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Caractéristiques d’un tragique contemporain

Chapitre 2 : Définition du phénomène tragique

2.2. Le phénomène tragique

2.2.2. Caractéristiques d’un tragique contemporain

Ce rapide survol de l’évolution de la tragédie depuis sa source nous permet-il d’ouvrir la voie à une réflexion tragique « post-métaphysique » ? Selon Nussbaum, le châtiment qui s’abat sur l’Agamemnon d’Eschyle répond à une demande intuitive de notre moralité et représente une « réaction éthique profonde qui serait compréhensible même en absence de divin. »227 Parallèlement, l’Orestie thématise une forme de culpabilité humaine qui se

transmet de génération en génération. « [L]a signification vraie de l’Orestie, c’est la recherche d’une justice qui mette fin à la loi du sang primitive, à l’enchaînement des “outrepassements” et des erreurs, qui substitue à la succession des vindictes un droit serein, impartial et humain […]. »228 Suivant ces deux aspects du phénomène tragique, c’est-à-dire

la non-nécessité d’un ordre divin ainsi que la thématisation d’une culpabilité héréditaire, nous pouvons ici penser au racisme, au sexisme ou à n’importe quelle forme d’oppression structurelle, il est, selon notre analyse, possible de concevoir celui-ci comme transcendant les limites du genre littéraire. Dans les mots de Claude Romano, le tragique serait même un élément essentiel de notre univers. Ainsi, nous pourrions le comprendre comme « expérience du monde », comme « confrontation avec un mal qui nous dépasse ».229 Déjà chez Sophocle,

nous dénotions un abandon progressif des êtres humains par les dieux. Or, selon Holderlin, suivant l’interprétation de Romano, ce qui différencierait une possible tragédie moderne de la tragédie antique serait un recul total de l’ordre divin : sa pure absence.230 En ce sens, nous

pouvons pour le moment caractériser le tragique comme le lieu de l’ambiguïté, de l’ambivalence, de l’absurde. La posture du personnage tragique moderne est celle de celui qui supporte « le fardeau du monde jusqu’à l’épuisement du courage »231. Entre la souffrance

227 FB, p. 49.

228 Raphaël Dreyfus, Tragiques grecs. Eschycle, Sophocle, « Introduction à l’Orestie », p. 241. 229 Claude Romano, Phénoménologie de Faulkner, p. 253.

230 Claude Romano, Phénoménologie de Faulkner, p. 283. 231 William Faulkner, Les palmiers sauvages, p. 306.

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et le néant, il choisit la souffrance.232 Et la hauteur de son humanité est à la mesure de cette

souffrance.

Dans cette section, nous reprendrons à nouveau frais quelques caractéristiques du tragique telles que définies par Clément Rosset dans son livre La philosophie tragique qui, selon nous, touche le cœur de ce que pourrait être un tragique contemporain.

Car enfin, qu’est-ce que le tragique ? Il résulte d’un heurt entre certaines exigences de joie et certaines données qui la ruinent : si les exigences meurent, il est bien clair qu’il n’y a plus de heurt résultant de données qui ne ruineraient que ce à quoi l’on a renoncé ; que ces données par conséquent ne sont plus tragiques, meurent, pourrait-on dire, en même temps que les exigences.233

En tant que phénomène du réel, Rosset écrit que la « chute » vers une conception tragique du monde se vivrait d’abord comme une sorte de mise en échec totale de notre innocence quotidienne : elle laisserait en notre âme une trace indélébile de la mort et de la finitude humaine. Pour en arriver à une conception tragique, le sujet devrait passer par un « développement psychologique », ou une prise de conscience, qui se décline en trois étapes. Tout d’abord, il devrait y avoir révélation du caractère insurmontable de l’obstacle qui s’oppose à lui : la situation, telle qu’elle lui apparaît, n’offre pas de solution et c’est son chemin lui-même que l’individu vient à remettre en question. Ainsi, ses croyances faciles et ses espoirs inconscients s’effondrent devant lui. Puis, il devrait être frappé par le caractère

irrémédiable de l’échec qu’il rencontre. Non seulement il ne peut trouver de solution à la

situation qui l’oppose, mais l’obstacle doit lui apparaître comme une impasse totale : l’évidence, pour lui, est qu’il n’y a aucune autre voie possible. Ainsi, de l’affrontement d’un obstacle insurmontable, il glisserait vers un échec nécessaire et irrémédiable234.

Dans ces expériences de l’insurmontabilité et l’irrémédiabilité trouverait alors naissance le caractère irréconciliable de l’expérience tragique. En l’occurrence, pour le sujet, cet échec total viendrait faire ombrage à la possibilité de tout autre succès futur : il deviendrait un échec universel et l’habiterait telle une question qui reste pour toujours en

232 William Faulkner, Les palmiers sauvages, p. 332. Nous avons vu que c’est également ce que propose la

pensée nussbaumienne. Voir 2.1.1, 2.1.2 et 2.1.3.

233 Clément Rosset, La philosophie tragique, p. 33.

234 L’irrémédiable est également un trait du tragique selon Nussbaum. Voir CA p. 102. Il est combiné à la notion

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suspens. Nous pouvons penser, par exemple, à la mort d’un être cher. La mort d’une personne en particulier, qui s’avère toujours insurmontable, car personne ne peut ramener quelqu’un de la mort, mène à la prise de conscience de la mort en général, ce que nous avons nommé son caractère irrémédiable. Nous sommes alors pris au piège par cette réalisation. De fait, ce qui se découvre dans la mort d’autrui, c’est notre propre mort, dans toute sa force inéluctable. Ainsi, dans tous mes succès futurs, la présence de la mort, de ma mort, s’y trouve déjà. Voilà ce que nous avons nommé l’irréconciliable. À ce sujet, Rosset écrit :

Voilà exactement en quel sens nous entendons cette notion d’irréconciliable : c’est à une certaine idée de succès que nous sommes hostiles, — nous ne refusons pas les joies et les succès. Nous sommes irréconciliables parce que nous refusons, au sein de nos joies, de consentir à cet oubli du tragique qu’elles nous proposent insidieusement : nous acceptons d’être joyeux, mais nous refusons d’être consolés dans notre dimension tragique.235

Toutefois, l’irréconciliable de l’expérience vécue, c’est-à-dire le fait de tenir auprès de soi notre faillibilité d’être humain tout au cours de notre vie, ne serait pas le seul sine qua

non d’une conception tragique. Ce « oui » à tout ce qui constitue la condition humaine, y

compris les conditions les plus affreuses que l’on puisse imaginer, doit être consubstantiel d’une prise de conscience des limites de notre action et de notre liberté. Nous découvrons la tragédie comme imméritée de toute nécessité. Pourrions-nous imaginer un Œdipe tragique ayant commis les actes qu’il a commis, le meurtre de son père et le mariage de sa mère, en pleine connaissance de cause, volontairement ? Cela est fort peu probable. En effet, toute la teneur tragique du destin d’Œdipe réside in extenso dans un sort immérité. Ainsi, nous pouvons dire que la conscience tragique se caractérise par un éclatement de l’idée de liberté d’un point de vue métaphysique. L’homme est libre à certains niveaux, comme celui de l’action, par exemple, un prisonnier est moins libre que quelqu’un qui évolue librement dans la société, ou celui de l’intellect, par exemple, une personne est libre de choisir la profession qu’elle souhaite exercer ; mais tout ce qui est fondamental dans l’expérience humaine se trouve plutôt hors de son contrôle, comme la mort et l’amour. En l’occurrence, il est donc primordial d’établir une différence entre la volonté et la liberté. Dans les mots de Rosset :

La grande tromperie consiste à essayer de se persuader que les domaines de la liberté et de la volonté, qui coïncident quelquefois, sont l’expression d’une même liberté fondamentale ; et c’est cette duperie qui nous vaut l’idée extravagante du mérite. Si, en

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effet, la volonté se fonde sur une liberté, alors on en conclut que celui qui a la volonté de réaliser tel exploit a su l’utiliser dans le bon sens, au contraire de celui qui, incapable de réaliser cet exploit, n’a pas su l’utiliser, lui, cette belle liberté qui s’offrait à lui : et l’on dit que le premier a plus de mérite que le second, qu’ils ont tous deux mérité leur situation.236

Ce qui est dénoncé ici, c’est le fait que la croyance moderne pense la volonté comme condition nécessaire et surtout suffisante de la réalisation d’une valeur. Dans la pensée tragique grecque, l’idée de la faute tragique, l’hamartia, signifie littéralement le « fait-de- manquer-son-but ». La possibilité de l’aboutissement de l’action reste donc incertaine, ce qui laisse la place à un empêchement de s’immiscer entre la personne et son but n’ayant aucun lien avec la volonté. Rappelons cette citation des Trachiniennes, dans laquelle Sophocle écrit : « Voici : en voulant le bien elle s’est égarée. »237 Voilà pourquoi le phénomène

tragique se situerait en dehors du champ moral, du bien et du mal : il le serait de par son caractère immérité. Ce qu’il serait possible de penser à partir de là, et qui constituerait le point focal d’une éthique tragique, serait plutôt l’attitude de l’individu face au tragique238, ou

son « oui » à sa condition, ainsi qu’au naufrage de l’idée d’une autosuffisance du sujet vis-à- vis du, et dans le monde. Dans le Crépuscule des idoles, Nietzsche écrivait déjà en ce sens :

Le dire-oui à la vie, même dans ses problèmes les plus étranges et les plus ardus ; la volonté de vie sacrifiant allégrement ses types les plus accomplis à sa propre inépuisable fécondité — c’est cela que j’ai appelé dionysiaque, c’est en cela que j’ai cru reconnaître le fil conducteur du poète tragique.239

Mais quelle forme ce « dire-oui » prend-t-il concrètement ?