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Lien entre l’action et la vie bonne : la faute tragique

Chapitre 1 : Prolégomènes à une pensée nussbaumienne

1.3. Éléments tragiques préliminaires repérés chez les Grecs

1.3.2. Lien entre l’action et la vie bonne : la faute tragique

Comme nous l’avons mentionné en introduction, le théoricien de la « bonne disposition intellectuelle » présuppose l’invulnérabilité de l’eudaimonia, car celle-ci serait elle-même une condition stable. Il est l’avocat d’une vision non active de la vertu. Or, plus d’une objection pourraient être faites à l’encontre de cette proposition. Tout d’abord, nous pourrions mentionner que les états de l’âme sont en constante mouvance et, par définition, jamais stables. Ou alors, qu’une bonne disposition ne suffit pas pour bien vivre. Aristote reprendra ces deux points. Selon lui, il existe une distinction fondamentale entre « être bon » et « agir selon le bien ». Ipso facto, dans ses écrits sur l’éthique, il établit un lien direct entre

102 FB, p. 479. 103 FB, p. 486. 104 CA, p. 551.

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la vie bonne et l’action. « [O]n définit l’eudaimonia : c’est vivre selon le bien et bien agir »105.

Nous pouvons penser à une personne éduquée qui, après des années de développement et d’études, s’endort d’un sommeil éternel. Quel serait l’état d’une telle vertu ? Est-ce que cette personne pourrait être considérée comme vivant une vie bonne ? L’opinion nous dit que non ; elle serait plutôt comparable à une existence végétative.106 L’eudaimonia n’est donc pas

simplement une hexis, c’est-à-dire une condition ou un état.107 Dans son Éthique à

Nicomaque, le Stagirite donne un exemple très parlant tiré du domaine sportif : lors d’une

course, les seuls individus qui sont félicités sont ceux qui ont effectivement participé, et non ceux qui sont théoriquement considérés comme les plus rapides. « D’un coureur bien entraîné, mais qui ne court pas, nous ne dirions pas qu’il court bien. »108 La dimension

effective de la vertu est dès lors constituante de sa nature. Il s’agirait d’une contradiction dans les termes que de dire d’une personne inactive qu’elle fait preuve de vertu. Par définition, la vertu est à faire.

Par suite, l’idée d’activité (energeiai) implique une part de vulnérabilité face aux obstacles qui pourraient entraver notre action. Dans le livre IX de la Métaphysique, Aristote divise les energeiai en deux classes : la classe des kineseis (mouvements) et celle des

energeiai (actes), au sens strict. Dans le deuxième cas, les activités sont complètes et

contiennent leur propre forme en elles-mêmes. Dans le langage, elles prennent souvent la forme du « Je suis + participe présent ». Par exemple, l’énoncé « Je suis voyant, je suis en train de voir » signifie également, « J’ai vu ». Les kinesis, à l’inverse, concernent le mouvement à proprement parler tel qu’il se poursuit dans le temps : « Je suis écrivant, en train d’écrire (mon mémoire) », ne signifie pas « J’ai écrit (mon mémoire) ». Dans ce cas, l’achèvement et le processus sont mutuellement exclusifs. C’est seulement lorsque j’aurai fini d’écrire que (mon mémoire) sera écrit. Dans les mots de Pierre Pellegrin :

Aristote distingue l’acte proprement dit du mouvement qui conduit à la fin. « Tout mouvement est imparfait : l’amaigrissement, l’étude, la marche, la construction […]. On ne peut pas, en effet, marcher et avoir marché, bâtir et avoir bâti » (Métaphysique , 6,

105 FB, p. 397.

106 L’exemple est de Aristote, cf. Éthique à Eudème, 1216a6-8.

107 Aristote, Éthique à Nicomaque, 1176a33-35. Citation complète : « Nous avons donc déclaré que ce n’est pas

un état, car il faudrait sinon l’attribuer à qui passe son existence à dormir, menant la vie des végétaux, et à celui dont l’infortune est la plus grande. »

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1048b29). Dans l’actualité véritable, la fin est l’exercice même de l’acte : on peut avoir été heureux et continuer de l’être, avoir vécu et continuer de vivre.109

D’un côté, la quoddité de la matière, « le fait qu’il y a » ; de l’autre, la quiddité de la substance « ce qui est ». En outre, la possibilité de l’aboutissement de l’action, ou la puissance, qui concerne la matière (hulè), reste incertaine, ce qui laisse la place à un empêchement de s’immiscer entre la personne et son but ; en résulte l’hamartia (faute) tragique ou, littéralement, le « fait-de-manquer-son-but ».110 Comme le dit si bien l’adage populaire, « si

Dieu le veut » !

Il est intéressant de noter que la faute tragique chez Aristote est fortement influencée par sa conception de la contingence.111 Toute action vertueuse est à la merci de la

contingence ; mais si la contingence est responsable de la faute tragique, elle est également ce qui ouvre la possibilité pour l’homme d’être libre.112 Il reviendrait à dire que, pour qu’il y

ait faute, il doit y avoir liberté. Le Stagirite aurait été le premier dans l’histoire de la philosophie à penser cela explicitement : selon lui, croire qu’il existe une certaine contingence, et donc que le monde n’est pas entièrement déterminé, s’exprime comme le fait de « croire que l’avenir ou du moins l’avenir immédiat, surtout l’avenir immédiat, n’est pas déterminé absolument par le présent ; c’est supposer que ce qui va arriver tout à l’heure ne sort pas nécessairement de ce qui existe en ce moment. »113 Autrement dit, dans l’agir

humain, plusieurs actions sont possibles, à égale mesure. Pour montrer ce fait, Aristote s’inspire de la logique de son temps. Cette question occupait déjà les philosophes avant lui ; notamment, les philosophes de l’École de Mégare. Selon ceux-ci, de deux hypothèses concernant le futur, « A » et « non-A », une seule est nécessairement vraie. De cette démonstration, ils concluent que l’avenir est complètement déterminé. Par exemple, « Demain, j’aurai fini d’écrire (mon mémoire) » ou « Demain, je n’aurai pas fini d’écrire

109 Pierre Pellegrin, Dictionnaire Aristote, p. 17. 110 FB, p. 475.

111 Nous nous appuyons ici sur le cours que donne Henri Bergson au Collège de France en 1904-1905. Voir L’évolution du problème de la liberté, « Séance du 27 janvier 1905 », pp. 97-110.

112 Pierre Aubenque avance une idée similaire dans La prudence chez Aristote, « Cosmologie de la prudence »,

pp. 64-105.

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(mon mémoire) ». Pour les Mégariques, une seule de ces options est vraie de toute nécessité au moment même où l’hypothèse sur le futur est posée.

Au neuvième chapitre du Traité de l’interprétation, Aristote réfute cet argument. Bien que le principe soit vrai pour ce qui est passé, ou pour l’action accomplie, c’est-à-dire qu’une seule chose des deux s’est, de fait, avérée, il n’est précisément pas logique d’appliquer cela pour ce qui reste encore à advenir. Ceci, nous dit-il, se comprend dans l’expérience : le hasard (tuchè) nous l’enseigne.114 Corollairement, la possibilité du hasard s’avère être un élément

sine qua non de la liberté humaine ; et le sens commun nous indique que, dans l’action, nous

avons « le choix ». Par conséquent, la seule proposition qui soit vraie de toute nécessité maintenant est : « Demain, j’aurai fini ou je n’aurai pas fini d’écrire (mon mémoire). » Ce n’est qu’une fois l’action accomplie que l’on pourra accorder une valeur de validité (vrai/faux) aux propositions des Mégariques ; pour le moment, elle n’est ni vraie ni fausse. Ce n’est que rétrospectivement que nous pouvons en juger, car la vie n’est pas une équation mathématique. « Le caractère des vérités mathématiques, c’est précisément d’être intemporelles, d’être indépendantes du temps. »115 Or, l’action humaine est intrinsèquement

liée au temps : elle n’existe pas hors de la condition terrestre, qui implique un principe d’indétermination de la matière (hulè). Selon Pierre Aubenque, l’imperfection ontologique de l’homme est même une felix culpa : elle « dégage l’espace propice à une action humaine réfléchie et significative. »116

En conclusion de cette section, nous pouvons affirmer qu’il n’est pas possible d’établir la même relation entre « intérieur/extérieur » qu’entre « état (vertu)/activité (acte vertueux ou non) », puisque par définition l’état vertueux dépend jusqu’à un certain point de l’activité, et l’activité, de la fortune ou du hasard.117 L’acte n’est donc pas le reflet direct de l’état.

Cependant, hexis et praxis se trouvent ici « si étroitement liés qu’il ne serait même pas possible de se représenter les états du caractère sans représenter l’action et la communication — et, par conséquent, la vulnérabilité ».118 De cette conclusion émerge, dans toute sa clarté,

114 Henri Bergson, L’évolution du problème de la liberté, p. 103. 115 Henri Bergson, L’évolution du problème de la liberté, p. 107.

116 Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, cf. Suzanne Said, Histoire de la littérature grecque, p. 234. 117 FB, p. 401.

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la vulnérabilité de la vertu. Dans un même ordre d’idées, Nussbaum affirme qu’il serait possible d’élargir la portée des conséquences de certaines contingences, non pas dans une optique d’achèvement du mouvement, mais bien de qualité du mouvement. Imaginons le cas suivant : une personne pourrait demeurer « voyante », mais la qualité de sa vue pourrait être affectée, par exemple, par la noirceur d’une pièce. De même, la digue n’enlève pas à la rivière sa qualité de couler vers le fleuve ; seulement, elle l’empêche.119 Des aléas de la fortune

peuvent effectivement détériorer un aspect de la vertu d’un homme ou d’une femme, ou même une vie bonne en entier.120