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Chapitre 2 : Définition du phénomène tragique

2.3. Analyses nussbaumiennes d’écrits contemporains : éléments tragiques

2.3.1. La coupe d’or de Henry James

Dans son analyse du roman La coupe d’or de Henry James, Nussbaum présente le personnage de Maggie Verver comme évoluant d’une morale des devoirs et des obligations vers une morale que l’on pourrait qualifier de situationnelle. En ce sens, nous verrons que la posture première de Maggie pourrait se rapprocher d’une crispation morale autour du devoir qui pourrait ressembler à certains personnages de tragédie grecque, sans toutefois en rester à ce stade. Pour faciliter notre analyse, nous pourrions séparer le roman en deux parties bien distinctes. Dans la première, nous n’avons pas accès à l’intériorité de la protagoniste, mais sa manière d’être nous est transmise par des gens qui la côtoient et l’observent. Ainsi, nous apprenons à connaître un personnage qui évolue selon des lignes de conduites reconnues par ses semblables : elle semble aspirer à une sorte de perfection morale et elle montre envers son père une déférence appuyée. En l’occurrence, elle parait avoir une conscience si aigüe de ses devoirs de fille que son mariage avec Amerigo frappe le lecteur comme profondément étrange. Tout d’abord, les dialogues qui nous rendent directement la pensée de Maggie laissent entendre qu’elle perçoit les autres dans une sorte de fixité et son rapport à eux prend souvent la forme d’une relation à une œuvre d’art, à un tableau ou à une sculpture. En parlant à son mari, elle dit : « Vous êtes ce qu’on appelle une pièce de musée. »245 En outre, les

autres semblent la considérer également comme presque parfaite. Au sujet de sa fille, M. Verver affirme : « […] Maggie n’avait jamais de sa vie eu tort plus de trois minutes. »246

Ainsi, elle évolue dans une sorte d’innocence et le roman est rempli d’images rappelant la rondeur, le cristal, l’enfance ; autrement dit, la perfection, ou l’absence de faille. Concernant

245 Henry James, La coupe d’or, p. 59. 246 Henry James, La coupe d’or, p. 443.

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son beau-père, M. Verver, et sa femme, Amerigo est d’avis qu’ils agissent « comme s’ils étaient dans l’état d’innocence infantile de nos parents originels avant la Chute. »247

Ainsi, Maggie, n’ayant jamais goûté le fruit interdit, n’aurait aucune connaissance du mal. C’est là tout l’enjeu de la première partie de l’œuvre de James. Or, vers la moitié du roman, le monde idéal de la jeune protagoniste devient de plus en plus difficile à soutenir, tout particulièrement en ce qui a trait à son mariage. Alors qu’elle devient femme et s’éloigne peu à peu du rôle de fille, elle connait finalement la « chute », la perte de l’Éden parental, et cette déchéance est irrémédiable. Tel un vrai personnage de tragédie devant l’innocence perdue et l’imminence du choix, Maggie réussit tant bien que mal à conserver son idéal en simplifiant son monde et même son caractère, comme l’observe son mari248 ; elle réussit à

se sauver du conflit entre ses devoirs envers son père et ceux envers son mari en se retirant dans son rôle de mère. Cette posture lui permet de continuer à mener une vie de « fille », loin des remous, avec son père, le bambin étant, après tout, son descendant direct, et de conserver auprès de son mari une sorte d’immunité. James écrit que « [t]out naturellement, son mari la compare en pensée à une matrone romaine, qui porte ‘les images traditionnelles qui, dans la longue lignée du prince, constituaient, avec une convenance plutôt neutre ou négative, une moyenne du type de l’épouse ou de la mère’ (p. 223). »249 Cette volonté

simplificatrice de Maggie entraîne d’autres problèmes, plus difficiles encore : en l’occurrence, la perte de son caractère féminin ou sexuel aux yeux de son mari. Cette impasse nous fait penser à l’Antigone de Sophocle qui décide d’honorer son frère Polynice, mort, plutôt que Ismène et Hémon, sa sœur et son amoureux, toujours vivants : leur simplification du réel et leur aveuglement ne fera qu’aggraver leur situation.

À ce moment de notre analyse, il est intéressant de placer le personnage de Maggie vis-à-vis celui d’Amerigo. Cet italien aux ascendances nobles, prétendu descendant d’Amerigo Vespusci250, s’offre au lecteur comme fondamentalement déraciné. Dans sa

préface du roman, Jean Pavais écrit : « Le mari finalement choisi pour le livre entrepris est

247 Henry James, La coupe d’or, p. 607.

248 Henry James, La coupe d’or, p. 1292, cf. Nussbaum, CA, p. 195. 249 CA, p. 192.

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un prince romain, descendant du Florentin Amerigo Vespucci, à qui il doit son prénom, et l’Amérique son nom. »251 Ce choix de nom n’est pas anodin pour l’orientation du roman :

en l’occurrence, le nouveau venu, bien qu’il soit conquérant, ne connait pas les mœurs du pays qu’il découvre. Une grande capacité d’improvisation est donc requise de lui afin de naviguer dans ces nouvelles contrées. Dès le début du roman, ses entretiens avec Fanny Assingham, une amie du couple, nous plongent dans cette atmosphère.

« Et je vous ai déjà assez souvent dit combien je compte sur vous pour m’aider à m’en sortir. » Il aima tellement la façon dont elle réagit, au coin du canapé, qu’il laissa plus libre cours à sa sincérité – car c’était bien de la sincérité. « Je m’embarque pour le grand voyage… sur une mer inconnue. Mon navire est bien gréé et aménagé, la cargaison est arrimée et l’équipage est au complet. Mais le problème pour moi, semble-t-il, c’est que je ne peux pas naviguer seul. Mon bateau doit faire partie d’une paire, doit avoir, dans l’immensité des eaux… comment dire ?… un conjoint. Je ne connais absolument pas, je vous assure, les points cardinaux. Mais, avec un guide, je peux parfaitement suivre. Vous devez être mon guide. »252

Nous avons donc un homme en quête de repères et une femme, Maggie, aux prises pour la première fois avec un monde de relations complexe post-édénique. Or, devant l’attitude de sa femme, que l’on pourrait qualifier de fuite devant le tragique ou le réel, ne sachant que faire, le « bateau » d’Amerigo s’éloigne au large et plonge dans des mers adultères avec Charlotte, une ancienne amie de Maggie. « Puis, brusquement, dans ce cercle étroit, comme se frayant une issue vers la mer, tout céda, s’effondra, se fracassa, s’épancha et se mêla. » 253

En comprenant l’infidélité d’Amerigo, Maggie, qui évolue désormais dans un monde déchu, découvre le mal. Selon l’analyse nussbaumienne, la métaphore de l’eau employée par James évoque ici à la fois la passion sexuelle et les complications morales.254 Il n’est pas dans notre

idée ici de disculper l’adultère, mais de montrer tout le complexe de certaines situations morales qui ne peut pas être tranché par avance grâce à une règle claire, en l’occurrence, « ne pas commettre d’adultère ». Finalement, la « connaissance du mal » sera, pour Maggie, sa seule manière d’aboutir à une « connaissance de l’amour ».255 Mais le roman ne finit pas

ainsi.

251 Jean Pavais, « Une rêve américain », préface à La coupe d’or, p. 21. 252 Henry James, La coupe d’or, pp. 84-85.

253 Henry James, La coupe d’or, p. 568. Ce passage concerne Amerigo et Charlotte, amie de Maggie et maîtresse

du Prince (Amerigo).

254 CA, p. 196.

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Dans la deuxième partie, le roman est presque entièrement narré par la protagoniste. Ainsi, nous pouvons avoir accès aux mouvements de sa conscience. Ce qui s’y trame et que Nussbaum soulève dans son analyse est une réelle rencontre avec le tragique de l’existence. Les « personnes-objets » fixes, comme son mari, deviennent mouvants et complexes ; les situations ne correspondent plus à des schèmes moraux préétablies, mais deviennent hétérogènes et hermétiques. « [Maggie] apprenait en quelque sorte de minute en minute à jouer avec les ombres [...] »256. Nous pouvons donc dire qu’elle prend conscience des

particuliers et passe d’une « objectivité » morale à une expérience ambigüe de ce qu’est « vivre ». « Mais maintenant elle s’est mise à vivre »257 affirme Fanny à son sujet. Pour

regagner son mari, Maggie prend conscience qu’elle devra agir d’une manière qui lui aurait semblé autrefois moralement blâmable : elle devra blesser son amie, elle qui se faisait alors un devoir de ne jamais blesser qui que ce soit. Dans ces pages, Maggie se découvre comme une actrice de théâtre qui doit improviser son rôle. Une longue citation du roman de James semble ici pertinente :

Maggie continua : elle continua, et elle se laissa aller ; elle avait l’impression d’être une actrice qui aurait appris un rôle, qui l’aurait répété, mais qui soudain, sur scène, devant les feux de la rampe, se serait mise à improviser, à prononcer des répliques absentes du texte. C’était cette sensation d’être sur scène, devant la rampe, qui la soutenait, qui la soulevait ; de même que c’était justement la sensation d’agir qui impliquait logiquement l’idée de planches : d’agir très nettement pour la première fois de sa vie, ou plutôt, en comptant l’après-midi précédent, pour la deuxième fois. Les planches restèrent ainsi sensibles sous ses pieds pendant trois ou quatre jours, et durant tout ce temps elle eut l’inspiration de très remarquablement et très héroïquement improviser. La préparation, les répétitions, n’étaient pas allées bien loin ; son rôle se déployait, et elle inventait de

minute en minute que dire et que faire.258

Le conflit tragique des « je dois », ne pas blesser autrui et regagner son mari, fait éclater pour de bon en Maggie tout idée d’objectivité morale ; elle se retrouve entremêlée dans un réseau complexe de relations humaines et doit faire preuve d’imagination pour « invent[er] de minute en minute que dire et faire » ou, comme l’a écrit Thucydide, « improviser ce qui est exigé » (Thuc. I, 138). Elle développe ainsi un sens aigu et ambigu de ses « responsabilités » à l’égard de l’instant précis et s’ouvre aux surprises qu’il peut offrir.

256 Henry James, La coupe d’or, p. 962. 257 Henry James, La coupe d’or, p. 587.

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Amerigo semble la rejoindre en ce point du récit. Pour sauver son mariage, James nous exprime qu’il doit « faire le choix » de Maggie. En finale du roman, alors que Charlotte, maintenant mariée à un autre, s’apprête à les quitter définitivement, Maggie s’exclame :

« N’est-elle [Charlotte] pas admirable ? déclara-t-elle simplement en guise d’explication et de conclusion.

– Oui, admirable ! » Et il s’approcha d’elle.

« C’est ce qui nous aide, tu le vois », ajouta-t-elle comme pour compléter la morale. Il resta un instant à comprendre, ou à essayer de comprendre, ce qu’elle lui offrait d’une manière si étonnante. Il s’efforçait très clairement de lui plaire, de la suivre là où elle allait ; mais avec pour seul résultat, tout près d’elle, de lui poser ses mains sur les épaules, en la regardant en face, pour répondre enfin, en maintenant son emprise : « Si je le vois ? Je ne vois que toi. » Ses yeux prirent alors un étrange éclat de vérité, d’une force telle que la Princesse [Maggie], par crainte comme par pitié, se soumit à son étreinte.259

Maggie réagit à l’aveuglement volontaire d’Amerigo comme à une tragédie, avec « crainte » et « pitié ».260 Suivant Nussbaum, c’est ce qui signifie qu’elle a atteint une conscience

tragique : elle n’est plus le personnage tragique elle-même, mais plutôt son spectateur. Au début du roman, elle n’aurait pas pu voir la teneur tragique du choix d’Amerigo, ni même comprendre dans ses « tripes », sa chair que des valeurs pouvaient entrer en conflit. Puis, elle a pris conscience de la teneur irréconciliable de son amour pour son père ainsi que pour son mari, mais s’est réfugiée dans une simplification du réel en s’enfonçant dans son rôle de mère et en continuant de croire en un idéal et une objectivité morale. À la fin, elle voit en quoi le choix de son mari est tragique, et ressent l’émotion appropriée, c’est-à-dire de la « crainte » et de la « pitié ». Dans la Poétique, nous avons vu que les émotions nous permettaient de prendre conscience de la valeur des choses pour nous, que ces émotions amenaient une clarification en nous. Il est possible de penser que la conscience de la fêlure dans le cristal de son amour ait été l’indispensable afin qu’elle prenne compte de la valeur de celui-ci.

Selon Nussbaum, un idéal demeure toutefois dans le roman, mais un idéal imparfait, comme toute chose humaine261 et, comme nous venons de le dire, son imperfection est

constitutive de son humanité et de sa beauté. L’improvisation, que permet l’imagination, est donc la seule possibilité morale dans certains cas et, comme l’écrit notre auteure : « Et il n’y

259 Henry James, La coupe d’or, pp. 1335-1336. 260 CA, p. 207.

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a là aucune sécurité, absolument aucune. »262 Finalement, Maggie garde en son cœur la

connaissance du mal et la connaissance de l’amour, comme toutes deux irrémédiables ; en découle une nouvelle morale situationnelle263 qui requiert l’improvisation. Dans « Le

discernement de la perception », Nussbaum soulève cette absence de « sécurité » dans l’agir moral :

Parfois celui qui perçoit s’en tient à un engagement antérieur ; parfois la nouvelle situation le contraint à réviser la structure de ses fins. Parfois il reconnaît un conflit de valeurs insolubles ; parfois il décide qu’une ou plusieurs valeurs ne s’appliquent pas dans ce cas précis. Parfois il s’attache davantage aux caractéristiques générales de la situation et parfois à ce qui est unique et neuf. Comment pouvons-nous être sûrs d’improviser à bon escient, de mettre en œuvre le bon degré et la bonne sorte de souplesse ?264

Nous verrons, dans les sections ultérieures, qu’une bonne perception peut permettre une improvisation plus juste, et que celle-ci passe par la faculté imaginative et sa force descriptive. Mais tout d’abord, présentons un autre exemple d’une analyse nussbaumienne faisant place à un certain tragique contemporain.