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Deuxième partie : Distanciation du poète sur le poète dans les Déserts de l’amour et les Derniers

Dans le document La religion de Rimbaud (Page 131-135)

vers

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« Un poète est un monde enfermé dans un homme » Victor Hugo La légende des siècles

La critique s’accorde traditionnellement pour dater le « recueil factice »2 nommé Derniers vers de l’année 1872, contenant sans aucun doute les plus beaux poèmes versifiés de l’œuvre rimbaldienne.3Si l’on aime à évoquer, presque invoquer, une rupture de forme (cassure de l’alexandrin4) et de fond (tonalité mois engagé politiquement et socialement)5 entre les Derniers vers et les Premières Poésies, il existe néanmoins un point commun essentiel, celle d’une poésie de la réflexion, de la pensée, qui certes ne tend plus vers un monde extérieur, mais intérieur, mais reste lisible dans le corpus. Cette approche en marge de toute lecture biographique est celle privilégiée par Bernard Meyer dans son ouvrage sur les Derniers vers6, diamétralement opposée à la lecture des Premières poésies, ancrée dans une approche historique, politique et sociale.7

1 Nous reprendrons l’appellation la plus fréquemment utilisée, celle de Derniers vers, également utilisée par Bernard Meyer dans Sur les Derniers vers : douze lectures de Rimbaud, L’Harmattan, Paris, 1996, 299p. Il nous faut néanmoins signaler que d’autres noms ont été proposés pour désigner ce corpus de textes de 1872 : celui de Vers nouveaux, Vers nouveaux et chansons ou plus simplement de Poésies 1872. (Steve Murphy et Georges Kliebenstein, op.cit., p. 82).

2 ibid.,

3 « Les poèmes de 1872 que l’on peut compter, à l’instar d’Yves Bonnefoy, parmi les plus beaux poèmes de la langue française [..] ». (Daniel Leuwers, Œuvre-vie, op.cit., p. 1138).

44 « Rimbaud aura beau dire dans Une saison en enfer qu’il eut alors recours à la “vieillerie poétique”

(en faisant appel à la chanson ou à la comptine et en usant du décasyllabe ou du pentamètre), son entreprise est novatrice, qui consiste à casser souvent l’alexandrin pour lui substituer des rythmes impairs plus prompts à exprimer l’indicible que les cadences convenues. » (ibid.).

5 Élément que nous reconsidérerons grandement dans notre analyse : il existe un engagement rimbaldien moins lisible, moins direct, plus abstrait.

6 « [..] rien n’oblige le commentateur à recourir d’abord et de façon systématique à la biographie de l’auteur, comme le font souvent les commentateurs. Le poète est un créateur, il peut se détacher, il peut se détacher de son expérience individuelle, la prolonger, l’extrapoler, la transposer, la métamorphoser. » (Bernard Meyer, op. cit., p. 7).

7 Bernard Meyer va encore plus loin dans ce rejet d’une lecture biographique qui « soulève plus de problèmes qu’elle n’en résout et gêne la lecture plutôt qu’elle ne l’éclaire ». (ibid., p. 7)

Bernard Meyer évoque également un second problème, intrinsèquement lié à cette impossibilité de lire les Derniers vers sous le prisme habituel de la biographie rimbaldienne. Celle d’une supposée illisibilité du texte, telle que l’ont suggérée Antoine Adam et Tvetan Todorov.1 Cette illisibilité, frôle, notamment dans « Chanson de la plus haute tour » et « L’Éternité », un certain hermétisme, qui correspond plutôt à une préoccupation rimbaldienne à l’époque de ces poésies. Il y a dans ces écrits une volonté, de la part du poète, de dépeindre l’abstrait (temporalité, attente, absence, alchimie), la pensée, au détriment d’éléments concrets, d’une certaine matérialité de l’existence.

Le corpus des Derniers vers, recueil factice, implique de privilégier l’analyse textuelle au détriment d’un rapprochement thématique. Ainsi, à l’exception de notre partie traitant d’Un ensemble de solitudes2, et mettant en exergue une certaine unité dans cet « état d’égarement avancé »3 – qui sera repris ultérieurement par le narrateur de la Saison dans « Alchimie du verbe » – nous favoriserons une analyse des poèmes de façon autonome.

Chapitre I : Les Déserts de l’amour : introduction aux Derniers vers

Malgré un débat toujours en cours sur la datation de ce texte4, nous avons fait le choix, dans une logique thématique cohérente, de traiter ce dernier en parallèle du corpus dit des Derniers vers. Solitude et rêve par ailleurs ponctuent le texte en prose des Déserts de l’amour et sont, en effet, loin de ce que Jean-Luc Steinmetz nomme

1 « [..] certains poèmes ne veulent rien dire et [..] chercher à les comprendre et une vaine entreprise ».

(ibid., p. 6)

2 Plus spécifiquement des sous-parties intitulées « Une Idylle retouchée » et « L’Autre » dans lesquelles nous tentons de mettre en évidence des instants de similitudes, dans l’hétérogénéité du corpus.

3 ibid., p. 7.

4 Nous nous rattachons sur ce point à l’analyse de Jean-Luc Steinmetz dans Les femmes de Rimbaud :

« À considérer cette dernière fiction [Les déserts de l’amour], force est de l’estimer plus élaborée qu’Un cœur sous une soutane ; mais je n’y perçois pas non plus de hargne, le sarcasme dominant les textes de l’été 1871. Mon hésitation persiste quand je considère l’élaboration savante de cette prose, à laquelle je donnerais plutôt, comme datation possible, mars-avril 1872, quand Rimbaud, congédié par Verlaine, et rentré de Paris, attend cependant d’y revenir ». (Jean-Luc Steinmetz, Les femmes de Rimbaud, op.

cit., p. 14). Yves Reboul consacre un article à ce problème de datation dans Parade sauvage (n°8, 1991) : « Sur la chronologie des Déserts de l’amour », pp. 46-52.

« la hargne »1 de 1871. Le texte est divisé en trois parties : un « Avertissement », signé du nom d’Arthur Rimbaud rapportant les récits à suivre à la troisième personne ; un texte commençant par « c’est certes la même campagne », écrit à la première personne et suivi pas un autre texte, également à la première personne et commençant par « cette fois, c’est la Femme que j’ai vue dans la ville ». Cette rupture narratologique entre le premier texte et les suivants marque selon Steve Murphy une

« distanciation factice ou, pour mieux dire, fictive » entre l’auteur-narrateur et le narrateur-personnage.2

Cette prise de distance est d’autant plus renforcée par le caractère onirique des deux textes narratifs : la femme qui n’est qu’une illusion, rêve érotique dans le premier récit – « Je ne me rappelle même plus bien sa figure […]. Puis, ô désespoir, la cloison devint vaguement l’ombre des arbres, et je me suis abîmé sous la tristesse amoureuse de la nuit » –, se transforme en objet du désir inatteignable – « Elle n’est pas revenue, et ne reviendra jamais » –, suggérant, une nouvelle fois, une impossibilité malgré cette volonté de la posséder, sorte de rêve éveillé opposé au rêve endormi précédant. Steve Murphy, reprenant l’analyse d’Olivier de Nonneville, surajoute à l’onirisme du texte la question du « temps perdu » et de « la mémoire ».3 Deux éléments qui font échos, comme nous l’observerons, aux préoccupations thématiques des Derniers vers.

Or, cet onirisme était déjà évoqué par le narrateur dans cette référence au

« sommeil continu des Mahométans légendaires, — braves pourtant et circoncis ».

André Guyaux4 y voit l’évocation des sept dormants d’Éphèse, mythe partagé par la chrétienté et le monde musulman. Nous ne pensons pas qu’une telle référence soit ici pertinente, dans la mesure où le mythe chrétien ne redevint vivace, et ce malgré les travaux d’Ernest Renan, qu’au début du XXe siècle et les recherches œcuméniques de Louis Massignon. Quant à son pendant musulman, il n’est pas certain, comme le souligne Steve Murphy, que Rimbaud ait lu et saisi ce passage du Coran.5 Steve

1 Jean-Luc Steinmetz, Les femmes de Rimbaud, op. cit., p. 14. Dominique Combe évoque un ton encore très proche de celui de Musset. (Rimbaud : Poésies, Gallimard, Paris, 2004, p.64).

2 Steve Murphy, Stratégies de Rimbaud, op. cit., p. 248.

3 « Il faut poser, en même temps que la question du rêve, celle, indissociable, du temps perdu, de la mémoire. Car ce qui accable le rêveur, c’est l’évanescence du rêve et de la rencontre avec la femme.

“Rimbaud s’affirme [..] incapable de réaliser l’amour ailleurs que dans le rêve”, déclare Olivier de Nonneville. Il serait plus juste de dire que le jeune narrateur n’arrive pas à réaliser l’amour même dans le rêve ». (ibid., p. 256).

4 Suzanne Bernard et André Guyaux, Rimbaud : Œuvres, Garnier, Paris, 2000, p. 487.

5 Steve Murphy, Stratégies de Rimbaud, op. cit., p. 249.

Murphy propose, quant à lui, un rapprochement avec la circoncision judéo-chrétienne1, source d’une ironie du texte, qui ne nous satisfait pas complètement.

Néanmoins, il est clair que cette circoncision, « cette bizarre souffrance », soit pour Rimbaud synonyme de castration.

Il nous semble pouvoir y lire, plus simplement, une évocation des Mille et une nuits, textes qui évoquent la circoncision, mais également la castration par cette multitude d’eunuques qui le peuple. Les récits ont par ailleurs fortement contribué à cette image d’un Orient sensuel, lascif, sexuel, cruel et brutal. Dans sa construction narratologique, l’œuvre se fait le reflet d’un monde où le rêve et le sommeil prévalent sur l’existence réelle à moins que le sommeil ne soit cette existence réelle. C’est ce brouillard entre réalité et rêve qui semble avoir été utilisé par Rimbaud dans les Déserts de l’amour.

Ainsi, comme l’évoque Steve Murphy, il existe une distanciation entre le narrateur-auteur et son personnage, mais également chez le personnage lui-même entre son rêve et la réalité : ce qu’il souhaiterait être – « je la pris, et la laissai tomber hors du lit, presque nue ; et, dans ma faiblesse indicible, je tombai sur elle et me traînai avec elle parmi les tapis sans lumière » – et ce qu’il est – « Et mon épuisement me revenait pourtant toujours ». Dès lors, les « déserts » évoqués dans le titre ne sont pas seulement la marque de l’absence de la femme, mais également celle de l’amant, voire du poète, qui reste cet individu passif dans le rêve, alors qu’il existe une possibilité d’être actif dans ce dernier, à l’instar des Mille et une nuits.

Cette tension entre les opposés est ce qui semble structurer également les Derniers vers, cet équilibre de forces contraires, qui créent la beauté des textes en même temps qu’elle les complexifie, vectrice d’une unité, d’une harmonie dans la dissonance et l’imperceptible rupture constante du recueil factice.

1 Notamment d’une ironie à l’égard de la circoncision du cœur telle que reprise par Pascal. (ibid., p. 253).

Dans le document La religion de Rimbaud (Page 131-135)