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Une Idylle retouchée

Dans le document La religion de Rimbaud (Page 135-141)

Chapitre II : Un ensemble de solitudes 1

1. Une Idylle retouchée

Jean-Nicolas Illouz2 et Dominique Combe3 ont tous deux démontré l’extrême importance de l’Idylle dans la poésie rimbaldienne. Les Derniers vers, tout particulièrement, offrent une parfaite illustration de ce « rapport particulier au monde et à soi », d’un « monde à l’écart de l’histoire ».4 La cadre poétique, celui d’une Nature amie5, permet au poète de se présenter comme seul, loin de l’humanité et des soucis qui lui sont liés.

Ainsi, dans « Larme », la Nature propose, dans son indistinction – « oiseaux »,

« bruyère », « noisetiers » – plus qu’un cadre intemporel, un cadre atemporel, impossible également à situer géographiquement.6 Elle contamine le poète qui se place en altérité absolue à l’égard du monde : évoluant dans un univers qui existe en parallèle de celui du lecteur, dans un lieu et un temps indistinct.7

Chez Rimbaud, à la différence de l’idylle traditionnelle, où le personnage principal (ou poète) est accompagné, que cela soit d’un groupe de bergers comme lui ou de sa bien-aimée8 ; dans les Derniers vers, Rimbaud reste immanquablement et irrémédiablement seul, et ce, même dans « Jeune ménage »9 ou « Bonne pensée du matin », dans lequel le poète observe ces ouvriers de loin, dans un détachement spatial et même temporel différent.10L’humanité est délaissée au profit d’un rapport intime à la nature qui comble le poète : le rapport humain-humain est remplacé par

1 Louis Forestier, dans sa préface aux œuvres complètes de Rimbaud, évoque une œuvre où s’alterne tantôt « l’épreuve de l’abandon et de la déréliction », « tantôt, à l’inverse, l’isolement est associé à la sensation d’expansion, aux phénomènes de rêveries ». (Louis Forestier, Rimbaud : Œuvres complètes, Robert Laffont, Paris, 1992, p. III).

2 Jean-Nicolas Illouz, « Rimbaud : mémoire de l’idylle », dans Steve Murphy (dir.), Lectures des

« Poésies » et d’« Une saison en enfer » de Rimbaud, op. cit., pp. 57-72.

3 Dominique Combe, op.cit.,, pp. 29-34.

4 Jean-Nicolas Illouz, chap.cit., p. 58.

5 Cadre conventionnel du locus amoenus (bosquet, rivière, source). (Dominique Combe, op.cit., p. 30).

6 Les tentatives critiques de lire dans « La rivière de Cassis » une rivière réelle n’apportent pas un éclairage supplémentaire sur le poème.

7 Ce que Jean-Nicolas Illouz et Dominique Combe nomment « un monde irénique ». (Dominique Combe, op. cit., p. 32. ; Jean-Nicolas Illouz, chap.cit., p. 58).

8 Bergers amoureux des églogues de Théocrite et de Virgile, ou campagnards de Goethe. (Dominique Combe, op.cit., p. 31).

9 À la différence de Dominique Combe qui propose dans « Jeune Ménage » et son couple l’illustration d’une substitution des personnages traditionnels de l’idylle par celle du foyer familial et du couple.

(ibid.). Nous percevons un poète qui est porteur de l’idylle et qui, lui, reste seul dans cette contemplation du couple.

10 Nous reviendrons dans notre analyse du poème sur cette affirmation.

un rapport Nature-humain. Dès lors, si la rivière de Cassis « coule ignorée », c’est-à-dire non connue des humains. Elle permet au poète de se revendiquer, en apparence, comme l’unique et seul compagnon et confident de la Nature.1 C’est une faveur qu’il fait au lecteur en lui révélant ce secret. On retrouve une logique similaire dans

« Comédie de la Soif », où le poète rejette une ivresse possible entre amis pour préférer la solitude d’une mort en pleine nature, d’une relation physique avec cette dernière dans la décomposition de son corps :

J’aime autant, mieux, même, Pourrir dans l’étang,

Sous l’affreuse crème, Près des bois flottants.

Il n’est plus question de la mort de l’autre – « Ophélie », « Le Dormeur du val » –, mais d’une évocation de la mort du poète. L’idylle rimbaldienne, dans laquelle la nature est la nouvelle compagne, n’est donc pas entièrement heureuse, ou plutôt il s’agit d’un bonheur paradoxal2, où dans cette mort réside une certaine libération, à l’instar des « vastes fins » des « Sœurs de charité ». La Nature, divinisée dans « Credo in Unam », devient cette fois le véritable compagnon poétique, la compagne amoureuse : elle s’humanise, capable d’agir et de tuer le poète dans

« Patience » : « Si un rayon me blesse, / Je succomberais sur la mousse ». Le véritable isolement est à l’égard de l’humanité, il vit en retrait de cette dernière même s’il s’offre à son regard par ces poésies. Et même lorsque se dessine la possibilité d’un exil – Pauvre songe –, ce dernier est une nouvelle fois présenté sous le prisme d’un changement du cadre naturel, presque un changement de compagne symbolisé par ces majuscules typographiques : « Choisirais-je le Nord / Ou le Pays des Vignes ?... ».

Rimbaud confirme en même temps qu’il s’éloigne de l’Idylle traditionnelle : la nature qui se voulait simple cadre devient compagne de notre prophète, au détriment d’une femme humaine absente de son expérience. Pour le lecteur, ce choix implique un

1 Nous verrons ultérieurement que nous sommes loin, en réalité, d’une rivière naturelle.

2 Louis Forestier souligne cette ambiguïté rimbaldienne de la mort, qu’il évoque pour les personnages poétiques, mais que nous élargissons à la mort personnelle du poète : « Ces cadavres sont abandonnés à une solitude effrayante, et consolante en même temps, car l’absence de tout être vivant autour d’eux fait qu’ils ne peuvent être reconnus comme morts. Au contraire, dans la mentalité et les traditions du XIXe siècle, c’était une nécessité que la présence des autres auprès du mourant et du mort. » (« La mort dans les "poésies" de Rimbaud », art. cit., p. 208.

poète concrètement seul, qui ne peut que se recentrer sur lui-même, dans une logique plus spirituelle que les simples batifolages de l’Idylle.

2. L’Autre

2.1. Les preuves de son absence

Si la Nature est compagne du poète, elle n’implique pas, par sa présence, une absence de solitude pour ce dernier. Victime d’un sentiment d’isolement qui peut se faire pesant, en témoigne le « moins seul » et « moins nul » de « Bannières de mai », il n’est pas erroné de penser qu’il témoigne, ici, d’un certain manque. Il serait même question, dans ce « nul », d’un vide qui demande à être comblé par cette mort. Mais ce dernier est double et complexe. Marqué à la fois par l’absence d’un être qui l’accompagnerait, mais également d’un élément intérieur qui le satisferait et qui l’élèverait. Ainsi, sa mort serait réelle, l’opposant à celle, approximative – « à peu près » –, de ces « bergers » auxquels il ne s’identifie pas – « c’est drôle » confirmant une rupture avec l’idylle traditionnelle.

L’appel de « Chanson de la plus haute Tour » évoque également cette attente du poète – « Ah ! que le temps vienne / Où les cœurs s’éprennent » –, car dans ces cœurs se trouve également le sien. Cette pluralité de l’article1 nous amène à penser que le poète désire se réassocier à cette humanité délaissée, de revenir à son statut d’être parmi d’autres. Ainsi, « les » a ici valeur d’extensivité maximale, le poète parle de tous les cœurs, le sien compris. Quant au choix du terme s’éprendre, il ouvre deux voies d’analyse vraisemblables. La première, celle du feu : s’éprendre, dans une acception moins usitée, signifie s’allumer, porter l’étincelle. La seconde hypothèse, implique un retour à la valeur étymologique de s’éprendre, dérivé du terme prendre.

Ainsi viendrait le temps d’un lien concret entre les cœurs, d’un saisissement qui les amènerait à s’unir et mettre fin à leur solitude. Le poète étend ainsi son vide à l’ensemble de l’humanité, s’en faisant porte-parole dans l’écho de son propre cœur.2

Cette vision se retrouve également, quoique traitée de manière différente dans

« L’Éternité ». Dans ce poème, le poète a fait partie de l’humanité, il implique une expérience passée, puisqu’il s’en est dégagé, il s’en est séparé pour se recentrer sur

1 Une singularisation des deux vers aurait pu être possible sans renoncement à la rime ou au pentasyllabe : « Ah ! que vienne le temps / Où mon cœur s’éprend ». Rimbaud semble, une nouvelle fois, nous suggérer un travail du lecteur dans ce poème, comme nous le constaterons ultérieurement.

2 Nous verrons ultérieurement que cet écho et proche de celui de Satan, porte-parole des damnés.

lui-même, son propre vol. Le choix de ce verbe « voler » suggère, dans un premier temps, une positivité de l’acte : il induit le retour à une liberté pure, au travers de la métaphore de l’oiseau – compréhensible de tous –, mais, finalement, se révèle négatif. Le poète détrompe nos attentes1, car cette solitude libératoire ne mène à rien, ni « espérance », ni « orietur », et traduit l’impasse dans laquelle il se trouve suite à ce choix. Quant au titre du poème – « L’Éternité » –, il souligne la pesanteur de cette souffrance, plaçant toute la scène dans une temporalité sans début ni fin, proche de la tradition du supplice post-mortem. Ceci laisse supposer que dans sa rupture consommée avec l’humanité, le poète accepte une certaine mort sociale2. Certes, cette solitude était choisie, mais loin de s’y complaire, il semble confesser son incapacité à surmonter cette difficulté.

« Âge d’or » s’inscrit dans la continuité de ces temporalités explorées par Rimbaud dans les Derniers Vers3. La scène se place encore une fois dans un temps utopique, celui d’un temps heureux où le poète est, en apparence, entouré au travers de ces « voix ». Certes, il y a une présence – « des voix » puis « une Voix » – dans ce poème qui, par ailleurs, au début nous apparaît comme un simple dédoublement quasi schizophrénique de la voix du poète : « Il s’agit de moi ». La déclaration, ambiguë, ne permet pas de savoir si le poète affirme que ces voix sont les siennes, ou s’il leur répond en leur indiquant sa présence. La seconde hypothèse implique, notamment par l’utilisation du déictique « moi », que le poète connaît suffisamment ces « voix » pour qu’il n’ait pas à décliner, en détail, son identité. Il est certain, en tous les cas, que le poète n’est pas maître de toutes ces capacités mentales, puisqu’il évoque « ivresse et folie », comme danger de la réflexion – « ces mille questions » –, impliquant un refus de cette dernière. Il y a dans « Âge d’or » une véritable hésitation du lecteur, sur la réalité de l’autre. On en vient ainsi à relire ce « Il s’agit de moi » avec encore plus de distance et de précaution, presque de fourberie. Il ne s’agirait plus d’une affirmation du poète, mais de ces « voix » qui, en se présentant par ce

« moi », tentent de justifier et d’unifier leur existence4.

1 Le « selon » indiquait pourtant que le poète se laissait porter au gré des vents et des courants d’air.

Liberté absolue, mais presque dangereuse puisqu’il est dépendant d’une volonté autre que la sienne.

2 Une séparation de son être (âme) du corps social que constitue la société.

3 Nous reviendrons également ultérieurement sur ce travail de la temporalité accompli par Rimbaud dans les Derniers Vers.

4 Rappelons simplement à la maxime cartésienne : « Je pense donc je suis. ». Impliquant que seule mon existence propre apparaît dénuée de tout doute.

Ainsi, c’est finalement le chant qui amènera le poète, et le lecteur, à ne plus se demander si cette voix est réellement autre, différenciée de la sienne. Même s’il est seul à l’entendre1 – ce que laisse penser ce « pas du tout publiques » en fin de poème –2, il est submergé par le plaisir de ne pas être seul tout court. Les « sœurs » du poème apparaissent, comme chez Baudelaire, des êtres de partage et de réconfort, en nommant ces voix « sœurs », il leur octroie un statut salvateur malgré leur présence uniquement sonore et non physique (palpable).

2.2. Sa fantomatique présence

« Jeune Ménage », se veut un poème entièrement constitué de l’illusion d’une présence. Par le titre même, Rimbaud s’amuse à déjouer l’horizon d’attente : là où le lecteur s’attendrait à lire l’illustration d’un jeune couple, Rimbaud choisit de combler le poème de leur absence. Le jeune ménage c’est avant tout la chambre de ce jeune ménage : témoin silencieux de leur existence. Ainsi, c’est seulement au conditionnel et sous l’égide de l’imagination, presque du rêve que sont décrits les locataires de ses lieux dans le bonheur de leur jeune félicité conjugale :

La nuit, l’amie oh ! la lune de miel Cueillera leur sourire et remplira De mille bandeaux de cuivre le ciel.

Puis ils auront affaire au malin rat.

Ce rat qui les guette, dans le plaisir de leurs amours, évoque néanmoins une future source d’inquiétude et de problème,3 souligné par l’expression choisie pour l’introduire : « auront affaire ». Le coin de Paradis est ainsi déjà corrompu. De cet élément naît l’hypothèse de lecture que nous proposons : il semble que le poète laisse transparaître une certaine amertume, une aigreur jalouse qui l’amène à souligner que ce bonheur, lié à la présence de l’autre, ne peut qu’être éphémère.

Ainsi, le rat dont il est question peut être celui de l’expression populaire s’ennuyer, s’embêter comme un rat, qui présage une lassitude de l’autre future ; ou plus vraisemblablement celle d’avoir des rats (dans la tête), expression ancienne qui

1 Nous devrions dire à les entendre, puisqu’à la fin du poème, les voix se multiplient.

2 En dehors du jeu de mots présent entre « voix publiques » et « filles publiques », le terme laisse également lire l’expression « vox populi », démocratisant et généralisant l’activité.

3 Bernard Meyer évoque un « rat » qui rongera l’amour du foyer. (op.cit., p. 209).

signifie que la vie de ces futurs mariés sera gâchée par des caprices et des désirs égoïstes. En somme, cette nature morte du jeune ménage est pour Rimbaud l’occasion de présager également leur future scène de ménage : paroxysme de la solitude et de l’égoïsme dans le couple et qui permet, peut-être, au poète solitaire de ne pas trop les envier.

« Plates-bandes d’amarantes… » ou « Juillet » obéit à une logique similaire à celle évoquée dans « Jeune ménage ». Encore une fois, le poète tente de nous faire croire qu’il est accompagné en jouant sur des appellations ambiguës données à certaines parties de la ville – Juliette, Henriette1 –, laissant le lecteur douter entre l’admiration de la ville ou de la passante, mais également plonger dans l’expectative d’une rencontre. Or, la rencontre a déjà eu lie, c’est celle du poète et de la ville :

— Boulevart sans mouvement ni commerce, Muet, tout drame et toute comédie,

Réunion des scènes infinie,

Je te connais et t’admire en silence.

Il est amusant de constater que cette ville comble la solitude poétique, non pas par sa présence humaine, mais par sa présence seule2. C’est la ville, dans son acceptation la plus urbaine, la plus architecturale, qui est sujet de l’admiration du poème : la ville figée « sans mouvement ni commerce ». Ce que certains auraient nommé une ville morte, Rimbaud choisit de la décrire comme étant au sommet de son existence, la justifiant comme pouvant vivre indépendamment de toute présence humaine. C’est là une manière pour le poète d’établir un parallèle entre cette ville et lui-même, deux paysages : l’un humain, l’autre urbain3. Mais également d’une solitude qu’il parvient progressivement à surmonter en lui reconnaissant des « scènes

1 Dans le nom même de Bruxelles existe ce « elles » auxquelles Rimbaud choisit de donner ici des noms.

2 On pourrait penser que dans son incorporation de la ville à sa poésie, Rimbaud s’éloigne d’une inspiration pastorale. En fait, il n’en est rien. Bien au contraire, il s’amuse à pastoraliser la ville, à lui donner des airs de campagne et de lieu naturel, et non plus urbanisé par l’homme. Cette volonté est visible par le titre du poème, mais également dans cette focalisation du poète sur les éléments paysagers de la ville : enclos, cage, mont, verger, buis.. Le choix également de prénoms qui sont en réalité des diminutifs, donnant une impression d’intimité et donc d’une société villageoise et non plus citadine. Enfin, la présence du palais de Jupiter, en début de poème, amène à considérer, à rapprocher inconsciemment le poème d’un autre temps et d’un autre lieu : celui de l’Antiquité grecque, âge d’or de la pastorale.

3 On retrouvera de telles logiques d’errance urbaine particulièrement dans les romans européens de l’entre-deux-guerre, ou le narrateur – un peu perdu dans sa propre existence– s’accouple à la ville architecturale et humaine. C’est le cas de Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin ou de Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline. Par ailleurs, Rimbaud poursuivra cette identification poétique à la ville dans les Illuminations.

infinies » c’est-à-dire une pluralité d’explorations, de changements qui n’ont pas nécessairement besoin de l’autre, et plus particulière d’un autre humain, pour intervenir. Le poète se suffit à lui-même tout comme la ville se suffit à elle-même.

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