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L’homme d’Église disséqué

Dans le document La religion de Rimbaud (Page 84-88)

Chapitre III : Observation de l’ Église

4. L’homme d’Église disséqué

4.1. Une nouvelle alliance du Mal dans « Le châtiment de Tartufe » Si nous n’avions fait qu’évoquer, prudemment, la possibilité d’une référence à la figure de Napoléon III, dans le « Cœur supplicié » (Caporal), Steve Murphy confirme sa présence dans l’œuvre rimbaldienne à travers « Le châtiment de Tartufe »2 et

« Rages de César ».3 Il démontre dans son analyse l’influence des Châtiments de Hugo, plus spécifiquement du poème Fable ou histoire, sur la structure du poème, mais également sa volonté anti-bonapartiste. Il s’agit véritablement d’humilier publiquement Napoléon III dans ce viol du moine. Vient alors, ce chapelet s’égrenant à partir du quatrième vers (l’acrostiche), ce JULES CES[AR], s’achevant par la signature même du poème.4

À cette grille de lecture littéraire (Hugo) et politique (Bonaparte), développée par Steve Murphy, se surajoute celle plus traditionnelle de l’hagiographie chrétienne.

1 Suite de révoltes ratées, rappelant dans une certaine mesure l’histoire révolutionnaire du XIXe siècle et qui explique peut-être, cette retenue rimbaldienne. Il n’est cependant pas question de revenir sur le caractère profondément républicain que les analyses de Steve Murphy ont démontré, mais d’une retenue dans l’époque d’incertitude que représente la Commune. Il faudra attendre le poète d’« Oraison du soir » pour réellement lire une libération consommée et visible à l’égard de cette Église effrayante.

2 Steve Murphy, « L’habit ne fait pas le moine : Le Châtiment de Tartufe », Rimbaud et la ménagerie impériale, op. cit., pp. 159-178.

3 Steve Murphy, « Portrait d’un empereur : Rages de César », Rimbaud et la ménagerie impériale, op.

cit.,, pp. 105-126.

4 Référence ironique aux ouvrages de Napoléon III consacré à Jules Cesar. (ibid., p. 176).

Nous pensons tout particulièrement à l’une des plus connues parmi ces dernières, celle de saint Paul de Tarse et sa conversion sur le chemin de Damas.1

Ce qui nous guide vers cette analyse est en premier lieu ce Méchant, dont la majuscule se veut une réponse ironique au surnom donné à Paul, après sa conversion, celui d’Apôtre des Gentils. S’ajoute la répétition, à deux reprises, de ce

« un jour qu’il s’en allait »2, rappelant le récit biblique, tel que traduit par Lemaistre de Sacy : « Mais lorsqu’il était en chemin ».3 Le parallélisme des routes et des récits se poursuit dans cette rencontre un brin brutale entre le personnage et cette entité extérieure. Si notre Tartufe est pris « rudement par son oreille4 benoite » par le Méchant ; Paul, lui « fut tout d’un coup environné et frappé d’une lumière du ciel »5, aveuglé de la présence divine. Dans cette attitude d’un être qui lui tirerait les oreilles, Rimbaud infantilise notre héros, en même temps qu’il revêt ce même Méchant d’un habit professoral, moralisateur.6 Poursuivant la grille de lecture chrétienne que nous appliquons au texte, les deux personnages se superposent et le Christ devient ce Méchant moralisateur à l’attitude professorale brutale7, imposant ses idées, comme son corps sur Tartufe.

Or si ce dernier se veut un détournement ironique de Paul de Tarse, il faut rappeler que l’apôtre est le véritable créateur, instigateur de l’Eglise, puisqu’il ouvre le christianisme à une logique d’universalité. Cet amalgame Tartufe/Paul de Tarse semble être confirmé dans la nouvelle appellation qu’est donnée à Tartufe à la fin du texte : « Saint Tartufe », tout comme Saul à l’issue de sa rencontre avec Jésus deviendra Paul puis Saint Paul. Ainsi, en incarnant à la fois un membre de l’Église et son créateur, l’humiliation de cette dernière concerne tout à la fois son aspect

1 Guillaume Doizy note qu’« il faut en fait attendre les années 1880 et la forte poussée républicaine, laïciste et libre penseuse pour voir la caricature fondre sur les textes « saints ».(Guillaume Doizy, « De la caricature anticléricale à la farce biblique », Archives de sciences sociales des religions, p. 2).

2 On ne retrouve pas cette notion de cheminement dans le texte hugolien, ce qui nous amène à penser que seul le récit biblique inspire ici Rimbaud.

3 Actes des Apôtres [IX : 3], p. 894.

4 Qualifiée de « benoite », elle rappelle ironiquement l’ordre bénédictin.

5 ibid.,

6 C’est ce qui pousse Steve Murphy à reconnaître Hugo, dans sa lecture littéraire et anti-bonapartiste du poème, écho au « belluaire » de Fable ou histoire. (Steve Murphy, Rimbaud ou la ménagerie impériale, op. cit., p. 170).

7 Ce que ce Christ-Méchant impose à Tartufe revêt le caractère d’un « châtiment » et nuance négativement le récit biblique où Paul se veut face à une épreuve devant le guider à Dieu, presque une bénédiction cachée.

théorique (Paul) et pratique (le clergé). L’attaque à l’égard de cette Église se veut totale.1

Nous avions, par ailleurs, déjà évoqué dans notre analyse d’un « Cœur supplicié », en nous appuyant sur les commentaires de Steve Murphy, le sentiment rimbaldien d’une complicité Église/École,2 notamment dans la figure d’Izambard, avec lequel il consomme la rupture politique et littéraire, ultérieurement, dans la lettre du 13 mai 1871. En détournant le récit de Paul de Tarse, institutionnalisé et sacralisé par l’éducation catholique, Rimbaud s’en prend également à la tartuferie, que constituent pour lui ces hagiographies chrétiennes. Le cadre narratif identique – cheminement, rencontre, sanctification – implique selon Rimbaud la preuve de leur contrefaçon, à travers cette fausse hagiographie.

Ainsi se crée dans ce tartufe l’évocation d’un second pacte du Mal, d’une alliance dans l’éducation par laquelle l’Église conserve sa domination morale. Pour rompre ce premier pacte, il s’agit pour le poète, engagé dans l’anticléricalisme, de démythifier le mécanisme de ces hagiographies.

4.2. Une scatologie aux deux visages dans « Accroupissements » et

« Oraison du soir »3

Dans ses notes en marge du poème « Oraison du soir », Jean-Luc Steinmetz souligne la proximité de ton (satire anticléricale), que proposent les deux poèmes :

« Accroupissements » et « Oraison du soir ».4 L’analyse de Benoît de Cornulier,

« L’ange urine »5, a, en effet, permis de rapprocher ces deux écrits sous une même

1 Pierre Brunel cite à ce propos Marcel Ruff qui veut « charger ce texte de tout l’anticléricalisme nouveau qu’on fait naître en Rimbaud les évènements de l’été 1870 ». (Pierre Brunel, Rimbaud : Œuvres complètes, op. cit., p. 787).

2 Murphy et Kliebenstein évoquent cette tension au sujet du poème, pour rejeter la possibilité d’un écrit scolaire : « On a pensé que ce poème était l’un des premiers de 1870 en lui imputant un sujet platement scolaire, sans comprendre qu’une telle supposition était démentie par l’extrême tension du Collège de Charleville où une grande partie des élèves étaient des séminaristes et où aucun enseignant n’allait risquer de travailler sur la pièce en question et a fortiori sur la scène que Rimbaud cite [Acte III, scène 2] et que certaines éditions expurgeaient à cause de ses suggestions grivoises. » (Steve Murphy et Georges Kliebenstein, op.cit., p. 41).

3 Version Léon Valade. « Accroupissements » a été intégré à la lettre du 15 mai 1871. « Oraison du soir » est un poème postérieur, probablement automne 1871.

4 « Son caractère scatologique conseille de le placer sur le même plan qu’une satire anticléricale comme “Accroupissements”. » (J.-L. Steinmetz, « Oraison du soir », Œuvre-vie, op.cit., p. 1098).

5 Benoît de Corunulier, « L’ange urine », Parade sauvage, n°5, 1988, pp. 50-53.

logique d’« équation » entre « une activité spirituelle et une activité excrémentielle ».1 À cette similitude s’ajoute celle du soleil évoquée par Steve Murphy et Klibenstein dans leur étude. Ce dernier se veut un élément de dispersion de l’obscurité religieuse et ecclésiastique, dans une logique de rapprochement homophonique simple avec le courant philosophique.2

Ainsi, dans « Oraison du Soir », notre poète est sujet à une « douce brûlure » rappelant les rayons du soleil et leur chaleur, mais suggérant également qu’il existe un substrat religieux chez notre poète, qui n’a pas encore complètement disparu (fondre) malgré la présence de l’astre diurne. Preuve en est cet « or jeune et sombre », rappelant le « vitrail jauni » et « les nefs où péri[ssen]t le soleil » des

« Pauvres à l’église ». Une nouvelle fois, le jaune3 est la couleur de la foi et de la foi malade, chez Rimbaud. On retrouve cette même logique d’un soleil dangereux pour l’Église dans « Accroupissements ». Dans ce poème, le frère Milotus est victime d’une attaque du soleil qui « Lui, darde une migraine et fait son regard darne » et

« grelotte » même lorsque le soleil affaibli (« clair soleil ») plaque des « jaunes de brioche aux vitres de papier ».4 Il est, par son habit ecclésiastique, au-delà de toute guérison à la différence du poète d’« Oraison du soir ». Pour Milotus, le soleil est une calamité et il se doit d’attendre la nuit – « Et le soir, aux rayons de lune » – pour se consacrer à cette prière excrémentielle. Dans « Oraison du soir », et malgré l’obscurité, le poète peut « pisse[r] vers les cieux » avec « l’assentiment des grands héliotropes », qui permettent au soleil de prolonger son pouvoir bénéfique même après son coucher.5

Steve Murphy dans son étude consacrée au poème « Accroupissements »6 note le caractère anticlérical et Communard du poème. Il y reconnaît la figure (au sens propre et figuré) de Louis Veuillot, représentant caricaturé du Catholicisme

1 Benoît de Cornulier (art. cit., p.50.) démontre que le poème se veut un détournement imagé de la prière jaculatoire christique, dans lequel l’impulsion religieuse, mystique, est remplacée par une impulsion mécanique, hydraulique (la vessie). Toutes deux conservant cette volonté de s’élever vers les cieux.

2 Steve Murphy et Georges Kliebenstein, op. cit., p. 60.

3 L’or est qualifié dans le poème de « jeune », écho homophonique et graphique de jaune.

4 « [..] le moine a réussi à atténuer les effets du soleil par des “vitres de papier”, vitraux parodiques de sa chambre qui produisent des “jaunes de brioche”. » (Steve Murphy et Georges Kliebenstein, op. cit., p. 61).

5 « Par le sens même d’assentiment, c’est le fait que ces fleurs, non seulement agréent le geste, mais manifestent leur approbation. « (Benoît de Cornulier, art. cit., p. 50.

6 Steve Murphy, « Accroupissements ou la physiologique », Rimbaud et la Commune, Classiques Garnier, Paris, 2010, pp. 317-366.

réactionnaire, ennemi de la Commune et de la République.1 Dès lors, le tremblement du frère Milotus se veut le symbole d’une peur, celle de l’Église et de ses défenseurs face à l’anticléricalisme triomphant de la Commune et de la République.2 Dans une logique politique similaire, il nous semble que le poète d’« Oraison du soir » se veut celui d’une République triomphante, qui peut, enfin, pisser vers ces « cieux bruns » dont la couleur rappelle les étrons du frère Milotus. Le jet « très haut et très loin », traduisant la fierté du jeune homme à l’égard de la force de son « besoin âcre » (Murphy, Cornulier), se veut également l’expression d’un espoir, d’une prière profondément humaine pour que cette nouvelle République se stabilise, intouchable (« très haut ») et intemporelle (« très loin »). Nous sommes loin de l’optimisme hésitant du « Cœur supplicié ». « Oraison du soir » se veut la preuve triomphante et provocante du triomphe républicain.

Ainsi, les deux poèmes proposent deux scatologies aux finalités opposées. S’il s’agit dans « Accroupissements » d’humilier l’homme d’Église, dans un traditionalisme rabelaisien reconnaissable et discernable par le lecteur. « Oraison du soir » se veut en revanche l’écho triomphant d’un anticléricalisme libéré au travers du poète. Ce dernier peut se soulager sans retenue et visiblement, bénissant cette vie nouvelle3 qui s’offre à lui et à la France.

Dans le document La religion de Rimbaud (Page 84-88)