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L’instant du choix dans « Mémoire » 1

Dans le document La religion de Rimbaud (Page 141-149)

Chapitre II : Un ensemble de solitudes 1

3. L’instant du choix dans « Mémoire » 1

Dans son analyse du poème2, Steve Murphy présente « Mémoire » comme l’équivalent rimbaldien du « Cygne » baudelairien, par l’importance que la critique lui accorde.3 Il décrit « Mémoire »4 comme un poème qui « provoque la fascination, tant on pressent la gravité de ses enjeux existentiels et la multiplicité des pistes interprétatives, ce qui fournit au commentateur l’occasion de donner la mesure de ses théories et de tester son brio sur la brillance de l’idiolecte rimbaldien »5. Dès lors, le poème et le poète s’affirmeraient dans un défi lancé au lecteur et à la critique, d’une écriture particulière aboutie, qu’il faut décortiquer sous l’œil de Rimbaud

« parfaitement conscient de l’ouverture toute particulière de Mémoire »6.

Le poème se veut une tension entre mouvement et immobilisme. Dans un premier temps, il suit l’évolution de la rivière au travers de laquelle il se structure7, dans une évocation métaphorique de la vie.8 À cet élément s’ajoute une alternance des saisons et des instants (nuit/jour) de la journée symbolisant, une nouvelle fois, la vie humaine, de l’aube à son crépuscule.9 Au milieu de ce cadre apparaît, dans un second temps, le poète, bercé par sa rêverie et son imagination poétique, pour peupler ce lieu en réalité vide10. Placé dans un canot immobile – « mon canot, toujours fixe » –, il

1 Nous privilégierons l’étude de la version intitulée « Mémoire » à celle nommée « Famille maudite ».

2 Steve Murphy, « La poétique de la mélancolie dans Mémoire » dans Stratégies de Rimbaud, op. cit., pp. 261-365. L’analyse exhaustive et méticuleuse du poème de Steve Murphy, l’une des plus récentes sur le sujet (en témoigne l’évocation du manuscrit « Famille maudite »), nous servira de support principal à cette étude des deux fleurs poétiques.

3 ibid., p. 261. Mais également d’un rapprochement de stratégie de composition que présentent ces deux textes et qu’il développe dans la deuxième partie de son analyse du poème (pp. 321-331).

4 Ce poème ainsi que les suivants – « Qu’est-ce que pour mon cœur.. », « Les Corbeaux », « Michel et Christine » – sont non datés. Les éditions critiques (Adam, Forestier, Steinmetz) les placent néanmoins dans le recueil factice des Derniers vers, nous nous conformons à cette tradition critique dans notre analyse.

5 ibid., p. 264.

6 ibid., p. 265.

7 Suzanne Briet suggère une tragédie en cinq actes. (« La signification de Mémoire, poème crucial de Rimbaud », Études rimbaldiennes, n°3, 1972, p. 35. Citée par Steve Murphy, ibid., p. 267).

8 « L’essentiel est donc une métaphore adroitement filée, la vie étant une rivière ». ibid., p. 268.

9 ibid., p. 269.

10 Le « dragueur » rappelle les ouvriers de « Bonne pensée du matin ». Ils évoluent dans un univers éloigné de celui du poète – « Puis » –, leur présence apparaît comme onirique, incertaine ou en

s’abandonne à imaginer dans cette nature des personnages ou des témoignages de vie autres1 (passés ou présentes dans d’autres lieux). Il est question ici d’un flou temporel2, d’une perte de repères.3 Notions qui témoignent de la mélancolie du texte.

Ainsi, si le poème se structure autour de cette rivière et de ses saisons, il se structure également autour d’une possible logique autobiographique4, ou plutôt d’un épanchement de la figure poétique à l’instant d’un possible choix : cueillir la fleur jaune ou la fleur bleue, allégories d’enjeux profonds pour le poète.

Le fleuve, à la différence de l’embarcation, est pour Rimbaud l’illustration d’une certaine féminité : Ophélie, dans sa mort, ne fait qu’un avec « l’onde calme et noire », le « Bateau ivre » regrette « la flache ». « Mémoire » ne fait pas exception à ce symbolisme féminin qu’il multiple : « corps de femmes », « pucelle », « fillette »,

« Madame », sans compter les innombrables pronoms personnels féminins sujet (elle/elles) qui ponctuent le texte. Or, comme nous le soulignions précédemment, le cadre spatio-temporel du canot (le Hic et Nunc du poète) n’inclut aucune présence réelle : ces dernières ne sont qu’images d’une réalité vue – « Jouet de cet œil d’eau morne »5 – dans cette nature qui l’entoure. Au milieu de cette dernière s’affirment deux éléments, qui retiennent l’attention du poète, deux fleurs6, présentées dans l’avant-dernière strophe du poème, instant où la réflexion imagée prend fin7 : l’une jaune, l’autre bleue. Deux fleurs révélées en fin de poème, mais décrites dans ses

l’occurrence mécanisée et donc déshumanisée. Le dragueur évoquant à la fois l’engin et l’homme, il n’est pas certain qu’une lecture doive être privilégiée sur l’autre.

1 Steve Murphy décrit « une rivière anthropomorphe ». (ibid., p. 271, p. 291). Il reconnaît également dans le « Madame » une évocation de la rivière (p300), affirmation avec laquelle nous prendrons nos distances.

2 Nous pensons que le poète choisit ce lieu, consciemment dans cette optique d’atemporalité que constitue la nature et plus particulièrement la rivière, illustration simultanée de renouvellement et d’immobilisme. Dans son analyse, Steve Murphy reconnaît dans ce poème une référence au « paradoxe héraclitien » : « “lorsqu’on se baigne dans une rivière, est-ce bien la même rivière que lorsqu’on s’y était baigné la veille, alors que l’eau est différente [..] ? Mémoire donne comme une version spatiale, syntagmatique, du paradoxe”. » (ibid., p. 275).

3 Il est impossible de savoir si cette expérience est subie ou désirée par le poète, certes le canot est fixe, impliquant une immobilité imposée, mais la chaîne a été tirée, impliquant que le poète a désiré cette immobilité.

4 Si « Mémoire » a failli appartenir à la Saison, le poème pourrait revêtir les caractéristiques d’autobiographie fictive de cette dernière. (voir Steve Murphy, Stratégies de Rimbaud, op. cit., p. 275).

5 L’œil morne est à la fois celui de la rivière et le reflet du regard poétique.

6 Rimbaud obéit à une logique métaphorique classique d’un rapprochement femme/fleur. À l’instar de cette rivière qui coule, évocation traditionnelle de la vie (ibid., p. 268).

7 « Le sujet lui-même n’est réellement évoqué qu’en fin de poème jusqu’à la fin de la troisième section, la conscience est conscience du monde, mais non pas (ou très peu) conscience de soi. » (ibid., p. 274-275). Nous nous permettrons de nuancer cette affirmation dans la mesure où il nous semble que, plus qu’une absence de conscience, le poète vit une véritable plongée dans sa propre conscience, au travers de la réactualisation d’un choix.

sections centrales (quatre et cinq) : elles figurent l’instant d’un choix, d’une séparation des routes dans la métaphore de la vie qu’illustrent le poème et son fleuve.

La troisième section du poème débute par ce « Madame », appellation condescendante – rappelant les « Messieurs de Cassagnac » de « Morts de quatre-vingt-douze » –, à l’égard de ce que nous pensons être la première fleur du choix pour le poète : la fleur jaune. Néanmoins, elle n’est pas réellement le « souci d’eau »1 de la strophe précédente, mais son reflet déplacé. Le souci d’eau ou bouton d’or des marais, et dont « l’or pale »2 et le « louis » rappellent l’idée de richesse, se veulent également l’objet d’une vanité lisible dans cette « ombrelle » et ce « Madame »3. Elle est cependant elle-même sujette à glissement, à nouvelle évocation pour le poète, sautant d’une fleur à l’autre4. Par sa couleur et les « fillettes » de la strophe trois, il lui rappelle sa sœur, celle de « la prairie », qui tient elle-même compagnie à une autre fleur extrêmement féminine : le pissenlit ou dent-de-lion, très utilisée traditionnellement par les jeunes filles pour connaître le temps qui leur reste avant leur mariage.5 Ce pissenlit est lui-même dédoublé temporellement6 : jaune, il est

« l’ombrelle »7, « foulant l’ombelle » de ses frères qu’il méprise, se sentant supérieur à travers le contact de ces « doigts »8 ; mais cette ombelle est également écho de son

1 Nommé également populage. (ibid., p. 297).

2 En se situant sur l’eau meuble » ces fleurs marquent l’absence de démarcation entre le fleuve et la terre, elles appartiennent à deux mondes : temporel/atemporel, passé/présent..

3 À ces derniers on peut ajouter l’idée du poison cachée dans ses racines, symbole, malgré ces fastes, d’une toxicité ou d’un mal caché[e], comme la foi de notre riche donatrice des « Pauvres à l’Église ».

Casimir Magnat parle d’« hypocrite corolle » (Traité du langage symbolique, emblématique et religieux des fleurs, Touzet, 1855, p. 218). Dans La France littéraire, artistique, scientifique, elle est présentée comme l’« emblème de la raillerie, de la richesse et de l’ingratitude ». (n°9, Lyon, 1864-1865, p. 495).

4 La fable de Jean-Baptiste Brossard Le Bouton d’or et le pissenlit, offre à la même époque l’idée d’un rapprochement entre ces deux fleurs, déjà présent à l’époque. (impr. de Savigné (Vienne), 1872, monographie imprimée.

Source en ligne : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb301653809

5 Suzanne Bernard évoquait le jaune comme la couleur du mariage. (Citée par Horoyuki Hirai, « Un mémoire sur la Mémoire de Rimbaud », Parade sauvage, n°8, 1991, p. 94).

6 Ce saut d’une notion à une autre illustre le fonctionnement du texte mis en exergue par Michael Riffaterre dans son « illusion référentielle » et que Steve Murphy reconnaît dans le poème : « le texte fonctionne comme une névrose : comme la matrice est refoulée, le déplacement produit des variantes tout au long du poème, tout comme un symptôme refoulé se manifestera en un autre point du corps ».

(« L’illusion référentielle », Littérature et réalité, Seuil, Paris, 1982, p. 101. Cité par Steve Murphy, Stratégies de Rimbaud, op. cit., p. 298).

7 Yoshikazu Nakaji évoquait déjà dans son analyse du poème cette similitude de forme entre fleur et objet, et la similitude d’acte entre la fleur et « Madame ». (« Du « bleu » à la « boue » : Rimbaud poète d’anamnèse », Parade sauvage, n°16, 2000, p. 51. Cité par Steve Murphy, Stratégies de Rimbaud, op.

cit., p. 303).

8 L’évocation des « doigts » est double rappelant la fleur touchée, presque cueillie, et ses propres doigts humanisés, tenant son ombrelle.

apparence future, funeste,1 dans ses graines, qui la coifferont et la quitteront prochainement2. Ce stade sera pour elle synonyme de déchéance, de beauté passée, de deuil

La veuve « froide et noire », c’est cette tige creuse qui reste liée au sol alors que ses graines s’envolent et s’éloignent d’elle comme « mille anges blancs ». Il y a donc deux pissenlits dans le poème, celui du présent et celui du futur, auxquels s’ajoute dans une évocation parallèle, presque atemporelle, l’illustration d’une possible légende de la fleur, si l’on considère de manière littérale le récit de cette femme abandonnée. Ces « mille anges blancs » rappellent le « départ de l’homme ». Laissée par ce « Lui », elle est la femme abandonnée, mais qui continue, malgré son absence (ou sa disparition), à regarder vers l’homme, comme une impossibilité de vivre sans lui. Elle « court », mouvement paradoxal dans l’immobilisme de sa tige3, laissant lire une inclinaison due au vent qui finit d’éparpiller ses graines4. Ainsi, malgré toute sa fierté, son orgueil, elle n’est qu’une fleur en attente de reconnaissance de l’autre : de l’homme. Rimbaud opère un nouveau glissement, de la fleur à la femme :

« Madame » ne se rend pas compte de sa propre faiblesse, profonde et invisible jusqu’au départ de l’homme. Elle est la tige immobile, lui et ses « fils » sont le mouvement, l’essence volatile. Soudainement, cet ancrage au sol, symbole du foyer dans ces racines, se transforme en prison qu’elle ne peut plus quitter même lorsque tous sont partis. Ils l’ont peuplée et la délaissent, seule et ignorée. Mais elle n’est pas réellement victime, uniquement préoccupée de sa position, elle n’a pas pensé à son avenir.

Dans la quatrième section, « épicentre dramatique »5 du poème, nous est présentée la fleur bleue. Si le pissenlit était « Madame », elle est le « Regret », celui des « bras épais et jeunes d’herbe pure » qu’elle vient à présent parasiter de sa

1 Ombelle, par son étymologie (ombre), représenterait la mort, à l’opposé d’ombrelle, signe de vie et de désir. (ibid., p. 302). On peut également y lire l’expression « manger les pissenlits par la racine » signifiant mourir et illustrant la double vision (romantique et funeste) de la fleur.

2 Ces graines étaient déjà visibles dans les « fils du travail », puisqu’elles sont les futurs pissenlits (« fils »), partis pour d’autres lieux où germer (Steve Murphy souligne également cet écho au pissenlit (ibid., p305).Car la prairie, à la fois présente et « prochaine », est à la fois peuplée de pissenlits en fleurs et de graines de pissenlits : se plaçant simultanément, et au même instant, dans le présent et l’avenir. (« [..] « prairie/prochaine » dit la proximité de la prairie, mais en suggère aussi la distance, dans le petit temps de retard avec lequel l’adjectif nous arrive [..]. ibid., p. 348).

3 Steve Murphy évoque l’ambiguïté volontaire de la préposition « après » : court-elle après l’homme, ou après qu’il soit parti ? (ibid., pp.309-310). Cette indécision reflète l’impossibilité de la fleur-femme qui aimerait courir, mais ne le peux : ni à présent, ni dans un futur proche.

4 Écho également du « mouvement en avant » qui ponctue l’intégralité du texte et auquel elle se soumet. (ibid., p. 249).

5 Ibid., p. 310. Auquel s’ajoute « un paysage de désenchantement et désœuvrement ». (ibid., pp. 311-312).

présence. Cette fleur bleue sera pourtant décrite comme « amie à l’eau, couleur de cendre ». C’est qu’en réalité celle qu’elle dérange n’est pas tant la rivière que ses autres habitants, qu’elle vient déloger pour s’épanouir à leur place. La fleur est sous le signe de la « lune d’avril », lune rousse où rien ne pousse. Par ce caractère invasif, nous ne reconnaissons pas le myosotis1, mais le nénuphar (à moins qu’il s’agisse de nymphéas2), dont l’appellation de « fleur bleue » rappelle son étymologie de « lotus bleu »3. Elle peuple une eau qui se transforme, plus loin – « Puis » –, en « nappe », surface uniforme dans laquelle le poète ne parvient plus à reconnaître l’eau et ses reflets moirés ; elle est à présent « sans reflet, sans source, grise ». Une eau propice à l’épanouissement des nénuphars, stagnante et trouble : la rivière revêt soudainement les caractéristiques de la mare ou de l’étang, dans une logique de stagnation et d’immobilisme partiellement négatif4, auquel s’ajoute ce « dragueur » qui « peine » à se frayer un chemin, dans ce futur – aval – du fleuve.

Dans ce marasme, le poète imagine d’autres eaux stagnantes, celles des

« chantiers riverains5 à l’abandon […] qui faisaient germer ces pourritures ». Est-ce un instant où la réalité historique rattrape la réflexion poétique ? Ces chantiers rappellent la construction prolétaire inachevée de la Commune, qui fleurit à la suite des morts de la guerre6, cadavres et donc « pourritures », qui ont amené Paris à ce soulèvement cette « Joie ». C’est elle à présent qui pleure sous les remparts, derrière lesquels sont enfermés les combattants. Car le nénuphar est hermaphrodite, hybride, simultanément « Regret » – des autres – et « Joie » – personnelle –, sa naissance dans ses eaux enlisées, marécageuse, représente une beauté, une espérance, dans le pire des environnements. Elle est la rose d’eau, l’ultime beauté de la laideur.

Au milieu de ces deux fleurs se place le poète, qui ne peut cueillir « ni l’une ni l’autre ». Certes, la jaune l’« importune », la dérange, puisqu’elle recherche l’homme chez le poète, elle est la femme-fleur. Belle est fragile, dépendante dans l’être

1 ibid., p. 217.

2 Delahaye reconnaissait dans « le souci d’eau » le nymphéa, nous reprenons cette affirmation dans le cas de la fleur bleue. (Delahaye cité par Hiroyuki Hirai, « Un mémoire de la Mémoire de Rimbaud », Parade sauvage, n°8, 1991, p. 94). Ce dernier est également nommé « lys d’eau » et rappelle la figure d’Ophélie, comparée aux grands lys dans le poème éponyme. Le nymphéa admet également, une référence mythologique, elle est la nymphe amoureuse d’Hercule aux « bras épais », qui regrette, peut-être, de ne pas lui avoir rendu cet amour après l’avoir transformé en fleur.

3 Ou plus précisément bleu-noir (« couleur cendre ») selon l’étymologie sanskrite. (TLFI).

4 Verlaine choisit également, dans « Promenade sentimentale », le nénuphar comme reflet triste de l’âme du poète et de ses pensées, au bord d’un cours d’eau.

5 Riverain doit être ici compris dans son sens premier : proche de la rive d’un cours d’eau.

6 Le mois d’août semble un écho à la bataille de Sarrebruck (2 août), mais également le début de la bataille de Sedan au soir du 31 août 1870.

masculin. Pourtant, le poète ne la rejette pas complètement, car elle possède une certaine beauté, celle, justement, d’être féminine, comme évoqué dans notre analyse précédente de la femme. Elle aspire à plaire, elle désire être cueillie et il ne répugne pas au poète, comme il ne lui répugnait dans « Rêvé pour l’hiver » de jouer ce jeu. Il ne cautionne pas son attitude, mais son bras se tend alors vers le sentiment qu’elle lui propose : le désir.

À l’opposé se lit le nénuphar, fleur de l’espoir « amie à l’eau ». Elle lui propose une réalité plus grande, plus profonde, celle d’un monde sans opposition naïve, elle et

« cendre », tout comme son eau est « grise ». Nous sommes loin de l’éternelle dualité pur/impur, blanc/noir. Il s’agit d’évoquer la possibilité d’un entre-deux où fleurirait néanmoins une beauté, une fleur. C’est en quelque sorte, pour le poète, une remise en question de ses idéaux, d’un futur incertain, à l’image de cette eau trouble. Ce que lui propose cette fleur n’est plus dans l’immédiateté du désir : elle est la confiance en l’avenir.

Face à ces deux nouveaux Moi qui se proposent à lui, deux futurs1, le poète invoque une impossibilité physique, ses bras sont « trop courts ». A moins justement que ce mensonge ne soit gros comme le bras. C’est son refus de tout changement, de toute possibilité, d’un Moi altéré, qui l’amène à sa propre perte, à « cette boue » qu’il feint de découvrir. Cette dernière comme l’indique Hiroyuki Hirai est son passé2, témoignant que cette impossibilité à cueillir d’autres possibilités d’existences a déjà eu lieu. Son choix constant de l’inertie devient son propre fardeau, sa propre prison : son immobilisme n’est plus volontaire, mais imposé.

4. La faille du Moi dans « Qu’est-ce que pour nous Mon Cœur… » et « Les Corbeaux »

L’analyse de Bernoît de Cornulier a été essentielle à la compréhension de « Qu’est-ce que pour nous Mon Cœur… »3. Dans cette dernière, il présente le poème comme

1 « Je peux même dire que le problème de l’avenir, c’est l’apogée de ce poème. » (Hiroyuki Hirai, « Un mémoire sur la mémoire de Rimbaud », p. 98).

2 Hiroyuki Hirai parle de « somme totale du vécu de Rimbaud à l’époque »(ibid., p. 99). Nous préférons nous contenter du vécu du poète narratologique sans entrer dans une lecture autobiographique, qui ne nous semble pas, en l’occurrence, pertinente.

3 « Lecture de “Qu’est-ce pour nous, mon cœur” de Rimbaud comme dialogue dramatique du poète avec son cœur », Studi francesi, 106, 1992, p. 37-59. Cet article remanié et allongé a été publié dans

un dialogue entre Cœur et Esprit, le premier appelle à une révolution – « Périssez »,

« guerre », vengeance » –, le second au calme – « Rien », « passez », « assez ».

Néanmoins, progressivement le Cœur gagne sur l’Esprit, lui impose ses idées, ses vues pour l’avenir1, et l’amène à sa perte, à sa mort2. Pour Benoît de Cornulier, le caractère révolutionnaire du poème n’implique pas, exclusivement, une référence Communarde3, elle est avant tout vision apocalyptique de cette marche vengeresse : symbole d’une fin du monde réel – et personnel, celle de l’Esprit – dans cette terre qui « fond » à l’issue du poème.4

« Les Corbeaux » quant à lui, est un poème qui a fait l’objet d’une analyse récente (2009) de Steve Murphy, dans son ouvrage Rimbaud et la Commune.5 Dans ce dernier, il privilégie une lecture satyrique du poème, à l’encontre notamment des gravures de la guerre de 18706 : les corbeaux se veulent des anges cyniques, symbole d’une attaque contre l’Eglise dont ils sont les émissaires.7 Ainsi, la lecture anticléricale est soulignée, reprenant l’analyse de Christophe Bataillé sur le sujet8, il implique une unité d’ennemis, fusionnés dans leur opposition au poète : Prusse, Versaillais et Vatican.9

Si nous prenons le temps de rappeler ici, certes rapidement, ces deux analyses, c’est qu’elles offrent aux deux poèmes – mais également à la critique – un véritable débroussaillement structurel (« Qu’est-ce que pour nous Mon Cœur… ») et historique (« Les Corbeaux »). Elles proposent un renouveau analytique à ces deux poèmes (tout spécialement « Les Corbeaux »), et nous ont amenés à vouloir mettre en évidence des

Si nous prenons le temps de rappeler ici, certes rapidement, ces deux analyses, c’est qu’elles offrent aux deux poèmes – mais également à la critique – un véritable débroussaillement structurel (« Qu’est-ce que pour nous Mon Cœur… ») et historique (« Les Corbeaux »). Elles proposent un renouveau analytique à ces deux poèmes (tout spécialement « Les Corbeaux »), et nous ont amenés à vouloir mettre en évidence des

Dans le document La religion de Rimbaud (Page 141-149)