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Chapitre 2 : Définition du phénomène tragique

2.3. Analyses nussbaumiennes d’écrits contemporains : éléments tragiques

2.3.2. Voyage au phare de Virginia Woolf

Dans le cadre d’un symposium sur la philosophie de Wittgenstein donné en Autriche en 1994, Nussbaum se penche sur le roman To the Lighthouse écrit par Virginia Woolf. Ce qu’elle y dépeint est, en quelque sorte, une tragédie de la connaissance dans les relations intersubjectives. De fait, le roman de Woolf pourrait largement être qualifié d’un théâtre de la conscience dans lequel se met en scène l’impossibilité de la communication entre les différents personnages. L’intrigue, ou plutôt la narration, prend place sur une petite île, dans la résidence et les alentours de la famille Ramsay. Nussbaum s’intéresse particulièrement à la première partie du roman, dans laquelle Lily Briscoe, une jeune artiste peintre, vient séjourner chez les Ramsay en compagnie de quelques autres invités. Lily, complètement éprise de Mme Ramsay, y rêve de pouvoir un jour connaître les « inscriptions sacrées » en son cœur, « sacred inscriptions […] which if one could spell them out, would teach one everything, but they would never be offered openly, never made public »265. Entreprise

262 CA, p. 209.

263 Nous reviendrons sur ce sujet à la section 2.3.3. 264 CA, p. 149.

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prométhéenne, que de connaître entièrement une autre âme, et comme l’écrit Nussbaum, une tâche qui ne correspond pas vraiment à un être humain ; qui ne pourrait être réalisée, peut- être, que par un dieu.266 Bien qu’il s’agisse d’un souhait humain profond et valide, cette

connaissance demeure inatteignable ; à l’image, sans doute, de toute connaissance humaine à jamais imparfaite. Dans To the Lighthouse, le personnage de Lily est, selon Nussbaum, contrebalancé par une autre relation à Mme Ramsay, c’est-à-dire celle de son mari. Suivant notre auteure, Woolf montrerait au sein de leur mariage une manière alternative d’atteindre la connaissance d’autrui, qui demeurerait à jamais incomplète et évoluerait dans les limites de la connaissance humaine. Dans les mots de Nussbaum : « Virginia Woolf tackles a venerable philosophical problem. I believe that she makes a contribution both to our understanding of the problem and to its resolution (or perhaps its nonresolution). »267. Cette

nouvelle connaissance, suivant notre analyse, pourrait se qualifier de tragique : c’est une connaissance qui connait son échec, et qui ne se fonde que dans un acte de foi (« leap of faith »), car elle demeure toujours vulnérable, jamais certaine. C’est donc une connaissance relative, mais également relationnelle. Allons plus en détails.

Dans son roman, Woolf montre que le flux de chaque conscience est en soi impossible à exprimer complètement ; si quelqu’un entreprenait de mettre en mot tout ce qui s’y passait, il y perdrait le plus clair de son temps. Cela explique que, si l’on transformait le (substantiel) roman de Woolf en pièce de théâtre, il ne nous resterait que quelques minutes, tout au plus, de dialogue. Ainsi, si notre propre conscience nous est à nous-même ineffable, la connaissance parfaite d’une autre conscience s’avère carrément impossible. La tragédie de la communication ici dépeinte connait un autre obstacle, c’est-à-dire la sédimentation du langage. Suivant Woolf, le « langage poli », médium des échanges interpersonnels, modifie et défigure le langage personnel. « It appears to be too crude to express what is most personal, what is deepest in the individual consciousness. »268 Alors comment connaître autrui? Le

roman nous offre une nouvelle prise sur cette question : en reprenant à notre propre compte une connaissance incomplète, mais humaine. Plutôt que de se poser en maître et possesseur

266 Nussbaum, « The Window: Knowledge of Other Minds in Virginia Woolf’s “To the Lighthouse” », p. 734. 267 Nussbaum, « The Window: Knowledge of Other Minds in Virginia Woolf’s “To the Lighthouse” », p. 732.

Nous soulignons.

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de l’âme de l’autre comme le souhaiterait Lily Briscoe269, il faudrait, comme M. et Mme

Ramsay, apprendre à le « lire ». Qu’est-ce à dire ? Il s’agirait d’abandonner le projet d’obtenir l’accès aux « inscriptions sacrées » de son cœur ; remplacer ce but par celui plus modeste de connaître « one thing or another »270.

Selon Nussbaum, la différence majeure entre Lily et M. Ramsay dans leur approche de Mme Ramsay est que ce dernier la considère comme entièrement séparée de lui, autre, et il conserve dans sa réflexion cette séparation. Il ne projette pas sur elle ses propres schèmes de réflexion et, dans leurs rapports, il accepte les limites de la communication.271 Il ne réduit

pas sa personne à des principes généraux et conserve dans toute leur invraisemblance pour lui les traits qu’il observe en elle. Ainsi, la « connaissance » qui émerge de leur mariage est plutôt une sorte de « cohérence » ; il n’a, dans aucun cas, accès aux inscriptions sacrées de son cœur. Plus encore, cette cohérence n’est jamais placée hors de portée du doute. M. et Mme Ramsay progressent vers une connaissance interpersonnelle non en essayant de se saisir l’un de l’autre, de le posséder, mais simplement en faisant « confiance ». « Trust, of course, is itself not blind; she [Mme Ramsay] trusts his truthfulness because her experience has shown her he can be trusted. But experience never really shows this; it never really rules out a refined clever deception. »272 C’est donc une connaissance vulnérable, une « connaissance

de l’amour » qui émerge de leurs rapports, ancrée dans la temporalité d’un vivre ensemble particulier et un décentrement de l’autonomie du sujet vers une conception de l’humanité comme un enchevêtrement complexe de relations. Dans le roman de Woolf, nous pouvons dire que notre auteure retrouve à nouveaux frais toute la « fragilité du bien ». En terminant sa conférence, Nussbaum réaffirme son pari pour la littérature :

It is no surprise that this account of Woolf’s novel should end with broader ethical and social speculations. For it is the distinguished contribution of this novel to show how a problem that philosophy frequently cordons off from the messy stuff of human motivation

269 « Lily’s attempt to know Mrs. Ramsay is, we notice, unilateral: it coexists with her own amused pride on

her own self-concealment. This suggests that the project of knowing, as she conceives it, has itself something of the desire for power in it, is just as strategic as the desire to protect herself from knowing. » (Nussbaum, « The Window: Knowledge of Other Minds in Virginia Woolf’s “To the Lighthouse” », p. 742. Nous soulignons.)

270 Virginia Woolf, To the Lighthouse, p. 79.

271 Ce qui ne saurait s’affirmer de ses rapports avec autres que sa femme ; mais l’argument nussbaumien se

concentre sur sa relation avec celle-ci.

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and social interaction is actually a series of human problems of great complexity, many of the ethical and social, which can’t really be adequately described, much less resolved (where resolution is possible) without reflecting about emotions and desires, without describing a variety of possible human loves and friendships in their historical and social setting, without asking, among other things, how love, politics, power, shame, desire, and generosity are all intertwined in the attempt of a single woman and man to live together with understanding.273

Ce serait donc dans le récit que le « vivre-ensemble » serait accessible à la pensée, car celui- ci permettrait de conserver toutes les particularités situationnelles et relationnelles en les rendant cohérentes à l’intérieur d’une temporalité précise : le roman.274