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Une exigence de description des phénomènes pour une meilleure délibération

Chapitre 3 : L’imagination morale comme ouverture au tragique

3.3. Le rôle de la littérature : « fertiliser » l’imagination

3.3.2. Une exigence de description des phénomènes pour une meilleure délibération

De cet enchevêtrement entre imagination morale, littérature et tragique, nous pouvons insister sur une caractéristique particulière qui transcende ces notions, outre la joie : la description des phénomènes pour une meilleure délibération.

Une conduite fine exige avant tout une description correcte ; une telle description est elle- même une forme de conduite qui a une pertinence morale. « ‘Exprimer’ les choses revient

très exactement, avec pleine responsabilité, à les faire. » Le romancier est un agent moral ; et l’agent moral, s’il est bon, partage les qualités du romancier (cf. Henry James, La Coupe

d’or). 377

Dans cette citation, nous pouvons voir en quoi cette exigence de pensée, une description adéquate du contexte, est aussi une exigence éthique. Exprimer les choses, c’est agir concrètement. Cet acte permet l’avènement d’un monde complexifié, dans lequel

374 Pensons ici à l’exemple de Maggie dans La coupe d’or. 375 Montaigne, Les Essais, pp. 130-131.

376 Du grec ancien « pneûma ». 377 CA, p. 132. Nous soulignons.

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l’enchevêtrement des êtres et des relations ne peut se régler sur des principes généraux abstraits. Mais plus encore : une bonne description permettrait une meilleure délibération, et

donc une meilleure conduite dans le monde. Ajoutons que la description, comme toute

sélection, est déjà un acte moral, c’est-à-dire qu’elle colore d’emblée la délibération. Il y a ainsi un travail sur la description que l’imagination permet.378 Nous avons vu que, dans la

théorie aristotélicienne, le discernement dépend de la perception, c’est-à-dire de notre capacité plus ou moins étoffée de réaction face aux caractéristiques moralement pertinentes d’une situation concrète379 ; en d’autres mots, de leur saillance pour un sujet. Or, comme

nous l’avons vu précédemment, un problème majeur se révèle pour Nussbaum dans notre société moderne : la puissance des « images » découlant du domaine de la science ou de la rationalité pratique a engourdie notre perception et s’est insinuée dans tous les domaines de notre vie sociale380. Cela s’expliquerait, entre autres, par l’influence de certaines théories

éthico-politiques modelées sur la science et entraînerait une « hypertrophie de la rationalité instrumentale qui bride la créativité pratique des actrices morales et acteurs moraux, leur imposant le poids grandissant des normes et des procédures dans une logique de contrôle et de maîtrise »381. Selon Amartya Sen, proche collaborateur de Nussbaum, la rationalité

instrumentale créerait des « idiots rationnels »382, car elle proposerait l’idée d’une description

« neutre » ou « objective ».

Grâce à un retour à Aristote, nous avons pu effectuer une critique de la commensurabilité dans la vie morale, donner des arguments en faveur des particuliers contre les universaux et défendre le rôle des émotions et de l’imagination dans la délibération. Cependant, la littérature se présente comme un terrain de prédilection d’une exigence de description de « l’hétérogénéité qualitative »383. Qu’est-ce à dire ? L’éthique, d’un point de

vue aristotélicien, prend assise sur une étude attentive des êtres humains, de ce qu’est être

378 « Une conduite fine exige avant tout une description correcte ; une telle description est elle-même une forme

de conduite qui a une pertinence morale. » Voir James ci-haut. À noter que la « bonne description » n’est ni exhaustive, ni neutre.

379 CA, p. 90.

380 Il s’agit d’un constat et d’une critique qui s’inscrivent dans la lignée de la Krisis de Husserl.

381 Jean-Philippe Pierron, « Imaginer plus pour agir mieux. L’imagination en morale chez Carol Gilligan,

Martha Nussbaum et Paul Ricoeur », Les ateliers de l'éthique, 10(3), p. 102.

382 Amartya Sen, Éthique et économie, p. 107. 383 CA, p. 132.

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humain. Or, l’humanité n’est rien en général et a priori ; elle ne se dévoile que dans ses particuliers. Par la littérature, nous dit Nussbaum, il peut nous être permis de connaître ceux- ci. Husserl écrivait que « sans doute ce sont des fictions ; mais l’originalité́ dans l’invention des formes, la richesse des détails, le développement sans lacune de la motivation, les élèvent très au-dessus des créations de notre propre imagination. »384 Lorsque notre imagination

s’essouffle, la littérature peut lui insuffler plus, tel le chœur du Philoctète sophocléen qui exhorte Néoptolème à mieux. La vertu demeurant toujours au plus un idéal, la lecture peut encore une fois orienter vers celle-ci en « fertilisant » l’imagination. « Ce que peut la littérature tient à ce qu’elle suit avec la nuance de l’image et de l’intensité du sentiment ce que le concept est contraint de couper ou de trancher. »385 Dans le maquis des aléas de la vie,

une perception aigüe des situations permet de mieux agir. Comme l’écrit Fleury : Parce qu’elle implique spontanément une rencontre avec l’autre, avec l’inconnu, parce qu’elle cherche à être présente aux êtres sensibles et intelligibles, l’imagination est-elle ce mode d’accès privilégié au réel, ce mode éthico-ontologique, soucieux d’évoquer la totalité sensible sans l’aliéner au « même », laissant son étrangeté libre de toute réduction identitaire, ne transformant pas le face-à-face (entre l’âme et le monde) en motif symétrique ?386

C’est certainement le pari que Nussbaum fait en faveur de la littérature, que Ricoeur nomme même le « premier laboratoire du jugement moral »387. En conservant l’irréconciliable dans

la vie éthique et en permettant une description nuancée et dissonante des variations du réel, la littérature nourrit l’imagination en lui permettant de nuancer ses descriptions du réel et ainsi dispose les sujets moraux « sur le chemin de la vertu »388.