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La non-neutralité du temps

Dans le document La religion de Rimbaud (Page 151-154)

1. Quelques notions fondamentales sur la conception du temps au XIX

e

siècle

Alors que nous relisions pour notre plaisir le Tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Verne, la similitude des préoccupations temporelles entre l’ouvrage et

1 Steve Murphy, « Détours et détournements : Rimbaud et le parodique », Parade sauvage, colloque n°4, 2004, pp. 77-126.

notre corpus ne pouvait que nous interloquer : les deux œuvres, datant de l’année 1872, se font l’écho d’une société française en plein bouleversement temporel. Cette vision du temps, loin de notre conception actuelle de ce dernier, demande une mise en contexte historique, nécessaire à toute tentative d’analyse.

Ainsi, le temps au XIXe siècle est un temps multiple. Loin de la vision d’unité, d’immobilisme, que propose l’horloge1, il se veut lié à une spatialité. C’est une notion mouvante et multiple qu’Alain Corbin souligne dans son ouvrage Le Temps, le Désir et l’Horreur. Essais sur le XIXe siècle :

« En ce temps, encore si proche de nous, changer de lieu, c’est aussi changer

d’heure. Chaque ville se fixe sur ses cadrans solaires. […] À la campagne, le nombre de repas et leur répartition au cours de la journée varient selon les lieux, les

traditions, les occupations, les saisons, le statut ou la position sociale. »2

« Il faut en effet attendre 1891 pour qu’une loi impose à l’ensemble du territoire l’heure de la capitale. Celle du méridien de Greenwich n’est officiellement adoptée qu’en 1911. […] Cet élargissement des références spatio-temporelles accompagne en outre la progressive désacralisation des rythmes journaliers. »3

S’installe un temps scientifique, mécanique, dans cette France du XIXe, qui détrône progressivement le temps dit naturel.4 Ce dernier perdure néanmoins, pour des raisons pratiques, notamment dans les régions agricoles (travaux des champs) ou les petits ateliers parisiens où l’éclairage naturel (solaire) structure la journée de travail.5 Le temps est donc, à l’époque, un élément en construction voire une éducation. On apprend et impose aux masses la transition d’un temps naturel à un temps social6 au travers de la généralisation et de l’abaissement du prix de la montre.

« Depuis qu’on traite l’horlogerie commune en manufacture, le prix des montres et des pendules a tellement baissé, que l’usage en est devenu général ». Le même type de constat conduit le rédacteur du Dictionnaire technologique publié en 1827 à

1 Baudelaire exploitera ce dramatisme tragique du temps fixe dans « L’horloge ». Marie-Agnès Dequidt indique à ce sujet : « Le moment de l’appropriation de la mesure précise du temps à Paris se situe, selon nous, vers le début du XIXe siècle. En effet, l’horlogerie sous forme de montres et de pendules se répand dans le quotidien. » (Marie-Agnès Dequidt, « Comment mesurer l’intériorisation du temps ? (Paris, début XIXe siècle) », Revue d’histoire du XIXe siècle n°45, 2012, p. 70).

2 Alain Corbin, Le Temps, le Désir et l’Horreur : essai sur le dix-neuvième siècle, Flammarion Paris, 1991, p. 9.

3 ibid., p. 13.

4 Nous reprenons les termes exposés par Marie-Agnès Dequidt de « temps social » et « temps naturel » pour différencier le temps abstrait mécanique, du temps « en relation intime avec la nature.

5 ibid., p. 70.

6 Alain Corbin évoque le remplacement de temps « poreux, pénétrés d’imprévu, ouverts à la spontanéité, soumis à l’interruption fortuite ou récréative » par un temps « régulier, à heures fixes, militarisées ». (Alain Corbin, L’avènement des loisirs (1850-1960), Paris, Aubier, 1995, p. 10. Dans Marie-Agnès Dequidt « Comment mesurer l’organisation du temps ? », p. 75).

écrire : « les montres sont vendues à si bas prix, que les plus pauvres ouvriers en sont quelquefois pourvus ».1

Ce changement n’est pas instantané, mais progressif, et il n’est pas rare au XIXe de continuer à rencontrer dans les quartiers populaires parisiens, une réveilleuse s’adressant aux travailleurs devant se lever tôt.2 Le véritable moteur de cette politique industrielle est avant tout gouvernemental, il sert à mieux gérer ces masses travailleuses et prolétaires, en leur imposant un rythme de travail abstrait qui n’était, jusqu’à présent, pas le leur. On frôle une logique d’aliénation temporelle, c’est-à-dire d’une dépossession d’un temps connu pour un temps étranger. Ainsi, l’on passe progressivement de journées de travail entièrement calquées sur un rythme solaire à des journées de travail à horaires fixes et rigides3. On contraint le peuple à la comptabilisation d’un temps intellectuel, et ce, jusque dans la nuit, période du jour (durée de vingt-quatre heures) qui avait, jusqu’alors, été épargnée par une quelconque fragmentation temporelle :

« Les objets eux-mêmes, les montres en particulier, sont aussi, dans leur variété, un indice du fait que la journée a tendance à s’allonger (comme l’écrit Simone Delattre, on souhaite “mettre la nuit entre parenthèses”), ou pour être plus précise, que l’on veut pouvoir se repérer dans le temps même dans la nuit, que ce soit pour travailler ou non. »4

Il s’agit pour l’homme de posséder, de s’approprier par l’abstraction scientifique ce qui, jusqu’alors, s’illustrait comme un assujettissement à la Nature.

L’expression vivre avec son temps, prend ici tout son sens. Par ailleurs, hormis la bourgeoisie, l’Église, également, s’approprie ce nouveau temps, dénué de tout paganisme pré-chrétien, qu’elle sacralise. Il s’agit d’instaurer à cette nouvelle journée, au rythme mécanique, une mécanique religieuse :

« Les exhortations à vivre chrétiennement en rythmant sa journée par la prière existaient déjà au XVIIe siècle. Cependant, cette notion de suivi heure par heure de l’emploi du temps avait perdu de l’importance au XVIIIe siècle. Elle revient en force au XIXe siècle. Les préconisations de telles scansions de la journée sont alors nombreuses. Retenons par exemple les 19 éditions entre 1812 et 1850, en des lieux

1 Jean-Antoine Chaptal, De l’industrie françoise, dans Marie-Agnès Dequidt, ibid., p. 73.

2 ibid., pp. 73-74.

3 « En ce qui concerne les métiers du bâtiment, une ordonnance de police du 24 septembre 1806 fixe théoriquement la durée du travail à 6 heures du matin à 7 heures du soir, du 1er avril au 30 septembre, et le reste de l’année de 7 heures du matin au “jour défaillant”, avec deux pauses d’une heure prévues pour les repas entre 9 et 10 heures puis entre 14 et 15 heures. Le temps contrôlé devient alors le maître de la majorité des activités humaines par opposition à un temps plus souple. » Marie-Agnès Dequidt, ibid., p. 75.

4 ibid., p. 76.

divers et parfois deux éditions par an dans deux villes différentes, de La journée du chrétien à l’usage de Paris, sans compter les Exercices et prières pour régler les principales actions de la journée.

Au-delà de l’aspect religieux traditionnel, la nouveauté vient des guides à vocation morale qui s’adressent soit aux enfants soit à la mère. Pour toute la bonne société, il est du dernier bon ton de gérer son temps, car, comme l’écrit Alain Corbin, “le temps perdu culpabilise”. »1

Le temps passe d’une notion amorale scientifique, scientifique à une réalité morale et religieuse.

Ce nouveau temps s’affirme donc comme bourgeois et chrétien, loin du temps solaire et de l’astre diurne2 révéré par Rimbaud. Or, il nous semble que Rimbaud observe une certaine réticence à l’idée de se soumettre à cette nouvelle instrumentalisation qui semble s’imposer progressivement au peuple. Celui de suivre le rythme imposé par la bourgeoisie et l’Église, de vivre dans un temps qui n’est pas le leur, mais celui de l’autre. Dès lors, il s’agit pour le poète de rappeler qu’il est possible de s’affranchir de ce dernier, de s’inscrire dans une réalité temporelle alternative.

2. La cohabitation du temps social et du temps abstrait dans

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