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Entre ciel et enfer dans « Chanson de la plus haute tour » 2

Dans le document La religion de Rimbaud (Page 182-190)

« Bonne pensée du matin » 3

2. Entre ciel et enfer dans « Chanson de la plus haute tour » 2

En introduction de son étude sur ce poème, Bernard Meyer précise que

« “Chanson de la plus haute tour” n’impose aucun ancrage référentiel précis et ouvre à la lecture un vaste champ de rêverie. »3 C’est sans aucun doute une valeur clé à toute étude préalable du poème que nous offre ici Bernard Meyer. Il y a dans ce poème une complexité de fond contredit par une simplicité de forme lui donnant cette tonalité énigmatique et hermétique4 qu’Yves Bonnefoy souligne.5 Sa reprise dans Alchimie du verbe sous une autre version confirme cette hypothèse d’un poème illustrant une tension spirituelle – « je disais adieu au monde ».

S’il est question de tension, d’opposition, il est également question de dualité, de la même manière que le poète de « Bannières de mai » hésitait entre le « Nord » et le

« Pays des Vignes » : deux possibilités d’avenir s’offrent au poète de « Chanson de la plus haute tour ». Le titre, par le terme chanson, propose au lecteur un univers et un imaginaire médiéval 6 qu’on a naturellement accolés à l’engouement des Romantiques et Parnassiens pour cette même époque. Mais le chant est également

1 « Mais avant même l’heure du bilan, l’illusion [l’Idylle, l’espérance, la vie éternelle] se veut détruite ».

(Pierre Brunel, Rimbaud : Œuvres complètes, op. cit., p. 832).

2 Nous étudierons la version donnée par Rimbaud à Jean Richepin.

3 Bernard Meyer, op. cit. p. 127.

4 « Le poème est réputé pour son obscurité », note Bernard Meyer. (« Chanson de la plus haute tour », Parade sauvage, n°9, 1994, p. 33).

5 Pierre Brunel évoque un poème qui ne doit pas être lu dans une biographie exacte, mais dans une

« biographie spirituelle » telle que proposée par Yves Bonnefoy. (Rimbaud œuvres complètes, op. cit., p. 832). Ce dernier affirme que chez Rimbaud « l’élan vers le sacré est plus fort chez lui que toute évidence de forclusion ». (Yves Bonnefoy, Rimbaud par lui-même, Seuil, Paris, 1991, p. 116).

6 Le style également du poème, en vers courts pentasyllabiques, rappelle les formes poétiques anciennes. Ainsi, Jean-Michel Gouvard note : « Si elle n’est pas une forme de la poésie classique, la structure (abab cc) est fréquemment attestée dans les chansons et, plus souvent encore, dans les textes littéraires qui reprennent des motifs de « chanson ». Dès le seizième siècle, c’est la forme choisie par Mellin de Saint-Gelais pour sa célèbre Chanson, que Du Bellay et Sébillet citent dans leurs traités, et qui est encore aujourd’hui fréquemment donnée en exemple du genre [..]. Saint-Gelais, qui reprenait probablement une structure de base propre à plusieurs chansons populaires [..]. Elle trouve enfin un souffle nouveau chez les poètes du dix-neuvième, qui la redécouvrent sans doute à travers leur lecture de Ronsard et qui l’utilisent eux aussi essentiellement pour des textes liés au moins thématiquement à la chanson populaire, tels Banville et Hugo. (« La Chanson de la plus haute tour est-elle une chanson ? Étude métrique et pragmatique », Parade sauvage, n°10, 1994, pp. 47-48).

une notion religieuse, rappelant Le chant de David, ou Psaumes, d’une prière à Dieu ritualisée par la psalmodie. À cette chanson s’ajoute « la plus haute tour », lieu en surélevé, lié à un imaginaire médiéval1 et « propice à la méditation »2. Elle se situe entre ciel et terre, un entre-deux, mais également un lieu de tension entre l’homme et la divinité : à la fois tentative de rapprochement avec les cieux, lieu de séjour de la divinité, et preuve d’un péché d’orgueil – péché du diable – marqué notamment dans la construction des tours des cathédrales au Moyen-Age. 3. Or il nous semble que c’est cette ambiguïté religieuse médiévale que Rimbaud tente de mettre en évidence et de rejeter. Dès lors, du haut de sa tour le poète ne glorifie pas Dieu, mais il crie son abandon à cette salvation4 qui lui pèse5. La tour qu’il construit ne s’élève pas vers le ciel, mais vers les enfers et confirme l’hypothèse de Steve Murphy d’un possible recueil méta-infernal6.

1 « Le motif de la tour est culturellement prégnant. Il connote le Moyen Âge, les châteaux-forts et la noblesse. » (Bernard Meyer, « Chanson de la plus haute tour », art. cit., p. 34).

2 ibid.

3 « Ainsi, l’édifice [la cathédrale] a pu apparaître très tôt comme lieu de prestige et de puissance en même temps qu’un lieu liturgique et administratif » (Anne Prache, Encyclopædia Universalis, article

« cathédrale ».

Source en ligne : http://universalis-edu.com.distant.bu.univ-rennes2.fr/encyclopedie/cathedrale/

Jean-Luc Steinmetz note à ce propos que : « Le château est un lieu utopique rimbaldien. Il accueille dans son champ symbolique la force du bonheur. » (cité par Bernard Meyer, op. cité, p.180).

4 Nous faisons le choix du terme « salvation » et non « salut », car au-delà de sa valeur chrétienne Rimbaud admet également les maux dont il préserve : l’oubli, la ruine, la mort. (TLFI).

5 Le « bonheur que nul n’élude » dans « Ô saisons ! ô châteaux ! », mais également le baptême de la Saison.

6 De par cette notion de construction au travers d’une opposition, nous avons fait le choix du tableau qui offrait une certaine clarté dans la présentation de cette dualité.

Abandon de salvation

Oisive jeunesse A tout asservie, Par délicatesse

Choix de la damnation

Ah ! que le temps vienne Où les cœurs s’éprennent.

J’ai perdu ma vie.

L’oisiveté est une notion condamnée par la Bible, et elle se présente, en effet, négativement dans son lien à l’asservissement et à la perte de vie1. Elle aurait, malgré l’immobilisme que suppose son inaction2, mis en esclavage un « tout » dans lequel serait inclus, non seulement le poète et le lecteur, mais l’intégralité du monde. Ainsi, tout comme le soleil de « Bonne pensée du matin », cette « oisive jeunesse » apparaît corrompue, pire il s’agit d’une duperie, d’une fausse oisiveté dont l’action la trahit.

Ainsi, tandis que le poète se voit assujetti à une productivité temporelle – temps mécanique – se donnant l’apparence de l’otium latin3– temps naturel, humain – ; il est également pressé par la « délicatesse ». Comme l’indique Bernard Meyer, le terme est multiple4, mais il peut se faire l’écho d’un raffinement, voire d’un excès de valeurs morales. Ainsi, si l’oisiveté ne lui a pas fait perdre son temps, la moralité, elle, entraîne la perte de la vie. Le poète bascule dans une inexistence, liée à cette obligation de réfléchir avant d’agir, bloquant toute action et le dépossédant de son existence.

À la temporalité et la moralité de ce monde, il appelle l’avènement d’un temps

« où les cœurs s’éprennent », d’un embrasement ardent, constant,5 de ces cœurs lieux de vie. Ces cœurs semblent s’opposer, dans leur humanité, au Sacré-Cœur divin, tout en revêtant cet attribut d’une consomption éternelle. Tout comme le poète de

« Bannière de mai » souhaitait que les saisons l’usent. Il s’agit de parvenir à la quintessence de la vie par une combustion complète de l’être rappelant en cela le Grand Œuvre alchimique. Il n’est pas encore question ouvertement de damnation,

1 Bernard Meyer, « Chanson de la plus haute tour », art. cit., p. 35.

2 « L’oisiveté, qui pouvait sembler la toute liberté, coexiste paradoxalement avec la toute servitude. » (ibid.).

3 ibid.

4 « Le terme délicatesse est assez ambigu en langue ». (ibid.).

5 « En outre, en ne précisant pas de quoi ou de qui les cœurs doivent s’éprendre, le texte désigne davantage un état absolu qu’une action transitive : que les cœurs s’éprennent ; sans cesse ; et de tout. » (ibid., p. 36).

même si la notion d’un feu appliqué à l’homme implique un imaginaire de l’enfer facilement lisible.

Abandon de salvation

Je me suis dit : laisse, Et qu’on ne te voie : Et sans la promesse

Choix de la damnation

Que rien ne t’arrête Auguste retraite.

De plus, hautes joies.

« Les plus hautes joies » sont sans aucun doute les joies mystiques ou paradisiaques1 promises aux croyants et auxquelles le poète renonce (« laisse »,

« sans la promesse »). Le choix d’un verbe pronominal (« se dire ») indique que le poète souhaite se faire discret (« qu’on ne te voie ») et que toute cette réflexion passée est marquée du sceau de l’introspection, d’une parole non prononcée.2 La décision a déjà été prise, elle ne fait qu’être affirmée devant le lecteur. S’il y a eu nécessité pour le poète d’occulter au monde son choix, c’est que ce dernier est si outrageant à l’égard de la société dans laquelle il vit – chrétienne et bourgeoise – qu’elle ne saurait être révélée sans danger.3 Le poète s’est un temps caché et peut à présent revenir au monde.

Car l’« auguste retraite » n’est pas un retour à la religion, mais l’action de se retirer d’un lieu à une autre, en l’occurrence d’un lieu profane à un lieu sacré – « auguste ».4 Or, il n’est pas rare de voir Rimbaud utiliser un vocabulaire religieux dans le but justement de décrédibiliser le christianisme et de diviniser sa pensée, ainsi trouvera-t-il « sacré » le « désordre de son esprit ». Le poète reste malgré tout

1 Bernard Meyer propose des joies spirituelles dont la nature conviendrait au lieu d’isolement et de méditation que se veut la tour. (art. cit., p. 37). Poursuivant notre lecture médiévale, nous y lisons avant tout, les tours des églises et cathédrales s’élevant aux cieux.

2 « Il s’agit de la décision rétrospective d’une décision de jeunesse ». (ibid.).

3 « Ce n’est pas tant ce qu’on abandonne qui importe, mais l’acte même, le mouvement intérieur par lequel on abandonne. [..] Cet abandon doit se faire dans l’ignorance d’autrui. Il ne doit pas être voyant, entouré d’admiration et de commentaires. Il ne s’agit pas, comme le comte Molé le reprochait à Chateaubriand, d’installer “une cellule sur un théâtre”, mais de disparaître à la vue des autres. » (ibid.).

4 « Le sens est ici pris au sens de sainte, de sacrée. » (ibid., p. 38).

elliptique, mystérieux, il n’offre que la figure d’un être qui s’est retiré du monde, qui s’en est occulté. Cette volonté de rester dans l’ombre, offre peut-être, au lecteur, un indice de cette retraite, loin de toute lumière.

Abandon de salvation

J’ai tant fait patience Qu’à jamais j’oublie ; Craintes et souffrances

Choix de la damnation

Et la soif malsaine Obscurcit mes veines.

Aux cieux sont parties.

La troisième strophe, centrale au poème, est également primordiale à sa compréhension, puisqu’elle est l’instant d’une révélation. La patience est une valeur fortement religieuse, et possède deux aspects complémentaires. Dans un premier temps, le croyant qui espère en l’autre monde ne doit pas succomber aux délices de cette existence : il vit donc dans une crainte constante de ne pas être à la hauteur de sa foi et de ses prérogatives. Dans un second temps, il doit résister aux difficultés qu’il pourrait rencontrer et dépasser de possibles souffrances, qui ne doivent en rien affaiblir sa résolution et sa foi première.1 Loin de toute admiration, le poète est condescendant à l’égard de ce qui lui semble être une inexistence, un retour à la passivité suggéré par l’oisiveté.2

Ainsi ces deux aspects fondamentaux d’une existence religieuse, fusionnant dans la patience, Rimbaud décide de les oublier, de les ignorer, de revenir à la vie terrestre et de laisser de telles préoccupations revenir au divin (« aux cieux »). Il y a évidemment libération pour le poète, la religion est de nouveau présentée comme un poids, une souffrance et non une expérience heureuse du ravissement, c’est son abandon qui est source de bonheur. Dès lors, la « soif malsaine » se veut une rupture définitive avec tout restant chrétien dans cette nouvelle spiritualité poétique illustrée

1 Vertu des sages et des martyrs, en témoigne le Livre de Job. Nous avons déjà évoqué l’attitude de Rimbaud à l’égard de ce prophète dans notre analyse du « Mal ».

2 ibid., p. 39.

par le texte.1 La soif recherchée par le poète se veut dangereuse – malsaine – pour son équilibre moral – rejet du Christ –, mais également un risque physique et donc visible. Dans une exagération volontaire de la transsubstantiation et de l’eucharistie, le poète suggère que dans sa propre damnation il entraîne une partie du Christ lui-même, dans une logique de contamination. Ainsi, son sang s’obscurcit, dans cette eucharistie inversée – le Christ est la lumière des hommes –, qui l’infecte également, tout comme il le fut précédemment par l’eucharistie christique. Il y aurait donc une certaine ritualisation de la damnation, inversion absolue des codes de la salvation chrétienne. Le poète consomme une damnation qui jusqu’alors n’avait été qu’implicitement évoquée.

1 Il existe, en effet, une soif christique évoquée dans l’Évangile selon Saint Jean [VII ; 37-3]: « Le dernier jour de la fête, qui était un jour solennel, Jésus se tenant debout disait à haute voix : Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive. Si quelqu’un croit en moi, il sortira des fleuves d’eau vive de son cœur comme dit l’Écriture. » (traduction Lemaistre de Sacy, op. cit., p. 869).

Abandon de la salvation

Ainsi la Prairie À l’oubli livrée, Grandie, et fleurie

Choix de la damnation

D’encens et d’ivraies, Au bourdon farouche De cent sales mouches

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Si le poète s’est révélé dans la strophe précédente, il s’agit à présent pour lui de revenir au monde de l’ombre, celui de l’oubli. Ainsi, le poète-prairie1 propose un retour à sa nature d’homme comme les autres dans lequel fleurissent simultanément deux types de plantes. La référence à la parabole biblique du bon grain et de l’ivraie est frappante. L’âme du poète voit s’épanouir en son sein à la fois un élément religieusement positif, l’« encens », et également un élément religieusement négatif, l’« ivraie ».2 Tout comme dans la parabole il n’est pas question de faire un tri dans l’immédiat au risque d’arracher le mauvais grain au détriment du bon ; reste à savoir quelle est, aux yeux du poète, la plante à arracher et celle à conserver. Ainsi reprend-il une nouvelle fois les codes chrétiens pour mieux les détourner. Car l’encens est double et trompeur, il est certes le symbole des prières montant à Dieu, mais également le signe des flatteries excessives, des louanges extrêmes3 ainsi que de l’impassibilité divine – « Le Mal » – face aux appels de ses fidèles.4

Face au sang de l’encens, le poète préfère la vérité de l’ivraie. Quant au bourdon polysémique, il implique certes le rapport à la bête, mais également au bâton de pèlerin5 : la spiritualité de son champ implique une certaine asociabilité, mais peut-être également, dans une logique plus féminine, en relation avec cet encens, un refus de courtiser ou d’être courtisé. Cette dernière est évoquée par ces « cent sales mouches » qui viennent l’importuner sur son chemin de la damnation, lui qui apparaît soudainement si grand par ce choix – « le saint », « le savant », « le piéton

1 Bernard Meyer, « Chanson de la plus haute tour », art. cit., p. 41.

2 « Ajoutons que encens et ivraie sont deux mots du vocabulaire religieux, où ils ont une connotation contraire : le premier évoque l’odeur des églises et symbolise la prière montant vers Dieu ; le second, archétype de la “mauvaise herbe”, de la “mauvaise graine” (comme on dit encore d’un enfant) est opposé au “bon grain” dans une parabole de l’Évangile (Matthieu XIII, 24-30). » (ibid., p. 42).

3 TLFI.

4 Bernard Meyer va même jusqu’à évoquer une possible odeur nauséabonde. (ibid.).

5 Auquel Bernard Meyer ajoute celui de la cloche du glas. (ibid.).

de la grand-route » d’« Enfance ». En évoquant ces autres sous une forme avilissante, le poète rayonne et rappelle des postures beaucoup plus mystiques, voire ascétiques.

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Abandon de la salvation

Ah ! Mille veuvages De la si pauvre âme

Choix de la damnation

Est-ce que l’on prie La Vierge Marie ? Qui n’a que l’image

De la Notre-Dame !

La plainte qui se forme dans les quatre premiers vers se joue dans une tonalité théâtrale – « Ah ! » – extrêmement ironique. Cette âme chrétienne est une moquerie à l’égard de cet être féminisée qui, abandonnée par le Christ, son divin époux, se sentirait veuve. Par exagération – « mille » – et par cet appel stéréotypé à « Notre-Dame », elle apparaît ridicule dans cette croyance iconoclaste – « image ». Elle est ce que Rimbaud condamne, passivité, inaction et attente de l’autre au détriment de soi, de sa propre existence.

Au milieu de cette exaltation religieuse, le poète demande si « l’on prie La Vierge Marie », comme émettant un doute sur « l’image de la Notre-Dame » : l’une et l’autre ne seraient pas à ses yeux le même être, la même personne.

« Notre-Dame » implique une distance, une noblesse – « Dame » – dans la sacralisation. Tandis que la « Vierge Marie » se veut le prénom, une proximité et peut-être même une certaine familiarité avec la divinité. Il induit un détachement et cette référence à la virginité, à l’Immaculée Conception, paraît dévoyé par un poète détaché de ce divin et plaisantin à l’égard de celui qui s’y complaît. S’il s’était jusqu’à présent attaqué au Christ uniquement, la simple évocation de l’expression « Vierge Marie » suffit à décrédibiliser le « Notre-Dame ».

Ainsi, le poème, loin d’être un appel désespéré, est une confirmation de la rupture idéologique du poète avec le christianisme de son enfance. S’il est un chant, un psaume, il est celui d’un nouveau monde, d’une nouvelle quête spirituelle indépendante de toute recherche religieuse. Il y a, à cet instant, chez

Rimbaud, un élan – à l’instar de la tour – qui n’est ni vers les cieux, ni totalement vers un quelconque enfer, mais avant tout vers lui-même, vers ce Moi affranchi de toute tutelle christique, religieuse ou morale.1

3. Thématique alchimique dans « L’Éternité »

2

: le cycle

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