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Les biens relationnels : l’amour et la condition humaine dans l’Odyssée

Chapitre 1 : Prolégomènes à une pensée nussbaumienne

1.3. Éléments tragiques préliminaires repérés chez les Grecs

1.3.3. Les biens relationnels : l’amour et la condition humaine dans l’Odyssée

Nous comprenons maintenant le lien essentiel entre la vie bonne, c’est-à-dire la vertu entendue comme puissance qui s’actualise, et action, ou chaque actualisation particulière de cette vertu, ainsi que la relation essentielle entre activité et fortune. Mais pouvons-nous aller encore plus loin et affirmer que le risque, inhérent à l’action, serait même un constituant essentiel de l’eudaimonia ? Afin d’éclairer cette question, nous serons ramenés à des considérations plus générales sur la condition humaine. La démonstration de Nussbaum trouve sa source dans la conception de l’être humain comme « animal politique » chez Aristote.121 Contrairement aux animaux non rationnels ou aux dieux autosuffisants, les

humains, de par leurs attributs d’êtres rationnels et vulnérables, se retrouvent naturellement à évoluer au sein d’une communauté (polis). Mais plus encore, ce qui a de la valeur pour nous est intrinsèquement lié à nos besoins et à nos limitations.

Les dieux de la tradition, rappelons-le, trouvent leur propre manque de limite contraignant ; ils envient aux mortels leurs amours et leurs aspirations plus risqués. […] ils sont […] attirés par la vertu de cet être limité, par l’éclair de splendeur de l’excellence humaine tendu et pointé contre ce qui s’oppose à son but difficile.122

De fait, dans la structure même des vertus humaines se découvre une caractéristique essentielle : la possibilité de l’excellence est en relation directe avec des « biens extérieurs » ou avec autrui (pros heteron). L’amour implique d’aimer quelqu’un, et réciproquement ; la

119 FB, p. 402.

120 Sur ce sujet, voir l’exemple de Priam, FB, pp. 402-412. 121 CA, p. 549.

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justice, d’être juste envers quelqu’un ou quelque chose (un ami, une loi, les dieux, etc.), et

réciproquement. Tout projet d’une vie bonne prend ainsi en compte des relations avec des

personnes et des objets. C’est de bonne foi et avec joie que nous remettons une partie de notre « autonomie », prise comme indépendance vis-à-vis du monde, dans les mains de l’ami ou l’aimé. En aimant, nous prenons la chance que notre amour soit déçu ; nous donnons de la valeur à quelque chose, une relation, une réciprocité, qui se trouve partiellement hors de notre contrôle.

En outre, l’amour et l’amitié, de même que cette partie de la vertu politique qui est un genre d’amitié ou d’amour (pour ne pas dire, en vérité, que c’est la vertu politique tout entière), sont, dans leur nature, des relations plutôt que des états (hexis) vertueux auxquels s’ajoutent des activités.123

Ce n’est pas peu dire : cette affirmation met encore plus l’accent sur la part intrinsèque de vulnérabilité qui incombe à toute vie humaine bonne.

Toutefois, certains postuleront que nous pouvons amplement vivre sans ces « biens relationnels ». Nous pourrions être courageux, avec pour seule fin le courage en soi. L’autosuffisance pourrait même parfois sembler souhaitable. In fine, il vaudrait mieux être déçu par notre propre défaut que par le manque de réciprocité d’autrui. Nous pouvons penser au pyrrhonisme et à l’épicurisme, enseignés à peu près à l’époque d’Aristote, qui commençaient à prôner un retrait total du philosophe de la vie civique, puisqu’ils y voyaient une trop grande instabilité du politique. Cela dit, pouvons-nous vivre une vie réellement bonne ainsi ? Pour Aristote, affirmer que l’être humain est par nature politique, c’est aussi dire que, sans cette dimension, la vie humaine est incomplète. « L’idée semble la suivante : le vrai courage (en tant qu’il s’oppose à la simple impétuosité) exige un intérêt approprié, qui n’est pas seulement instrumental, pour la vie bonne des concitoyens et de la patrie. »124 Pierre

Pellegrin écrit à juste titre dans son « Introduction à la philosophie pratique » : Non seulement, en effet, les vertus ont un aspect fondamentalement politique, puisque ce n’est pas isolément que l’on est juste, courageux, libéral, c’est aussi à la cité, à travers ses

123 FB, p. 424. 124 FB, p. 434.

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lois, que revient en fin de compte la fonction de réaliser la vertu. […] Loin de rechercher une perfection personnelle, le vertueux vise une harmonie collective.125

Il en va de même pour la philia.126 Reprenons l’exemple d’excellents coureurs. Non

seulement, pour que l’un d’eux puisse être considéré le meilleur, il doit avoir participé, mais aussi avoir participé en suivant les mêmes règles que les autres coureurs. Un coureur qui aurait fait l’utilisation de potions magiques, par exemple, n’aurait pas respecté les limites propres au corps humain ; il aurait essayé de transcender celles-ci. Par le fait même, il se serait placé en dehors de la course, car au-delà de ses limites humaines « structurelles ». Nussbaum écrit : « […] il est évident que la réussite n’a de sens et de valeur que relativement au corps humain, qui impose certaines limites spécifiques […]. Exceller, c’est faire usage de [s]es capacités d’une manière particulièrement achevée, lutter avec succès contre ces limites. »127 Nous voyons donc se dessiner le paradoxe d’une lutte dans laquelle la victoire

« complète » serait désastreuse et même tragique en soi. Il en découlerait une perte de sens total de notre action due à un changement radical dans sa structure.128

Deux commentaires avant de continuer. Il est intéressant de noter que Nussbaum élargit la notion de philia, qu’elle traduit par love (amour), dans un sens fort.

[…] la philia inclut de nombreuses relations qu’on n’identifierait pas comme des amitiés. L’amour entre la mère et l’enfant est un cas paradigmatique de philia et toutes les relations familiales intimes, y compris la relation du mari et de la femme, sont caractérisées de cette manière. […] Aristote traite [d]es relations qui présentent des degrés variables d’intimité et de profondeur. Un petit nombre d’entre elles peut être de contenu affectif faible. Mais

philia inclut aussi les relations affectives les plus fortes que les êtres humains forment.

Elle inclut, en outre, les relations qui possèdent un comportement sexuel passionnel.129

Toutefois, l’accent doit être gardé sur les notions de « bénéfice désintéressé », de « partage » et de « mutualité ».130 Qui plus est, selon l’analyse de Nussbaum, le terme « philos » n’établit

pas de différence entre « celui qui aime » et « la personne aimée » ; il n’y a pas de distinction « actif/passif ».131 Les deux conditions de la philia sont donc, premièrement, la réciprocité,

125 Pierre Pellegrin, Œuvres complètes d’Aristote, p. 1972. 126 Aristote, Éthique à Nicomaque, 1155a16-23.

127 CA, p. 547. 128 CA, p. 559. 129 FB, p. 437.

130 Cet aspect de la pensée de Nussbaum évoluera avec sa théorie des capabilités. 131 FB, p. 347.

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et deuxièmement, l’indépendance.132 Tel que mentionné précédemment, l’être « aimé » sort

de la sphère de notre contrôle ; il n’est ni une possession, ni un « prolongement » de l’être « aimant », et vice versa. Ceci s’inscrit en négatif par rapport à la thèse amenée par Platon dans le Banquet, pour laquelle le « désir de posséder et de contrôler était considéré comme une part intrinsèque de tout amour »133. Nussbaum se réfère ici au mythe de l’androgyne

présenté par Aristophane dans Le Banquet. Cette thèse amenée par Platon est présentée de manière à montrer l’instabilité du désir et en faire quelque chose de risible. Nous pensons que la théorie aristotélicienne rend possible de penser le désir et l’amour de manière plus juste. Son discours nous permet de le rapprocher d’Alcibiade, qui explique aimer un individu unique et non pas une valeur universelle se dévoilant dans un individu. En ce sens, Alcibiade se fait messager de Dionysos, de la tradition poétique et de son attachement aux particuliers concrets. Pour Aristote, l’amour véritable « prend vraiment soin du bien séparé d’un autre, […] l’encourage et […] désire le mouvement indépendant et continu de son objet plutôt que son immobilité »134. Commentons cependant la proposition d’instabilité de ce « bien

relationnel » qu’est l’amour : la vraie philia, fondée sur « le caractère et la conception du bien », aura une base plutôt « stable » et « durable », puisque ces deux tendances sont en elle- même acceptées comme relativement stables et durables tout au court de la vie, bien que leur composante orectique demeure.135

En plus d’être un bien proprement relationnel, l’amour humain serait à penser comme habitant le « sol raboteux de la vie ordinaire »136 : la quotidienneté en serait un aspect

essentiel. « C’est un trait des traits caractéristiques de la pensée d’Aristote que de considérer qu’on peut trouver dans le quotidien et dans ce qui apparaît trivial un lieu où s’exprime l’excellence humaine. »137 C’est une sensibilité qu’aura aussi Plutarque, près de 500 ans plus

tard. Dans sa « Vie d’Alexandre », il écrit : « […] ce n’est pas toujours dans les actions les plus illustres que l’on peut mettre en lumière une vertu ou un vice ; souvent un petit fait, un

132 Sur Aristote et l’amour, voir FB, pp. 440-460. 133 FB, p. 440.

134 FB, p. 440. 135 FB, pp. 440-441.

136 Cette expression est empruntée à Sandra Laugier, commentatrice de Nussbaum, au sujet des théories du care

et de l’éthique anthropologique de Ludwig Wittgenstein, notamment dans Laugier, S. (2015). « La vulnérabilité des formes de vie ».

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mot, une bagatelle révèlent mieux un caractère que les combats meurtriers, les affrontements les plus importants et les sièges des cités. »138 Ainsi, les philoi qui s’aiment respectivement

pour leur excellence prendront plaisir à partager ensemble les plus petites choses de la vie. Nous pouvons penser à Ulysse qui, devant l’offre de Calypso, choisit un amour mortel, celui de sa femme Pénélope, plutôt qu’un amour divin stable et sans péril.

Lorsqu’ils eurent joui des plaisirs de l’amour ils s’adonnèrent aux plaisirs de la parole. Elle lui dit ce qu’elle avait subi dans le palais à contempler la triste société des prétendants qui, pour elle, égorgeaient des bœufs, de gras moutons, et sans cesse puisaient le vin dans les amphores. Puis le divin Ulysse lui disait quelles angoisses il avait fait subir, quels malheurs il avait subis au long des ans ; elle prenait plaisir à l’écouter et ne s’endormit pas avant qu’il ne lui eût tout dit.139

Ulysse fait le « choix de l’humanité »140, il choisit le quotidien et ses contingences. Si le roi

avait décidé de rester avec la déesse Kalupso, ou « celle qui se cache »141, il se serait placé

hors du champ de la fortune, devenu lui-même immortel et désormais gardé de tous les dangers et toutes les nécessités. Mais il aurait perdu ce lien si fort « qui lie un homme à son épouse et à son enfant, dans le monde humain du poème. […] Cela exige le contexte d’une vie humaine qui évolue de place en place et d’instants en instants, de la naissance au mariage et aux enfants, à travers risques et défis, et cela jusqu’à la mort. »142 De cela, nous pouvons

conclure que l’amour divin diffère de l’amour humain et que, placés devant le même choix qu’Ulysse, nous pencherions probablement dans le même sens. Cette réponse au dilemme signifie que nous voyons la valeur d’une vie humaine, qui se place « volontairement » à la merci de la souffrance.

Dans ce registre, notons cependant que la souffrance n’est pas un bien en soi, ni pour Aristote ni pour Nussbaum. Néanmoins, pour l’être humain, ce sera souvent la forme que prendra le phénomène de son humanité et de sa moralité.143 La souffrance humaine serait

donc une condition, parfois nécessaire, pour atteindre nos fins humaines, ou la mise en lumière même de notre humanité. « Cette légèreté [l’immortalité] confère aux amours divines

138 Plutarque, Les vies parallèles, p. 1227. 139 Homère, Odyssée, Chant V, 226-227. 140 CA, p. 540.

141 CA, p. 572.

142 CA, p. 539. Nous soulignons.

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un aspect ludique et superficiel : il est en fait tout à fait rationnel pour un être humain de préférer le lien humain, avec ses besoins plus profonds et son intensité […]. »144 Voilà peut-

être pourquoi, note Nussbaum, la divinité érotique qu’est Dionysos est la seule à vivre selon le cycle de la vie : naissance, croissance, mort (et, dans son cas, renaissance).145 Pour toutes

les raisons vues précédemment, une vie solitaire et sans les périls associés à la forme de vie humaine ne saurait nous satisfaire et ne pourrait prendre le nom d’eudaimonia.146 C’est bien

le fait d’être « suspendu entre la bête et le dieu » qui est la vraie condition de l’humain, et son humanité dépend plus de la confiance qu’il accepte de donner et des engagements qu’il choisit de tenir que d’un fait naturel immuable.147

144 CA, p. 553.

145 Nussbaum note également que l’idée d’un Dieu pleinement humain dans le christianisme, c’est-à-dire le

moment de l’incarnation, est une idée essentielle dans la conception d’un Dieu véritablement juste et « amour ».

146 Cette co-dépendance entre la condition proprement humaine qu’est la mortalité et le fait qu’une vie vaille la

peine d’être vécue est largement thématisée par écrivains et philosophes. Nous retenons tout particulièrement les œuvres suivantes : Vladimir Jankelevitch, La mort et Simone de Beauvoir, Tous les hommes sont mortels.

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