ; proposant des similitudes avec « Tête de faune » dans l’érotisme suggestif1 du poème et de ces arbres, complices de ses intentions.2 Le regard qui suppose une distance entre l’objet et l’observateur, devient physique et glisse vers une palpabilité spécifique à un autre sens, le toucher : « Je suis, sous le corsage ». Il y a une véritable immersion du poète dans ce corps de femme, à laquelle contribue ce « Je suis » ambigu : s’agit-il du verbe suivre ou du verbe être ? Le second supposant qu’au regard s’est conjuguée l’action, à moins que le regard soit action chez ce poète faunesque, guettant sa proie.

Ainsi se lit cette « bottine » qu’il déniche, comme à l’affût de sa proie, qui aurait laissé dans cet objet un indice au faune de sa liberté retrouvée : la chaussure compresse le pied et rappelle au lecteur la ville et ses bourgeois, évoqués en début de poème, ainsi que leur moralité oppressive. La nature redonne à cette femme et au poète leur sauvagerie première. Lui-même « reconstrui[t] les corps », comme s’il planifiait la construction d’une nouvelle femme, tout en étant lui-même sous l’emprise d’une

« fièvre », presque d’une folie créatrice. Dès lors, le « drôle », en apparence positif, devient synonyme d’étrange et les confidences – « se parlent tout bas » – revêtent un caractère d’inquiétude et d’appréhension de la part de ces potentielles victimes.

Car c’est bien ainsi qu’aurait dû se lire « ces désirs brutaux », celle d’une animalité non refoulée qui se révèle devant ces jeunes filles. C’est la bête qui épie dans ce jardin, construction humaine, avant de reprendre ses droits sous les marronniers, arbres rappelant le sous-bois de « Tête de Faune ». Le poète apparaît comme un être hybride, qui ne se révèle que partiellement et dont la force brute (brutale) réside dans ce qu’il cache loin du regard public et de la bonne société. C’est une nouvelle fois la femme qui permet cette révélation, dans un rôle sacrificiel, elle le révèle et le repaît, dans son impossibilité de s’opposer activement, physiquement à

1 Steve Murphy parle de « rêve érotique ». (ibid., p. 44) et évoque une « sensualité encore plus faunesque » dans la version non amendée par Izambard (p. 43).

2 Steve Murphy note que « “Tête de Faune” procède par suggestion et non par description. » (Le premier Rimbaud.., op.cit., p. 166).

cette société qu’il observait silencieusement. C’est presque une métamorphose que subit le poète, d’un être à l’apparence humaine, à un être quasi animal ; d’un faux bourgeois1 se fondant dans la masse à un retour de son amoralité bestiale. Il est multiple et unique et d’une profondeur double – animale et humaine –, qui explique presque le malaise qui surprend à la lecture de ce poème : le poète reste à découvrir.

5.1.2.Le poète errant dans « Ma Bohême »

Tout comme « À la Musique », « Ma Bohême » a été étudié par Steve Murphy dans Stratégies de Rimbaud2, il y propose une lecture plus détachée du poème, notamment dans cette appellation de « fantaisie » qui l’introduit au lecteur 3 : tout n’est pas sérieux. Suivant cette logique il souligne une volonté rimbaldienne obscène dans les derniers vers du poème.4 Ainsi, tout comme « Sensation »5, il y aurait à la fin du poème un désir latent, sexuel, presque un désir du désir, symbole d’une liberté expérimentée. Jean-François Laurent évoque, au sujet du poème, une « richesse des thèmes évoqués, qui s’inspirent parfois de contes et de mythes (le Petit-Poucet ; Orphée dans la dernière strophe), s’ajoute un subtil équilibre, tout au long du texte, entre gravité et sourire, chaque nuance appelant et trouvant la nuance inverse. »6

Ainsi, le poème fascine par cette évocation du poète qu’on souhaiterait simultanément sérieuse et ironique : si toute matérialité est rejetée, c’est parce que la poésie se veut au-delà de tout cela, fille des étoiles et de l’air ; néanmoins, le poète errant et rêveur répond à un archétype, presque ridicule dans ce rejet de l’existence, d’une poésie uniquement sensible et non ancrée dans la réalité. Deux visions du poète auquel répondent deux lectures de Rimbaud : tragédie et comédie.

1 Rôle qu’il a interprété au même titre que l’orchestre interprétant son morceau de musique.

2 « L’amant des étoiles : Ma Bohême » dans Stratégies de Rimbaud, op. cit., pp. 121-135.

3 « Le mot suggère sans doute aussi une certaine distance critique : le lecteur ne doit pas prendre ce sonnet au sérieux ou du moins, il ne doit pas y voir un texte autobiographique naïf. » (Steve Murphy, Stratégies de Rimbaud, op.cit., p. 122). Pierre Brunel souligne également dans le rapprochement au poème de Nerval ou aux opéras d’Hoffmann dans cette notion de « Folie du rêve », d’un « laisser-aller de l’imagination ». (Pierre Brunel, Rimbaud ou l’éclatant désastre, op. cit., p. 102).

4 Steve Murphy, Stratégies de Rimbaud, op. cit., pp. 132-135.

5 Les deux écrits sont par ailleurs souvent comparés par la critique.

6 « Ma Bohême », Œuvre-vie, op. cit., p. 1032.

Marc Ascione évoque cette théâtralité dans l’utilisation du terme « idéal », évoquant un Rimbaud déguisé, interprétant le rôle du poète errant.1 Affirmation qui fait écho à ce que nous affirmions précédemment du poète de « À la musique » se fondant dans la masse bourgeoise au moment de son observation, personnifiant un étudiant en apparence inoffensif. Si l’on suppose une approche similaire pour « Ma Bohême », la première personne que le poète tenterait de tromper serait cette

« Muse », en se faisant passer pour son « féal ». Le terme médiéval, dérivé de fidelis2, rappelle dans sa forme et sa sonorité son antonyme : félon. Dès lors, ces « amours splendides » auxquels Steve Murphy redonne leur sens étymologique de brillants3 ne se veulent pas seulement d’une beauté hors-norme, mais d’une richesse et d’un luxe conséquent : notre poète ne rêve pas que de gloire, mais de fortune, sous des étoiles qui président aux destinées humaines.

Par ces « poches crevées » et ce « large trou » à la « culotte », Rimbaud fait état de deux expressions distinctes : prendre une culotte4, signifiant être ivre et avoir les poches trouées, illustrant sa capacité à dépenser sans compter. Il n’est donc pas certain que le poète soit ici maître de toutes ses facultés.

Ainsi, les « rimes » qu’il égrène, rimes embrassées, à l’image de celles du texte, sont amplifiées par le « doux frou-frou » de ces femmes. Évoquées par le bruissement de leurs robes, elles soulignent ce désir d’entrer dans cette auberge, et de profiter également de leur compagnie. La femme se veut une nouvelle fois symbole d’un autre type de liberté ; à l’image de « Sensation », elle évoque une liberté insouciante et complémentaire de la liberté réelle de notre poète. Ainsi, si ce « vin de vigueur » se veut, comme le suppose Marc Ascione, Jean-Pierre Chambon et une nouvelle fois Steve Murphy, le fluide séminal5, il est avant tout symbole d’un renouveau des forces, chez un poète dépité de son manque de fortune, ne pouvant qu’écouter là où il aimerait être.

1 « Le sens particulier d’idéal opposé à réel, délicat à définir, est “symbolique, fictif, qui figure comme un accessoire de théâtre”. Cette acception (aujourd’hui oubliée) n’est pas propre à Rimbaud, mais ressort par exemple de ces occurrences dans La Curée de Zola [..]. Rimbaud est donc déguisé en costume de bohémien idéal. » (Marc Ascione, Œuvre-vie, op. cit., p. 1033).

2 J.-L. Steinmetz, Rimbaud : Poésies, op. cit., p. 307.

3 Steve Murphy, Stratégies de Rimbaud, op. cit., p. 127.

4 TLFI. L’expression est également usitée à partir du XXe siècle pour signifier perdre au jeu, il nous est impossible d’affirmer qu’elle possédait déjà ce sens à l’époque de Rimbaud.

5 Steve Murphy, Stratégies de Rimbaud, op. cit., p. 133.

Dès lors, la dernière strophe est une remontée en puissance1, certes, mais également un retour de confiance dans cette vie d’errance. Car après tout, ces femmes et ces désirs ne sont qu’« ombres fantastiques », irréalités, s’opposant à la vastitude suggérée par les « élastiques ». En tirant les élastiques, c’est-à-dire une matière souple capable de s’étendre, Rimbaud illustre une errance en devenir dont la limitation n’a pas encore été atteinte, malgré les blessures aux souliers, et rappelle les

« vastes fins » des « Sœurs de charité ». Le cœur du poème est ce pied, symbole de marche et de liberté absolue, il est ce qui permet à l’errance d’exister. Par ce « pied près de mon cœur », le poète malgré cette tentation matérielle et féminine, proche d’une félonie, d’une infidélité à l’égard de sa Muse, se rétracte et revient à l’essentiel de sa vocation le pied (réel et poétique) près de son cœur (sensible et poétique).

Chapitre V : Mécanique de « Voyelles »

Dans le document La religion de Rimbaud (Page 115-120)