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Portrait-charge du Dieu chrétien dans « Le Mal »

Dans le document La religion de Rimbaud (Page 65-69)

Chapitre III : Observation de l’ Église

1. Portrait-charge du Dieu chrétien dans « Le Mal »

Chapitre III : Observation de l’ Église

1. Portrait-charge du Dieu chrétien dans « Le Mal »

« Le Mal », inspiré par la guerre franco-prussienne3 est l’écho d’un désarroi religieux chez le jeune Rimbaud, partiellement controversé.4 Ainsi, Marcel Ruff, mais également Antoine Adam, noteront la brutalité religieuse parfois atténuée ou ignorée par la critique5. Dans son analyse, Steve Murphy note néanmoins une nuance, presque une opposition, toutes deux acceptables, dans la façon qu’ont eue ces deux critiques de considérer ce mal. Chez Ruff, le dieu évoqué est chrétien et se veut, avant

1 Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne, Librairie générale française, Paris, 1999, p. 89.

2 Steve Murphy, Le premier Rimbaud.., op.cit., p. 207.

3 À cette dernière s’ajoute « Le Reniement de saint Pierre » de Baudelaire. (Steve Murphy, Rimbaud ou la ménagerie impériale, Presses universitaires de Lyon, Lyon, 1991, p. 97).

4 Steve Murphy, Rimbaud ou la ménagerie impériale, op. cit., p. 95.

5 « Rimbaud a buté sur le problème le plus grave que pose aux âmes généreuses la croyance en Dieu : le problème du Mal [..]. Le poème tout entier est fait d’une seule phrase qui oppose l’horreur du massacre [..] à l’indifférence d’un Dieu sensible seulement au luxe dont on l’entoure et aux offrandes qu’il reçoit. » Marcel Ruff cité par Pierre Brunel, Rimbaud : Œuvres complètes, op. cit., p. 786.

« Par un étrange contresens, certains commentateurs ont dit que Le Mal opposait à Dieu, qui aime les petits, les pauvres, ceux qui souffrent, une religion imaginée par les riches. D’autres ont dit que le mal, c’était l’alliance des riches avec un Dieu qui dort devant les souffrances des hommes, et qui se plaît aux somptuosités du culte qu’on lui rend.

La vérité est plus simple, et elle est brutale. Le Mal c’est Dieu, et Rimbaud ne fait qu’illustrer dans ces vers la formule fameuse de Proudhon et de Blanqui : “Dieu c’est le mal.”. » (Antoine Adam, op.cit., pp. 866-867).

tout une métaphore de l’Église1 ; chez A. Adam, c’est Dieu, tout court, qui est rejeté, impliquant un athéisme consommé.2 En tous les cas, si Rimbaud choisit un décor de guerre pour illustrer un propos religieux, c’est parce qu’il considère cette affirmation comme une déclaration de guerre contre un Dieu qui, le premier, s’est moqué de l’homme3. Il implique également une complicité entre Pouvoir (notamment royal) et Église (représentant de Dieu sur terre), qui devienne l’ennemi commun sans dissociation.4

Le poème débute par cette évocation du « crachat rouge de la mitraille » qui

« siffle » sur le champ de bataille, métaphores des derniers instants de ces hommes dans le sang craché et l’ultime souffle expiré. Mais ils marquent également les premiers instants du persiflage poétique, de la critique religieuse, au travers des métonymies cracher sur et siffler (huer) quelqu’un.5 Steve Murphy, dans sa critique du poème, note que ce « ciel bleu », marqueur de la Nature dans son immensité, loin de tout Paradis chrétien, s’établit comme la première véritable force d’opposition à la Guerre et à ce Dieu trop puissant.6 Dans une logique, une nouvelle fois claustrophobe et oppressante, elle est la première échappatoire du poète – sans nuages. Néanmoins, elle est une force d’opposition paisible, passive et non active, dans la mesure où elle ne peut offrir que son immensité comme réconfort. Elle ne peut pas arrêter le combat, quel qu’il soit.

Dès lors, la machine de guerre s’intensifie : « Croulent les bataillons en masse dans le feu ; / Tandis qu’une folie épouvantable broie / Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ». Tout est démesuré – « masse », « cent milliers d’hommes » – et dans ces corps sans noms et indénombrables, empilés – « tas » –, on reconnaît la description traditionnelle de l’enfer : immense machine7 à souffrance.

1 « [..] pour Marcel Ruff, le Dieu du texte “se moque des la pompe et du luxe des églises, s’endort aux chants liturgiques, mais ‘se réveille’ pour l’offrande aux pauvres” ». (Marcel Ruff cité par Steve Murphy, Rimbaud ou la ménagerie impériale, op. cit., p. 96).

2 « Antoine Adam estime que la cible est Dieu lui-même [..] » dans Steve Murphy, Rimbaud ou la ménagerie impériale, op. cit., p. 95.

3 Dans l’absurdité de cette guerre et l’approbation de cette dernière par ces représentants. (voir note ci-dessous).

4 « [..] les bataillons “écarlates ou verts”, français ou prussiens – étant les uns comme les autres poussés vers la guerre avec l’assentiment des Églises de France et de Prusse. Rimbaud pense certainement ici au rôle du Vatican et au Pape, Pie IX, qui avait béni le chassepot après la bataille de Mentana où cette arme française, maniée par les troupes de Napoléon III, avait décimé les volontaires républicains de Garibaldi pour protéger les intérêts de Rome. » (Steve Murphy et Georges Kliebenstein, op.cit., p. 40).

5 ibid., p. 99.

6 ibid., p. 99.

7 À l’instar de la machine de guerre.

La guerre serait ainsi son équivalent terrestre, mais également une possible1 incursion d’un Dieu chrétien, incapable de rendre intégralement à César les lauriers du pouvoir.

Mais il faut rappeler que ce Dieu chrétien n’en est pas à sa première alliance dans le Mal. Si celle du poème se veut une alliance entre Dieu et César2, elle n’est pas sans rappeler le pacte qui fut conclu dans le Livre de Job entre Dieu et Satan.3 Elle réactualise le Dieu de l’Ancien Testament, celui du jugement et du châtiment au détriment du Dieu du Nouveau Testament, uniquement miséricordieux. Rimbaud désamorce par ailleurs toute tentative de justification de cette guerre, elle n’est que

« folie » mécanisée – « broie » –, qui s’oppose une nouvelle fois la Nature, ultime réconfort maternel – mais toujours passif – de ces cadavres. À la raillerie4 ironique du Roi s’oppose la « joie » simple et pure de la Nature.5

Selon Steve Murphy, le poème, écrit « tout d’une phrase, manifeste par sa syntaxe même l’étroite imbrication des intérêts de Dieu et des rois ».6 Il instaure un Dieu qui se veut « ivrogne repu »7 et « vampirique »1 dans sa soif constante de nouveaux

1 Ambiguïté qui partage la critique (A. Adam / M. Ruff). Sommes-nous face à un Dieu actif ou passif (c’est-à-dire actif au travers de son représentant maléfique terrestre, César) dans cette guerre ?

2 Comme nous l’évoquions précédemment Antoine Adam rejette toute la responsabilité du Mal sur Dieu seul, s’appuyant sur ces fameux propos de Proudhon : « Dieu, c’est tyrannie et misère, Dieu c’est le mal ». (op. cit, p.867). Marcel Ruff s’y oppose et se rattache aux affirmations de Gauclère et Etiemble, évoquant une alliance entre Dieu et César, source du mal. Steve Murphy souligne cette rupture dans son analyse du poème : « Marcel Ruff récuse cette lecture et cite pour justifier la sienne les observations d’Etiemble et de Yassu Gauclère, suivant lesquels le mal est ici l’alliance de Dieu et de César ». Certes, ceux-ci estimaient que ce Dieu « se contente des âmes humaines » sans s’intéresser au domaine matériel (« Rendez à César ce qui est à César.. », mais c’était pour conclure tout de même que

« ce Dieu humain qui pactise avec l’homme est aussi abject que sa créature ». (ibid.).

3 « Et lorsque ce cercle des jours de festin était achevé, Job envoyait chez ses enfants, et les purifiait ; et se levant de grand matin, il offrait des holocaustes pour chacun d’eux. Car il disait en lui-même : Peut-être que mes enfants auront commis quelque péché, et qu’ils auront offensé Dieu dans leur cœur. C’est ainsi que Job se conduisait tous les jours de sa vie. Or les enfants de Dieu s’étant un jour présentés devant le Seigneur, Satan se trouva aussi parmi eux. Le Seigneur lui dit : D’où viens-tu ? Il lui répondit : J’ai fait le tour de la terre, et je l’ai parcourue tout entière. Le Seigneur ajouta : N’as-tu point considéré mon serviteur Job, qui n’a point d’égal sur la terre, qui est un homme simple et droit de cœur, qui craint Dieu et fuit le mal ? Satan lui répondit : Est-ce en vain que Job craint Dieu ? N’avez-vous pas remparé de toutes parts et sa personne, et sa maison, et tous ses biens ? N’avez-N’avez-vous pas béni les œuvres de ses mains ? et tout ce qu’il possède ne se multiplie-t-il pas de plus en plus sur la terre ? Mais étendez un peu votre main, et frappez tout ce qui est à lui, et vous verrez s’il ne vous maudira pas en face. Le Seigneur répondit à Satan : Va, tout ce qu’il a est en ton pouvoir ; mais je te défends de porter la main sur lui. Et Satan sortit aussitôt de devant le Seigneur. » (Livre de Job [I ; 5-23], traduction Lemaistre de Sacy, Au dépôt de la société biblique britannique et étrangère, Bruxelles, 1855, p. 435).

4 Steve Murphy note que cette raillerie se veut également un « parallélisme éloquent » entre un Dieu qui rit et un Roi qui raille. (Steve Murphy, Rimbaud ou la ménagerie impériale, op. cit., p. 99).

5 Yves Reboul, dans son analyse Rimbaud dans son temps, note une Nature évoquée selon des termes chrétiens, preuve de son impuissance face à ce même Dieu chrétien : « Dans un poème comme Le Mal, par exemple, les puissances mauvaises se trouvent affirmées tout autant que dans le christianisme, mais la Chute est désormais hors du Paradis perdu, de la Nature, d’ailleurs évoquée par des termes empruntés, déjà, au vocabulaire chrétien, tels que “joie” et surtout “saintement”. » (op. cit., p. 92).

6 ibid.

7 ibid., p. 101.

martyrs. L’entreprise de ces mères qui tentent de soustraire leurs enfants à cette destinée, en lui versant ce « gros sous lié » apparaît bien dérisoire lorsque l’on sait que ce Dieu et son Eglise sont déjà à la solde de l’État.2 Son endormissement, devant ces hosannah,3 marque non seulement son désintéressement à l’égard des prières du croyant, mais implique, implicitement, une remise en question, presque une annulation, de la Passion christique dans sa logique charitable. Dénué de pitié à l’égard de son propre fils, qu’il a sacrifié sur la croix, comment pourrait-il s’émouvoir devant l’angoisse et les pleurs de ces mères ? L’Eglise, dans ses fastes, et la réactualisation de ce mensonge se veut complice d’un Dieu qui l’enrichit – « nappes damassées », « encens »4, « calices d’or ». Le rite liturgique, dans sa richesse, endort le croyant, en le rassasiant dans ses sens – toucher, odorat, vue5. Par un assouvissement disproportionné, elle les paralyse et anesthésie toute recherche, toute faim, d’un autre idéal.

L’Église devient ainsi la main active d’un Dieu dont les destinées humaines, mais également la peine des mères6, lui importent peu. Après avoir réactualisé dans les deux premières strophes le Dieu cruel de l’Ancien Testament, il abolit toute idée d’un Dieu bon et miséricordieux. Celui du Nouveau Testament. Rien ne permet de sauver ce Dieu. Il s’agit ici d’un véritable portrait-charge contre ce Dieu chrétien, dans sa double alliance avec le pouvoir et l’Église, et leur double oppression (physique et morale) contre le peuple. Il est le mal dans la mesure où son existence nuit à la tranquillité humaine. S’établit à cet instant la déclaration de guerre, ou plutôt le duel, que nous avions évoqué en début de notre analyse : l’homme et ce Dieu chrétien ne peuvent continuer de cohabiter, il y va de la survie humaine. Par le poème, Rimbaud décompose la mécanique de cet asservissement et tente un éveil social, dans la démystification de cet être intouchable : Dieu.

1 ibid., p. 103.

2 ibid., p. 104.

3 Exclamation de joie sur laquelle prévaut, selon Steve Murphy, son sens étymologique « sauve-nous de grâce » (ibid., p. 102) et souligne une nouvelle fois l’impassibilité divine. Le hosannah est hymne qui se chante durant le dimanche des Rameaux (TLFI). Jour de commémoration de l’entrée triomphale du Christ à Jérusalem, mais également jour de sa Passion.

4 Écho sarcastique au « tas [d’hommes] fumant » de la guerre dans la seconde strophe du poème.

5 Auquel s’ajoute le hosannah qui emplit l’ouïe. Seul le goût est ignoré, impliquant une faim réelle, qui elle, se veut toujours présente et non rassasiée.

6 Ce Dieu chrétien n’ayant pas réagi à la souffrance de Vierge Marie, incarnation morale et esthétique de la Mère parfaite, n’a aucune raison de s’apitoyer devant ces mères qui, « sous leurs vieux bonnets noirs », n’ont pas ses charmes et sa grâce.

Dans le document La religion de Rimbaud (Page 65-69)