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Le caractère ontologique du tragique : la vulnérabilité

Chapitre 2 : Définition du phénomène tragique

2.3. Analyses nussbaumiennes d’écrits contemporains : éléments tragiques

2.3.3. Le caractère ontologique du tragique : la vulnérabilité

Ces reprises d’analyses nussbaumiennes avaient pour but de mettre en lumière le caractère irréconciliable des expériences humaines et de faire apparaître la vulnérabilité ontologique de l’être humain : le conflit entre des valeurs morales incommensurables et le constat de faillibilité de la raison et de la connaissance humaines montrent l’impossibilité d’atteindre la perfection dans le domaine éthique, ainsi que l’impossibilité d’établir un système de lois préexistantes qui dicterait l’agir éthique. Il en va de même dans nos connaissances interpersonnelles. Est-ce à dire que la morale est donc affaire de relativisme ; qu’il n’y a pas de possibilité de juger du degré de moralité d’un choix ou d’un acte ? Point du tout. Dans les mots de Nussbaum :

[…] la conception aristotélicienne n’implique aucun subjectivisme, ni même relativisme. Souligner le fait que la délibération doit tenir compte des caractéristiques contextuelles n’implique pas que le choix délibéré n’est correct que relativement à des normes locales. Le particularisme aristotélicien est pleinement compatible avec l’idée que ce que la perception cherche à saisir est (en un certain sens) la manière dont les choses sont ; il faudrait une plus longue discussion pour décider de la meilleure interprétation de cette position.275

Pour mieux comprendre cette manière de repenser la délibération devant le geste éthique, nous pouvons nous pencher sur l’affinité entre la pensée nussbaumienne et les éthiques du

care, notamment la psychologie morale développée par Carol Gilligan.

273 Nussbaum, « The Window: Knowledge of Other Minds in Virginia Woolf’s “To the Lighthouse” », p. 751.

Nous soulignons.

274 Nous reviendrons sur ce sujet à la section 3.3. et suivantes. 275 CA, p. 148.

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« [Selon cette nouvelle perspective] le problème moral est davantage provoqué par un conflit de responsabilités que par des droits incompatibles, et demande pour être résolu un mode de pensée plus contextuel et narratif que formel et abstrait. Cette conception de la morale se définit par une préoccupation [care] fondamentale du bien-être d’autrui, et centre le développement moral sur la compréhension des responsabilités et des rapports

humains ; alors que la morale conçue comme justice rattache le développement moral à

la compréhension des droits et des règles. »276

Il s’agirait, donc, non pas de supprimer la possibilité de juger du développement moral, ou de la vertu, mais plutôt de le redéfinir. L’exemple le mieux connu qui explicite cette pensée serait celui de la jeune Amy.277 Dans le cadre d’une étude ayant pour but d’évaluer les stades

du développement du jugement moral chez des enfants de 10 à 16 ans, un chercheur, Lawrence Kohlberg, demande à cette jeune fille de onze ans ainsi qu’à un garçon de douze ans, Jake, de se prononcer sur la bonne action à prendre dans une situation précise, généralement connue comme « le dilemme de Heinz » :

En Europe, une femme était sur le point de mourir d’un cancer. Il existait un médicament qui pourrait la sauver, selon les docteurs. C’était une forme de radium qu’un pharmacien de la ville venait de découvrir. Le médicament était coûteux à fabriquer, mais le pharmacien le vendait dix fois plus cher que son prix de revient. Il payait 200 $ pour le radium et vendait 2000 $ une petite dose de médicaments. Le mari de la femme malade, Heinz, alla voir tous les gens qu’il connaissait pour emprunter de l’argent, mais il ne réussit qu’à réunir environ 1000 $, soit la moitié́ du prix. Il expliqua au pharmacien que sa femme était mourante et lui demanda de payer à crédit. Mais le pharmacien répondit : “non, j’ai découvert ce médicament et j’ai l’intention de faire de l’argent avec”. Alors, Heinz, désespéré, s’introduisit par effraction dans la pharmacie et vola le médicament pour sa femme. Le mari aurait-il dû agir ainsi ?278

Alors est-ce que Heinz aurait dû voler le médicament ? Selon la réponse que les enfants donnaient à cette question, Kohlberg pouvait en déduire qu’ils étaient soit à un stade soit à un autre de leur développement moral. La présente théorie de Kohlberg pose six stades. Tout d’abord, il y a les deux stades de la morale préconventionnelle : l’obéissance et la peur de la punition, puis l’intérêt personnel. Ensuite, ceux de la morale conventionnelle : les relations interpersonnelles et la conformité, suivi de l’autorité et le maintien de l’ordre social. Finalement, ceux de la morale post-conventionnelle : le contrat social et le bien commun, stade qui probablement ne sera jamais dépassé, mais pointant vers celui des principes

276 Carol Gilligan, Une voix différente, p. 40. Nous soulignons.

277 Ici, le lien que je trace entre théories du care et imagination est sans aucun doute redevable à Martin Gibert,

notamment sa thèse « Imagination et perception morale » (2012).

278 Lawrence Kohlberg, Vita humana (6), « The development of children’s orientations toward a moral order:

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éthiques universels, par exemple, la morale kantienne. Nous voyons donc que l’intégration d’un système de règles dans la vie morale est signe, pour Kohlberg, d’une maturité morale ; mais revenons à Amy. Lorsque la jeune fille dû répondre à cette question, sa réponse fut la suivante :

S’il volait le médicament, il sauverait peut-être sa femme, mais alors il risquerait d’aller en prison. Si sa femme retombait malade par la suite, il ne serait plus en mesure de lui procurer le médicament et la vie de sa femme serait de nouveau en danger. Ils devraient discuter à fond du problème et trouver un moyen de réunir l’argent.279

Nous pouvons voir que, dans sa réponse, elle évalue surtout l’effet que le vol pourrait avoir sur la relation entre Heinz et sa femme. Des considérations d’ordre logique (la propriété, la vie), telles que mentionnées par son compatriote Jake, ne sont pas incluses dans sa manière de voir le problème. Or, ces considérations seraient plutôt associées au maintien de l’ordre social, le quatrième stade du développement moral de Kohlberg ; selon cette grille d’analyse, Amy se situerait donc plutôt au troisième stade, stade auquel la conception de la justice est surtout ancrée dans les relations interpersonnelles, et non dans le maintien de l’ordre social, le bien commun ou des principes généraux.

Notre intention, ici, n’est pas de « genrer » la morale, comme le fait Gilligan par exemple, mais de faire voir une approche différente de l’approche rationaliste de type kantien ou rawlsien, de repenser la relation de l’humain au monde. « Amy ne conçoit pas le dilemme comme un problème mathématique, mais plutôt comme une narration de rapports humains

dont les effets se prolongent dans le temps. »280 Voici ce qu’il s’agissait ici de mettre en

lumière : le diagnostic que porte Kohlberg nous semble symptomatique de la philosophie morale normative. Nous pourrions résumer rapidement en disant que l’approche « relationnelle » est dévaluée par rapport à une « science » de la morale. Comme nous l’avons vu, la relation à autrui est prégnante d’une vulnérabilité que la raison scientifique a tendance à vouloir masquer. Avec sa théorie du care qui tente de réintroduire cette vulnérabilité dans l’expérience morale, Gilligan va au-delà du modèle rationaliste. Nous pensons que c’est la

279 Carol Gilligan, Une voix différente, p. 53.

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piste que suit également Nussbaum. Alors la question qui nous vient est la suivante : en quoi la pensée nussbaumienne se distingue-t-elle des éthiques de la sollicitude (care) ?

La réponse à cette question serait ancrée dans la définition de la « vulnérabilité » dans les deux contextes différents que sont la première pensée nussbaumienne281 et celle de la

sollicitude. Dans la Fragilité, ainsi que dans d’autres écrits concernant la littérature, Nussbaum développe une conception de la vulnérabilité que nous pourrions nommer la vulnérabilité tragique. Encore mieux, nous pourrions dire qu’elle pose la vulnérabilité comme caractéristique ontologique du tragique ; et c’est sur cette question que portent ses analyses. Que faut-il comprendre ? En tant que caractéristique de l’être du tragique, la vulnérabilité est pensée comme teneur nécessaire et indépassable de la condition humaine et de la vie bonne ; le mieux que nous puissions faire, dès lors, est de vivre avec cette « faiblesse » ontologique. En assumant la vulnérabilité, qui découle de l’irréconciliable de la vie comme « narration », nous pouvons en tant qu’humain atteindre une certaine joie : c’est la joie tragique. Il n’y a donc pas de sortie possible de la vulnérabilité ; ou plutôt, la sortie de la vulnérabilité n’est pas un but de cette vie. Comme chez Sophocle, la grandeur de l’homme est précisément sa capacité à endurer l’insoutenable de sa condition. Parallèlement, dans les éthiques du care, nous pouvons voir se développer une pensée qui réintègre, ou revalorise, la vulnérabilité, mais également une pensée orientée vers la pratique et la réduction (légitime) du caractère vulnérable de certaines existences plus précaires. Nous voyons donc ici, la séparation claire entre les deux entreprises, entreprises également valables, mais dont les projets diffèrent. Pour ce qui nous occupe ici, chez Nussbaum, il s’agit de faire preuve d’imagination devant ce que nous pourrions nommer la « narration tragique » qu’est notre vie morale. Dans les mots de Gilligan : « L’interrogateur [dans l’expérimentation] est incapable d’imaginer une réponse qui n’appartient pas au système philosophique et moral de Kohlberg ; il lui est donc impossible […] de percevoir la logique de sa réponse. »282

281 Nous laissons de côté, ici, le pan de sa pensée nommée The Capability Approach. Voir Ingrid Robeyns,

« The Capability Approach », The Stanford Encyclopedia of Philosophy.

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Chapitre 3 : L’imagination morale comme ouverture au