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Graphisme et couleurs

Dans le document La religion de Rimbaud (Page 120-123)

« Chant de guerre parisien »

1. Graphisme et couleurs

Dans son édition des œuvres complètes de Rimbaud, Louis Forestier indiquait en marge du poème « Voyelles » :

« Ce poème a suscité une foule d’interprétation. Beaucoup ingénieuses, aucune n’est convaincante. Depuis quelque temps, Rimbaud a découvert tout le parti qu’on peut tirer du mot : signe ou objet qui ne traduit pas seulement (ou pas du tout) des réalités extérieures, mais permet de donner l’essor à des images intuitives et

personnelles qui dont, déjà, des “illuminations”. Le problème de “Voyelles” n’est pas de savoir pourquoi E est noir, il est d’admettre que A est un objet dont on peut jouer, auquel on peut donner diverses valeurs arbitraires dans une sorte d’algèbre du langage. C’est une nouvelle langue que le voyant tente de créer, mais dont la constitution est encore “latente” ».2

Cette volonté de Louis Forestier de considérer le poème non comme une énigme à déchiffrer, mais comme un système à accepter, a fortement guidé notre approche de ce dernier. Il fait également écho à l’affirmation verlainienne, à son sujet : « L’intense beauté de ce chef-d’œuvre le dispense à nos yeux d’une exactitude théorique dont je

1 Sexuelle selon Steve Murphy, notamment dans cet onanisme suggéré. ibid., pp. 134.-135.

2 Œuvres complètes, Robert Laffont, Paris, 1992, p.292.

pense que l’extrêmement spirituel Rimbaud se fichait sans doute pas mal. ».1 Impliquant de ne pas complexifier l’écrit et la pensée d’un adolescent de 17 ans.2

Steve Murphy et Yves Reboul, au travers de leurs différentes études historiques consacrées au poète, ont démontré l’ancrage social dans lequel doit être lu Rimbaud.

Impliquant une imprégnation d’un fait d’actualité, religieux ou littéraire et d’une redistribution de ce dernier au lecteur, après détournement (parodique ou non). Il s’agit pour Rimbaud d’un mécanisme du glissement, d’un mouvement par lequel le poète se fait prisme : il capture la lumière et la redistribue. C’est cette spécificité des Premières poésies, qui limite selon certains le jeune poète à un simple pasticheur.

Dans cet univers, Voyelles fait figure d’exception par son hermétisme et son absence de référent historique. Nous pensons néanmoins qu’il est possible d’y lire, une nouvelle fois, cette optique d’un glissement, voire la théorisation de ce système : une complexification recherchée par Rimbaud3. Pour cela, il faut mettre en exergue, en premier lieu, une structure première du poème qui soit moins obscure. La difficulté majeure du poème repose sur cette incompatibilité ressentie entre la voyelle énoncée et la description qui lui est apposée. Yves Reboul dans son analyse du poème propose de privilégier une lecture de la lettre graphique au détriment de la voyelle.4 Ainsi suggère-t-il de lire la lettre comme une image, dont le point de départ serait sa forme majuscule.5 Hypothèse qu’il se voit dans l’obligation devant la fragilité de ce raisonnement dans le cadre du E. Nous verrons cependant, ultérieurement, que cette conjecture d’une concordance entre lettre graphique et image pouvait être poursuivie même pour la lettre E.

À ces lettres sont adjointes cinq couleurs : noir, blanc, rouge, vert et bleu. Bleu qui deviendra finalement, dans l’ultime vers, un « rayon violet ». La lettre concernée par cet échange est le O, nommé Oméga, en référence directe au Dieu de la Bible à la fois Alpha et Oméga, début et fin, transcendant toute temporalité.6 Il y a évidemment dans cette référence biblique, religieuse, une volonté de sacraliser cet alphabet,

1 Paul Verlaine, dans des Hommes d’aujourd’hui (n°318, janvier 1888), cité par Jean-Luc Steinmetz,

« Voyelles », Œuvre-vie, op. cit., p. 1096.

2 Ce à quoi René Etiemble s’est largement opposé dans son Sonnet des voyelles. (Sonnet des voyelles.

De l’audition colorée à la vision érotique, Gallimard, Paris, 1968, 244p.

3 Poétique du glissement étudié par André Guyaux dans le cadre des Illuminations, mais qui nous semble déjà présent dans les autres recueils rimbaldiens. (sur le sujet : André Guyaux, « Poétique du glissement », dans André Guyaux (dir.), Lectures de Rimbaud, op.cit., pp. 185-213).

4 Yves Reboul, Rimbaud dans son temps, op. cit., p. 233.

5 ibid., p. 234.

6 Jean-Luc Steinmetz parle d’un écrit qui « contient en lui l’univers », dont le but est « d’embrasser la totalité, l’universel ». (J.-L. Steinmetz, « Voyelles », Œuvre-vie, op. cit., p. 1096).

uniquement constitué de voyelles.1 À cette évocation chrétienne s’ajoute une référence à l’alchimie, pratique plus proche de la philosophie que de la science et éminemment hermétique. Par l’évocation de ces deux sources, le texte se présente comme difficile d’accès au lecteur lambda.

Cette double tutelle du texte est particulièrement visible dans les couleurs choisies pour accompagner ces voyelles. Ainsi, le noir, le blanc et le rouge (couleur de la Pierre philosophale) sont « les couleurs principales de l’Œuvre », celles qui marquent le processus alchimique, auxquelles s’adjoignent « les couleurs secondaires » : gris, vert, jaune23 Parallèlement à la symbolique alchimique se superposent les couleurs liturgiques chrétiennes, qui se doivent d’être évoquées dans une logique d’Alpha et d’Omega :

« L’emploi de diverses couleurs des vêtements liturgiques, on observera l’usage reçu, c’est-à-dire :

On emploie le blanc aux offices et aux messes du Temps pascal et du Temps de Noël ; en outre, aux célébrations du Seigneur qui ne sont pas celles de sa Passion ; à celles de la bienheureuse Vierge Marie, des Anges, des saints qui ne sont pas martyrs, aux solennités de Tous les saints (1er novembre), et de saint Jean Baptiste (24 juin), aux fêtes de saint Jean l’Évangéliste (27 décembre), de la Chaire de saint Pierre (22 février) et de la Conversion de saint Paul (25 janvier).

On emploie le rouge le dimanche de la Passion et le Vendredi saint, le dimanche de la Pentecôte, aux célébrations de la Passion du Seigneur, aux fêtes de la naissance au ciel des Apôtres et des Évangélistes, et aux célébrations de martyrs.

On emploie le vert aux offices et aux messes du Temps ordinaire (“per annum”).

On emploie le violet aux temps de l’Avent et du Carême. On peut aussi le prendre pour les offices et les messes des défunts.

On peut employer le noir aux messes des défunts, là où c’est la coutume. »4

L’ordre du Missel Romain est relativement respecté par Rimbaud, à l’exception du noir qui débute et non clôture le poème, le reste du texte se structure autour des mêmes couleurs : blanc, rouge, vert, violet ; donnant l’impression d’un cérémonial organisé et ritualisé amenant, une nouvelle fois, à une sacralisation de l’écrit.

1 Il est à noter que l’hébreu et l’araméen, langues de l’Ancien et du Nouveau Testament, sont toutes deux des langues sémites et donc consonantiques où la voyelle n’est pas nécessaire à la compréhension du texte. À l’opposé des langues dans lesquelles ils furent traduits (grec et latin), langues vocaliques où la voyelle est essentielle à la compréhension à toute compréhension écrite.

2 Il faut souligner cette absence du jaune, de l’or ou du Soleil dans le texte, qui ne peut que surprendre dans cette volonté alchimique. L’alchimie se fait présente dans son processus, mais en aucun cas dans sa finalité : celle de parvenir à fabriquer de l’or.

3 Serge Hutin, L’Alchimie, Presses universitaires de France, Paris, 2008, p. 89.

4 Le missel romain [IV : 346].

Source en ligne : http://w2.vatican.va/content/vatican/fr.html

Dans le document La religion de Rimbaud (Page 120-123)