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Retour à la théorie de l’action aristotélicienne : la phantasia

Chapitre 3 : L’imagination morale comme ouverture au tragique

3.1. L’imagination dans la tradition philosophique

3.1.3. Retour à la théorie de l’action aristotélicienne : la phantasia

Pour faire suite à ce bref survol des contre-arguments à la théorie des images présentés par notre auteure, penchons-nous maintenant plus particulièrement sur son argumentaire en faveur d’une redéfinition de la phantasia aristotélicienne, ce qui nous permettra ensuite de proposer une conception alternative de l’imagination en lien avec désir et connaissance. Pour ce faire, Nussbaum vient s’appuyer sur la théorie wittgensteinienne du « voir comme », qu’elle utilise comme pierre de touche. Comme nous l’avons vu précédemment, le philosophe autrichien est un auteur qui semble avoir grandement influencé la pensée de la philosophe américaine. De fait, nous pouvons retracer cette influence autant au niveau de sa conception des règles322 que dans sa manière de repenser complètement

l’imagination. Notamment, celle-ci permet de faire le pont entre le terme grec phainetai et la

phantasia. En l’occurrence, le phainomena (du phainetai) est la chose telle qu’elle apparaît

à des observateurs humains. Ainsi, nous pourrions traduire de manière conditionnelle ce terme correctement par le mot « apparaître » ; cet intérêt d’Aristote pour la manière dont les choses apparaissent aux êtres sensibles semble indiquer une réflexion sur le type d’attention, de conscience au monde ou d’interrelation avec le monde, qui mènerait à l’action. L’argument nussbaumien est le suivant : selon l’auteure, le recensement des usages des termes phantasia et phantasma avant Aristote, ainsi que dans ses écrits, nous mènerait à croire que le lien avec le verbe phainesthai serait un angle d’analyse plus fécond pour comprendre l’imagination que celui des images.323 À l’avenant, Nussbaum insiste sur la

contextualisation de la pensée aristotélicienne : les réponses de celui-ci doivent être comprises en fonction des questions qu’il pose. Ainsi, avant de commencer l’interprétation de son De Motu, il est important de se demander quel est le lien entre la phantasia et l’action.

En l’occurrence, dans cet écrit, Aristote tente de déterminer quelles facultés sont nécessaires aux animaux afin d’expliquer le « pourquoi » et le « comment » des actions qu’ils posent pour arriver à leurs fins. Selon l’analyse nussbaumienne, le désir et les facultés de discernement présenteraient à l’animal un objet ou une situation comme désirable et

322 L’idée de jeu chez Wittgenstein permet à Nussbaum de repenser la pertinence des règles dans un contexte

éthique.

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créeraient le mouvement vers telle ou telle fin. Sous ces facultés de discernement se trouveraient la phantasia, l’aisthesis et le nous. Plus spécifiquement, la phantasia occuperait un rôle intermédiaire entre l’orexis et l’aisthesis ou le nous : l’imagination serait médiatrice entre le désir de l’animal et sa perception ou sa connaissance du monde. Ainsi, combinées au désir, qui est en un certain sens prédisposé par la phantasia, l’aisthesis (la perception) et le

nous (l’intellect) seraient individuellement suffisants pour engendrer l’action.324 Cela revient

aussi à dire que la phantasia est nécessaire à l’action d’un agent. Nussbaum traduit : « For the affections suitably prepare the organic parts, desire the affections, and phantasia the desire; and phantasia comes either through thought or through sense-perception (702a18 ff.). » Dans cette citation, nous pouvons voir le lien conceptuel qui se dessine entre le désir, l’imagination et la perception ou l’intellection. La comparaison choisie par le Stagirite ici est particulièrement significative : l’imagination, à l’instar de la sensation qui fait accélérer notre pouls, par exemple, la vision de l’être aimé, agit à un niveau préréflexif. Elle vient former (au sens de donner forme ; « shape ») notre réponse au monde perçu ou connu.

Allons plus loin. Les noms communs de « phantasma » et de « phantasia », souvent utilisés en lien avec le verbe « phainesthai », signifient généralement « ce qui apparaît ». Dans les mots de Nussbaum, « phainomena, but not onta (what appears, but is not) »325, et

c’est le contexte qui doit déterminer leur usage. En ce sens, une phantasia semblerait être une impression, une manière d’apparaître à une créature, ou même une croyance sur/un contenu assigné à un objet. L’animal qui « phantasme » ne fait donc pas simplement percevoir, ou recevoir, un objet, mais le perçoit comme une chose d’une certaine sorte, qui pourrait être pour lui source de désir ou d’évitement.326 Ceci serait vrai de l’animal non

rationnel comme de l’animal rationnel. Voici pourquoi Nussbaum affirme que la phantasia est « in our power [en notre pouvoir] » : elle est une convocation active de quelque chose. Ainsi, la phantasia et l’aisthesis pourraient être comprises comme deux aspects de toute activité perceptuelle.327 Initialement, nous explique l’auteure, c’est le fait que l’aisthesis

aristotélicienne soit passive qui rend nécessaire une autre faculté pour expliquer le processus

324 DMA, p. 231. 325 DMA, p. 242. 326 DMA, p. 245. 327 DMA, p. 255.

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sélectif de l’agent par rapport à son environnement. Cela se comprend si nous gardons à l’esprit que celle-ci est affectée par les choses sur le mode de la couleur, du goût, du son ; à proprement parler, l’aisthesis aristotélicienne se comprend comme une altération physique. Par conséquent, la phantasia, en tant que médiatrice, serait ce qui permettrait de faire la synthèse des sensations multiples dans une unité qui ferait sens et qui pourrait être jugée en elle-même (séparément des autres stimuli). Nous pouvons comprendre cela, par exemple, comme la différence entre la voix d’une personne et des sons.328 La phantasia, donc, serait

une attention, une conscience de, particulière à quelque chose. Dans les mots de Nussbaum, c’est « la capacité à se concentrer sur un objet concret, présent ou absent, de manière à le voir (ou à le percevoir) comme quelque chose, en mettant en lumière ses caractéristiques principales, en discernant son contenu »329.

Corollairement, la théorie aristotélicienne de l’imagination sert surtout à rendre compte de la part interprétative (ou du discernement ; « seeing as ») de la perception chez un agent ; mais plus encore : elle nous permet de réaliser l’interdépendance de l’aisthesis et de la phantasia, du passif et de l’actif. Pour revenir à la deuxième objection faite par Nussbaum à la théorie des images : qu’il n’y a pas « d’œil innocent dans la perception », cela revient à dire que ce qui m’apparaît est intrinsèquement lié avec mon passé, mes présupposés et mes besoins.330 En ce sens, la phantasia serait la conscience sous toutes ses facettes, même

préréflexives, (« awareness ») d’un animal à un objet.331 Par exemple, si j’ai soif, je peux

penser à boire. Puis, en apercevant un verre, je peux le voir comme le verre d’eau que je souhaitais. Je peux ainsi le boire et étancher ma soif, car le verre fait sens pour moi.

328 DMA, p. 259. 329 CA, p. 121.

330 DMA, p. 261. Cette thèse est aussi défendue par Christopher Hamilton dans A Philosophy of Tragedy et elle

rejoint jusqu’à un certain point les partisans des théories de la perception active [enactive]. « They [les theories de la perception active] depend the idea that perception is not mere passive receptivity (or even receptivity plus inner processing), but a form of action, something done by the organism (Thomas 1999b, 2014 §5; O’Regan & Noë, 2001; Findlay & Gilchrist, 2003; Noë 2004, 2009; Land & Tatler, 2009; O’Regan, 2011). The perceiving organism is not merely registering but exploring and asking questions of its environment (Ellis, 1995), actively and intentionally (though not necessarily with conscious volition) seeking out the answers in the sensory stimuli that surround it. » (Nigel Thomas, « Mental Imagery », The Stanford Encyclopedia of Philosophy)

331 DMA, p. 261. Dans L’imagination, p. 136, Sartre écrit : « L’image est un acte et non une chose. L’image est

conscience de quelque chose. » Il serait intéressant d’analyser à quel point Nussbaum a pris en compte correctement la conception sartrienne de l’image et d’en faire voir les points de convergence et de divergence. La définition qu’elle donne ici semble aller dans le sens de l’hypothèse sartrienne.

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Évidemment, cette phantasia peut également être trompeuse : il se peut que le verre ait été un verre de vodka, et celui-ci n’aura pas l’effet escompté lorsque je le boirai, c’est-à-dire qu’il ne m’enlèvera pas la soif. Finalement, je dirai qu’il avait seulement l’aspect d’un verre d’eau. Ce genre de phantasia est nommée par Aristote « phantasia perceptuelle » et tous les animaux en seraient dotés. Il existe toutefois chez Aristote un autre type de phantasia : la « phantasia délibérative ». Cette dernière ne serait l’attribut que des animaux rationnels et consisterait en cette capacité de l’être humain de se projeter dans le futur, de faire le pour et le contre d’une action contre une autre, etc. Autrement dit, l’imagination délibérative serait celle qui permettrait d’envisager les possibles.332 L’animal non rationnel ne pourrait donc

que se positionner dans le moment présent, tandis que l’humain pourrait « voir » dans le futur et dans le passé, et prendre en compte de telles « expériences » dans sa prise de décision. Notons ici l’importance de la temporalité, c’est-à-dire de la mémoire et de l’inscription d’un sujet dans une certaine tradition ou durée, pour l’imagination délibérative. L’animal rationnel devient conscient (« aware ») des multiples possibilités, il peut en voir les conséquences et en mesurer les conséquences entre elles ; et cela est permis par une certaine liberté et un certain engagement vis-à-vis du monde et du temps.

En poussant plus loin les conclusions obtenues dans les paragraphes précédents, nous pouvons dire que, selon l’interprétation que Nussbaum fait d’Aristote, la pensée serait insuffisante pour mener à l’action, et ce serait la phantasia qui permettrait de faire le pont entre la pensée abstraite et les objets ou les situations concrètes. Elle fournirait l’ancrage

dans le réel qui est nécessaire pour activer la fonction désirante et ainsi possiblement mener

332 DMA, p. 263. Ce type d’imagination thématisée par Nussbaum serait toutefois seulement nommée dans le

traité De l'âme, en 434 a 7 sq., où l’on peut lire : « Donc, la représentation sensitive, comme on l'a dit, appartient également aux animaux privés de raison, tandis que la [représentation] délibérative (bouleutikè), appartient aux animaux doués de raison. En effet, décider entre cette action-ci ou celle-là, c'est déjà une opération qui relève du calcul (logismou) ». De plus, cette idée d’une « imagination délibérative » chez Aristote demeure une théorie qui ne fait pas l’unanimité. Voir Jean-Marc Narbonne, Antiquité critique et modernité, p. 27 sq.; G. Watson, « Imagination : The Greek Background », The Irish Theological Quarterly, 52, 1986, p. 54-65; voir aussi Jean Frère, « Fonction représentative et représentation. ΦΑΝΤΑΣΙΑ ET ΦΑΝΤΑΣΜΑ selon Aristote », Corps et

âme. Sur le De Anima d’Aristote, éd. C. Viano, Paris, Vrin, 1996, p. 331-348; René Lefebvre, « Faut-il traduire

le vocable aristotélicien de « phantasia » par « représentation »? ». Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 95, n°4, 1997. pp. 587-616; « Aristote, l'imagination et le phénomène: l'interprétation de Martha Craven Nussbaum», Phronesis, XXXVII, 1, 1992. Un grand merci à M. Jean-Marc Narbonne pour ces précisions et pistes de réflexions cruciales qui permettent une approche plus critique de la pensée nussbaumienne et du débat dans lequel elle s’inscrit.

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à l’action. Cela ne va pas de soi. Pour Paul Ricœur, par exemple, la fonction de l’imagination demeure irréalisante, c’est-à-dire qu’elle est toujours en lien avec l’irréel.333 C’est une

conception que Nussbaum trouverait probablement très limitée ; plutôt, suivant son analyse, la pensée aristotélicienne « s’incarne » grâce à la phantasia.334 De surcroît, l’imagination

serait active chaque fois que nous « avons une pensée ». Elle se comprendrait donc comme l’autre condition nécessaire à la pensée, en plus de la perception (De Anima III.8, 432a6-7). Ainsi, la pensée ne peut s’abstraire complètement : il n’existe pas de proposition pure, pas plus que d’œil innocent. « Thinking is physical », conclut Nussbaum en renversant la posture cartésienne.335

En résumé, ce qu’il est important de retenir du commentaire que fait notre auteure du De Motu Animalium d’Aristote est la proposition suivante : la perception ne peut pas être séparée de l’interprétation, et l’interprétation est action de l’imagination au sens de « phantasia ». Comme dans le domaine des sciences le philosophe doit « retourner aux phénomènes » et non pas à de quelconques « données pures », dans le domaine de l’action, sa réflexion ne doit non pas commencer par ce qui est passivement reçu par l’agent, mais plutôt par la manière dont le monde lui apparaît. Dans les mots de Nussbaum, « what he sees things as »336. Pour qu’une créature soit poussée à l’action, un objet doit lui apparaître : il

doit le sélectionner, le marquer, l’organiser, l’interpréter ; autant de mots pour dire qu’il doit le voir. Ainsi, apprendre à percevoir/voir, comme nous dit Aristote, c’est apprendre à faire des distinctions. Plus encore : la perception, la pensée et l’action trouvent leur fondement dans l’imagination.337

En somme, choisissant Aristote contre Platon, Nussbaum estime que là où Platon ne voit dans l’image qu’une vaine copie détournant de la réalité, Aristote convoque un autre usage de l’image. Il nous apprend l’importante puissance de la mimesis, la force poétique enrichissant notre compréhension, telle que la poésie sera en cela supérieure à l’histoire, y compris pour décrire une situation, car elle ne la duplique pas, mais la crée, la rend présente.338

333 Voir Paul Ricoeur, Du texte à l’action, herméneutique II et La mémoire, l’histoire et l’oubli. 334 DMA, p. 266.

335 DMA, p. 267. 336 DMA, p. 268. 337 DMA, p. 269.

338 Jean-Philippe Pierron, « Imaginer plus pour agir mieux. L’imagination en morale chez Carol Gilligan,

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Pour Nussbaum, l’imagination n’est donc pas une simple « folle » ou « fonction imageante », mais bien un engagement actif et créatif dans et avec le monde. Finalement, cette idée de création ouvre la voie à une réflexion sur une théorie de l’imagination propre à notre auteure.