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Chapitre 2 : Définition du phénomène tragique

2.1. Les tragiques grecs

2.1.3. La condition féminine chez Euripide

195 FB, p. 79. 196 CA, p. 123.

197 Raphaël Dreyfus, Tragiques grecs. Eschycle, Sophocle, « Introduction à Œdipe Roi », p. 633. 198 Sophocle, Les Trachiniennes, v. 129-135.

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En troisième partie de ce chapitre, nous aimerions attirer l’attention des lecteurs vers un exemple qui nous semble particulièrement parlant : l’intérêt d’Euripide, le plus tragique des tragiques200, pour les personnages féminins. Malgré le sexisme latent d’Aristote, que

Nussbaum note à maints égards201, nous pensons qu’il est possible de lier la pensée tragique

et la pensée aristotélicienne grâce à la posture des femmes dans le monde grec et dans la tragédie. De fait, les femmes « sont, à cause leur position sociale, les créatures les plus vulnérables aux coups du hasard », de par « leur condition exposée aux risques et […] leur impuissance face à la guerre, à la mort, à la trahison »202. Autrement dit, dans la cité grecque,

la femme occupe un rôle majoritairement passif ; en temps de guerre, elle est une « prise » plutôt qu’une combattante, comme on prendrait « un bœuf ou un trépied ». Elle fait donc figure de personnage singulièrement à la merci d’évènements qui sont hors de son contrôle. Par son exemple, « nous pouvons apercevoir une possibilité touchant toute vie humaine »203.

Voilà pourquoi l’exemple d’Hécube, femme de Priam et mère de Hector, de Polyxène et de Polydore, tous trois assassinés à cause de la guerre, dans la pièce éponyme d’Euripide, ébranle particulièrement le lecteur. Son cœur se joint à celui de cette reine lorsqu’elle cite en exemple à Agamemnon, alors que celui-ci met en doute la possibilité d’une femme de s’autodéterminer, le pouvoir d’action de certaines femmes : tout d’abord, le meurtre des fils d’Égyptos, histoire que nous pouvons retrouver dans les Suppliantes d’Eschyle, puis le mythe des femmes de Lemnos voulant qu’elles aient débarrassé l’île de tous ses représentants masculins. Ce désir féminin d’autosuffisance et d’autodétermination, résultat d’une grande vulnérabilité, fait résonner en nous tout désir humain (non genré) d’autosuffisance et d’autodétermination, et nous met face à notre propre vulnérabilité. Nous pouvons donc voir dans cet exemple une radicalisation de la posture éthique aristotélicienne, prônant la vulnérabilité de la condition humaine face, non seulement aux désastres, mais également aux biens relationnels, soin, famille, amitié204, etc., nécessaires à toute vie humaine bonne, ainsi

que son autre penchant, la recherche d’autarcie que l’on retrouverait plutôt dans la pensée

200 FB, p. 496, note a. Voir aussi Aristote, Poétique, 1453a30.

201 Voir notamment FB, « Préface à l’édition française de 2016 », pp. XVII-XXXII. 202 FB, p. 513.

203 FB, p. 513.

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platonicienne. En outre, cette ouverture sur la figure de la femme permet également d’anticiper une grande partie de l’évolution de la pensée de Nussbaum, nommément sa proximité avec les théories féministes, les théories du care et sa théorie des capabilités : pour penser justement et concrètement la vulnérabilité, et par le fait même notre responsabilité devant celle-ci, nous devons l’intégrer à notre narratif identitaire en tant que société. En ce sens, la condition féminine telle que dépeinte par les tragiques apparaît comme un des paradigmes de toute la réflexion philosophique de notre auteure.

Ainsi, nous pouvons dire avec Nussbaum qu’il est pertinent de rediriger notre regard vers les pièces des tragiques grecs pour trois raisons majeures, que la philosophie morale a généralement tendance à oublier. Premièrement, la tragédie nous rappelle que notre conception de la valeur implique parfois de favoriser des valeurs humaines qui nous exposent à la tuchè. Dans un contexte moderne, nous pouvons penser à l’exemple d’un proche aidant qui, souvent au détriment de sa propre santé, apportera des soins à un parent dans le besoin. Deuxièmement, ces pièces nous apprennent que les relations entre les choses auxquelles nous accordons de la valeur engendrent souvent des conflits pratiques. Il s’agit d’une vérité que nous expérimentons sans doute tous en tant qu’humain, par exemple dans la conciliation quotidienne de la famille et du travail. Troisièmement, le théâtre tragique nous enseigne que les émotions sont des jugements de valeur mettant en lumière l’importance que l’on accorde à des objets, à des personnes ou à des situations qui échappent à notre contrôle. Il en va ainsi pour la colère. Nous pouvons juger une situation comme injuste, ce qui entraînera en nous un mouvement de colère. Toutefois, si notre croyance s’avérait démantelée, la colère cesserait probablement avec la croyance. Pour toutes ces raisons, la tragédie nous fait sentir que les tentatives de placer l’humain hors de la portée de la fortune, comme le projet platonicien205, risqueraient de nous priver de constituantes essentielles à notre condition

humaine (le soin, l’amour, l’amitié, etc.). Le tout s’avère, dans la poésie tragique, intrinsèquement lié à notre condition d’êtres dotés de corps. Bien humblement, la tragédie « nous rappelle que nous sommes aussi coupables que Zeus dans les Trachiniennes ou que les généraux grecs dans les Troyennes »206, car c’est le fait d’avoir un corps qui expose

205 Sur ce sujet, voir FB, pp. 149-287.

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l’humain à l’agression, au viol ou à la maladie, mais c’est ce même fait qui le « rend

responsable du risque de porter préjudice »207. Voilà donc les enseignements que la tragédie

peut offrir à l’humain dans son développement. Toutefois, la pertinence contemporaine de l’expérience tragique peut-elle s’entendre d’une manière plus large ?