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Portrait et Vanité : neutralité et impersonnification dans

Dans le document La religion de Rimbaud (Page 112-115)

« Chant de guerre parisien »

4. Portrait et Vanité : neutralité et impersonnification dans

« Le Buffet »

Les objets font souvenir ; ils témoignent aussi d’une généalogie sur le mode

aristocratique. Aux natures mortes qui ornent les salles à manger et aux paysages qui décorent les salons, répondent dorénavant les galeries des nombreux portraits installés généralement dans les vestibules. Au besoin, […] on fait repeindre les fonds de tableaux anciens achetés chez les antiquaires afin de les faire concorder avec l’histoire familiale, réelle ou rêvée.1

Dans nos analyses précédentes et à la lumière des différentes sources critiques évoquées (Reboul, Murphy, Steinmetz, Brunel), Rimbaud, et plus particulièrement le jeune Rimbaud, est un homme de son temps, un observateur critique et méticuleux qui cherche, à la manière d’un peintre, à capter les habitudes, les visages qui l’entourent. Delahaye le certifiait déjà dans ses Souvenirs familiers à propos de Rimbaud : « C’était la littérature d’observation, que je n’avais connu d’abord que par Lesage et Balzac, et dont il suivait le développement avec ferveur, qu’il aimait pour son réalisme hardiment honnête. » 2 Or si ce réalisme se veut officiellement une représentation fidèle de la réalité, elle n’implique en rien une neutralité.3 Le regard

1 Manuel Charpy, « L’ordre des choses. Sur quelques traits de la culture matérielle bourgeoise parisienne, 1830-1914 », Revue d’histoire du XIXe siècle, n°34, 2007, p. 108.

2 André Gendre et Frédéric S. Eigeldinger, Delahaye témoin de Rimbaud, À la Baconnière, Neuchâtel, 1974, p. 80.

3 « [..] il y a dans l’esthétique naturaliste une convention du réel, comme il a une fabrication de l’écriture. [..] L’écriture réaliste est loin d’être neutre, elle est au contraire chargée des signes les plus spectaculaires de la fabrication. » (Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Points, Paris, 1997, p. 53).

du poète reste présent, et dans le cas de Rimbaud il se veut même encore plus insistant et critique.

En effet, à ce réalisme littéraire fabriqué s’ajoute au XIXe siècle une véritable démocratisation du portrait1 bourgeois, et donc haïssable aux yeux du poète. Il est une volonté pour cette dernière, de se rapprocher des codes aristocrates, mais également de s’installer, visiblement dans la durée, s’instaurant comme une véritable classe sociale à part entière.2 Le portrait rejoint dès lors la peinture dans cette mise en scène de l’instant qui deviendra souvenir, et que Rimbaud soulignait déjà dans les Premières Communions, dans une valeur positive d’objet à oublier. Lui-même et son frère n’ont pu échapper à cette obligation du portrait pour la postérité, lors de leur première Communion, entrant de plain-pied dans ce rattachement à la bourgeoisie vers laquelle leur mère tendait.

Il nous semble que « Le Buffet » se veut un détournement de cet art bourgeois dans cet hommage à un meuble qui a véritablement valeur de membre de la famille dans la logique matérialiste de l’époque. Le portrait est l’occasion pour Rimbaud, tout comme Mallarmé le suggérait pour l’œuvre d’art, d’impersonnifier le volume, d’occulter l’humanité du sujet, mais également de la présenter comme s’établissant par elle-même, sans aucun travail poétique3, obéissant aux caractéristiques du portrait. Dans cet équilibre entre une non-neutralité (réalisme) et une impersonnification (art) se lit ce « Buffet ».

« Le Buffet » est le seul poème des Premières Poésies de Rimbaud qui comporte pour titre un objet. Délaissé par la critique, il n’en demeure pas moins un poème du corpus, qui, selon nous, mérite d’être étudié.4 Dans ce meuble, marqué par

« ce chêne sombre, / Très vieux, [qui] a pris cet air si bon des vieilles gens », Rimbaud insiste sur le fait que malgré une transformation formelle, le chêne reste un

1 Nous ne séparerons pas le portrait peint du portrait photographique, tant dans le contexte évoqué, les deux appartiennent à la même approche sociale de l’art.

2 Sur le sujet : Manuel Charpy, « La bourgeoisie en portrait. Albums familiaux de photographies des années 1860-1914 », Revue d’histoire du XIXe siècle, n°34, 2007, pp. 147-163.

3 « De ce caractère de l’œuvre, c’est Mallarmé qui a eu la plus ferme conscience. “Impersonnifié, le volume, autant qu’on s’en sépare comme auteur, ne réclame approche de lecteur. Tel, sache, entre les accessoires humains, il a lieu tout seul : fait, étant.” Et son défi au hasard est une transposition de ce “a lieu tout seul”, une recherche symbolique pour rendre manifeste “la disparition élocutoire du poète”, une expérience, enfin, pour saisir comme à sa source, non pas ce qui rend l’œuvre réelle, mais ce qui est en elle la réalité “impersonnifiée”, ce qui la fait être au-delà ou en deçà de toute réalité. » (Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Folio Gallimard, Paris, 1988, p. 294).

4 Sur le sujet et une étude stylistique du poème : Noël Cordonnier, « Ouverture du Buffet », Parade sauvage, n°7, 1991, pp. 8-15.

élément végétal, immobile, mais vivant.1 Il le place au centre d’une composition de laquelle émanent de « vieilles vieilleries », des « linges », des « chiffons », des

« dentelles flétries ».Ce déversement de tissus n’est pas sans rappeler les vêtements prêtés ou achetés, revêtus pour les nécessités du portrait, marqueurs d’une artificialité momentanée acceptée.

Le chêne verse « une ombre », malgré son immobilisme, il conserve les caractéristiques de sa fonction première et également l’aspect positif d’une Nature, vue plus que favorablement par Rimbaud. Car comme l’indique Pierre Brunel dans son analyse du poème, « les objets ont une âme »2 et c’est ce qui permet, dans un premier temps, de classer le poème dans la logique du portrait. Le « Buffet » apparaît comme méritant de l’attention que lui porte le poète. Il est le membre ignoré, silencieux, mais essentiel ; celui que l’Histoire ignorera en l’absence de preuve formelle. Car, comme nous l’évoquions précédemment, le portrait se veut l’établissement d’une transcendance sociale. Rimbaud permet à cet humble Buffet de passer également à la postérité.3

Ce présentoir, pièce centrale de la vie du foyer, est l’occasion pour Rimbaud, au-delà de ce portrait quasi politique, de s’exercer à un genre de tableau particulier : celui de la nature morte. Ainsi apparaissent « fleurs sèches » et « parfums de fruits », éléments caractéristiques de la nature morte, mais ces derniers ont soit dépéri avec le temps, soit sont simplement marqués par leur présence impalpable (senteur). De la nature morte, le poème bascule vers une vanité. Ces cheveux blonds devenus blancs ou ces cheveux blancs donnant naissance à des cheveux blonds, évoque le passage du temps humain dont le buffet impassible ne fait qu’observer l’écoulement, lui qui au XIXe siècle était cédé d’une maison à une autre, d’une mère à une fille, d’une belle-mère à une belle-fille.4 On comprend qu’à la manière du crâne dans les œuvres de Pieter Claesz, le buffet marqueur du temps et de la mort, contemple les éternels aléas

1 Tout comme les sièges de paille des « Assis » contenaient « l’âme des vieux soleils ».

2 Pierre Brunel, Rimbaud ou l’éclatant désastre, op. cit., p. 24.

3 La démarche se veut presque sociale, c’est le portrait du pauvre, de l’ouvrier, de la servante qui et ici mentionné implicitement.

4 Il s’agit également d’une évocation des tableaux de cheveux en vogue dans le second tiers du siècle :

« À mi-chemin entre généalogie aristocratique et sentiment familial, les objets qui font figure de reliques rencontrent un véritable succès. C’est par exemple le cas des tableaux de cheveux qui rencontrent un succès foudroyant dès les années 1840. Ils sont alors une vingtaine d’artisans à Paris à réaliser des compositions à partir des cheveux des enfants, de la bien-aimée, voire des morts. Pour une vingtaine de francs et une mèche de cheveux, on peut se faire confectionner ces reliquaires. Le succès est tel qu’en 1860 « les garçons d’amphithéâtre font un commerce de cheveux » utilisés pour des

« chaînes, des bagues, des bracelets, etc., tout ce qu’on appelle les ouvrages en cheveux ». Manuel Charpy, « La bourgeoisie en portrait. Albums familiaux de photographies des années 1860-1914 », Revue d’histoire du XIXe siècle, n°34, 2007, p. 108.

humains. Ce dernier glissement permet à Rimbaud d’achever son poème comme il l’avait débuté, dans cette humanisation de l’objet qui, « très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens » et qui finalement « voudrai[t] conter [s]es contes ».

On ne sait plus très bien, à l’issue du poème, si le buffet n’était qu’un moyen pour Rimbaud de dresser le portrait de ces personnes âgées murées dans leur silence et prostrées dans un coin de chambre, ou si le buffet dans ces années de vie et d’observation ne finirait pas par magiquement s’humaniser. Ainsi, comme l’évoquait Pierre Brunel dans son analyse du poème : « la profondeur de son espace est comme augmentée par la profondeur du passé dont il est imprégné. »1 Certes, ce poème se veut une impersonnification, comme l’entend Mallarmé, où le poète et l’objet s’effacent dans une réflexion plus profonde de l’existence, philosophique : la vanité.

Mais il reste une démarche engagée où transparaît l’opinion du poète, malgré l’apparente neutralité, celle d’un oubli de l’Histoire présent et futur, qui doit être rectifié : le portrait.

Dans les deux cas, le poème qui, en son centre, s’affichait comme nature morte, redevient portrait, c’est-à-dire une représentation d’après un modèle réel, car ce buffet, qu’il soit celui de Rimbaud ou celui du lecteur, existe.

Dans le document La religion de Rimbaud (Page 112-115)