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Arguments nussbaumiens contre les théories des images

Chapitre 3 : L’imagination morale comme ouverture au tragique

3.1. L’imagination dans la tradition philosophique

3.1.2. Arguments nussbaumiens contre les théories des images

Selon Nussbaum, le lien explicite entre l’imagination et la représentation picturale dans la pensée aristotélicienne se réduit à quelques passages du De Anima et du Parva

Naturalia, tandis que pour la majorité des autres passages où la phantasia est en question, il

n’y a aucun lien à faire avec le terme « image », tout au plus le lien possible tiendrait plus d’un « air de famille »310 ; il y aurait même des endroits où cette lecture semblerait être plutôt

un contresens. Toutefois, selon notre auteure, la prévalence de la lecture associée à la théorie des images s’expliquerait par l’emprise de l’empirisme latent dans la pensée philosophique. Elle se déclinerait sous deux aspects : tout d’abord, l’imagination impliquerait toujours des images dont la représentation serait valide en vertu de quelque similitude (ou vérité- adéquation) et, en second lieu, l’imagination impliquerait toujours deux processus logiquement distincts : la possession d’une image (produite ou reçue) ainsi que l’inspection ou la contemplation de celle-ci.311 Suivant ces conditions, Nussbaum écrit qu’il existe de

nombreuses façons de réfuter cette position ; notamment, en se référant à Wittgenstein dans

309 Cynthia Fleury, Métaphysique de l’imagination, p. 32. Nous soulignons ; nous voici renvoyés à plusieurs

thèmes en lien avec notre chapitre sur le tragique.

310 Peter Strawson, Experience and theory, « Imagination et perception », p. 31. 311 DMA, p. 224.

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ses Recherches philosophiques. Nous verrons en quel sens elle s’inspire de la pensée du philosophe autrichien, ainsi que de la philosophie analytique, à plusieurs égards. Cependant, sa réfutation de la théorie des images s’opère premièrement sur le terrain de la tradition, par l’objection de quelques contre-arguments qui sont souvent adressés à ce courant.

La première objection faite à la théorie des images est en lien avec le positionnement dans l’espace. C’est-à-dire, quel type d’entité est l’image ? Dans quel type d’espace se situe- t-elle ? Comment un objet non physique peut-il avoir des dimensions ? Ce n’est pas une objection que Nussbaum poursuit, car la réponse à un tel questionnement se résume sensiblement au même réductionnisme radical que la question : où est la sensation ? Cette question nous mènerait à adopter une conception physicaliste du cerveau. Par exemple, si ma douleur correspond à un endroit dans mon cerveau, comment puis-je dire que j’ai mal au doigt ?312 Un tel réductionnisme radical, selon l’auteure, se dément de lui-même.

« L’expérience nous l’indique », pourrait dire Aristote.

La deuxième objection vise plutôt l’idée de similitude. Il est généralement accepté que le caractère de similitude est nécessaire et suffisant pour permettre de « représenter » ; selon Nussbaum, ce n’est ni l’un ni l’autre le cas. Suivant son argumentaire, la représentation serait plutôt une sorte de référence et aucun degré de similarité ne pourrait garantir cette référence. L’exemple qu’elle donne est le suivant : je ressemble à mon image dans le miroir, mais je ne la représente pas. Elle s’inspire ici de la notion d’« air de famille » chez Wittgenstein dans ses Recherches philosophiques. Selon le philosophe autrichien, un « air de famille » est ce qui permettrait de regrouper des notions ensemble, par exemple le soccer, le football, le hockey, pourraient être regroupés sous la famille des « sports » ; comme des membres d’une même famille, père, mère, frère, sœur, pourraient être regroupés sous la famille Tremblay.

Au lieu d’indiquer un trait commun à toutes les choses que nous appelons [sport, famille], je dis que ces phénomènes n’ont rien de commun qui justifie que nous employons le même mot pour tous, – mais qu’ils sont tous apparentés les uns aux autres de bien des

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façons différentes. Et c’est en raison de cette parenté, ou de ces parentés, que nous les appelons [sport, famille].313

D’un autre côté, une référence peut être faite sans aucune ressemblance : un poisson, notamment, peut servir comme symbole pour représenter le Christ. Nussbaum conclut ainsi que la notion de similitude est donc une notion beaucoup trop floue en elle-même pour pouvoir servir de condition à une théorie des images. De plus, la similitude présuppose l’idée qu’il n’y aurait qu’une seule manière de représenter un objet, une façon de le « voir », ce que nous appellerons à présent un « œil innocent ».314 C’est un mythe auquel Nussbaum s’attaque

tout particulièrement. De fait, il n’y a pas, selon elle, de manière de représenter l’objet en

tant que tel : nous le représentons toujours tel que nous le voyons.315 En ce sens, notre

interprétation du monde vient teinter l’objet. À propos d’une peinture de Gertrude Stein dont quelqu’un avait critiqué la ressemblance réelle avec le modèle, Picasso répondit : « No matter; it will. »316 Le regard est, donc, quelque chose qui se travaille, se perfectionne ou

s’altère et la similitude est une qualité qui se trouve dans le regard et non dans l’objet. Notons pour le moment l’importance du champ lexical et sémantique de la vision, de l’œil et du regard qui, jusqu’à maintenant, jalonne le parcours nussbaumien, de la tragédie à l’imagination.

La troisième objection est la suivante : la théorie des images suggère fortement que l’image qu’une personne a en tête, ce qu’elle imagine, doit se référer à un objet qui existe réellement dans le monde. Encore une fois, écrit Nussbaum, il s’agit d’une manière atrocement étroite de comprendre le problème de la référence picturale. Lorsqu’une personne imagine quelque chose, ce qu’elle imagine peut très bien ne pas correspondre à rien de réel, par exemple, cela peut correspondre à des images fictives : un centaure qui joue de la flûte.317

Pour se défaire de ce faux présupposé, il faudrait s’émanciper de l’idée simpliste voulant que

313 Wittgenstein, Recherches philosophiques, §65. Voir aussi §66, 67 et suivants. 314 DMA, p. 226.

315 Nussbaum réfère ici à l’idée de « seeing as [voir comme] » chez Wittgenstein. Voir section 3.2.1. 316 « Peu importe ; ça lui ressemblera. » Cité par Nelson Goodman, Languages of Art, p. 33.

317 Cet exemple est repris de Husserl ; or, Nussbaum n’est pas phénoménologue. « Elle privilégie, comme le

fait Ricoeur, le roman et sa mise en récit du temps, plutôt que la force amplifiante de l’image. Ce faisant, il s’agit de délaisser une philosophie de la représentation, sans adopter une philosophie de la présence/présentation, en travaillant à la force éthique d’une poétique. » (Jean-Philippe Pierron, « Imaginer plus pour agir mieux. L’imagination en morale chez Carol Gilligan, Martha Nussbaum et Paul Ricoeur », Les ateliers

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la perception soit une pure réception ou impression passive, comme l’empirisme encore une fois nous le suggère.318 C’est une preuve que Nussbaum tentera de faire dans son analyse du

rôle de la phantasia dans la perception.

Finalement, la dernière objection que présente Nussbaum est la suivante : c’est l’évidence, à comprendre ici comme l’expérience, qui nous incite à croire que l’image n’est nullement nécessaire pour comprendre le processus imaginatif.319 De fait, écrit-elle,

comment peut-on prendre en compte les données liées à l’ouïe, à l’odorat, au toucher dans une théorie de l’imagination qui se résume à une théorie des images visuelles ? De surcroît, une telle théorie implique l’idée que, si imaginer consiste à regarder une image, nous devrions pouvoir y revenir à n’importe quel moment et sans cesse y trouver de l’information nouvelle : une image, un tableau, est infiniment dense et aucune description ne peut l’englober parfaitement. L’image existe de manière autonome. Or, ce que nous imaginons est, la plupart du temps, une simplification par rapport à la réalité ; par exemple, lorsque nous pensons à la cote d’un livre dans une bibliothèque pour faire référence au livre lui-même, il s’agit d’une description plutôt que d’une représentation. De plus, suivant Sartre et Wittgenstein, nous pourrions aller jusqu’à dire qu’il ne peut pas y avoir plus dans l’imagination que ce que chaque individu y met intentionnellement. Chaque personne détermine le contenu de son imagination. Imaginer, c’est un peu comme faire un croquis mental de quelque chose.320 Ce

croquis, ma création, sera toujours imparfait. Dans Le système des Beaux-Arts, Alain écrit : Beaucoup ont, comme ils disent, dans leur mémoire, l’image du Panthéon, et la font

aisément paraître, à ce qu’il leur semble. Je leur demande, alors, de bien vouloir compter les colonnes qui portent le fronton ; or non seulement ils ne peuvent les compter, mais ils ne peuvent même pas l’essayer.321

Ainsi, la théorie des images peut être mise de côté par notre auteure, non seulement car elle assimile toute imagination au fait de voir une image, mais aussi car elle donne une mauvaise idée de ce qu’est la représentation picturale. De plus, elle laisse de côté le rôle actif et interprétatif de celui qui imagine.

318 DMA, p. 228.

319 Encore une fois, nous pouvons constater ici l’affinité entre la pensée aristotélicienne et nussbaumienne. 320 Sartre, L’imaginaire, p. 20-21; Wittgenstein, Blue Book, 39.

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