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L'imagination morale et l'expérience tragique dans la pensée de Martha C. Nussbaum

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Academic year: 2021

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Texte intégral

(1)

© Elizabeth Jutras, 2020

L'imagination morale et l'expérience tragique dans la

pensée de Martha C. Nussbaum

Mémoire

Elizabeth Jutras

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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L’imagination morale et l’expérience tragique dans la

pensée de Martha C. Nussbaum

Mémoire

Elizabeth Jutras

Sous la direction de :

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ii

Résumé

« Socrate, dit-on, n’allait pas à la tragédie », écrit Clément Rosset dans son livre Philosophie

tragique. Selon la philosophe américaine Martha C. Nussbaum, c’est spécifiquement cette

pulsion anti-tragique qui caractériserait la philosophie dès Platon. Au XIXe siècle, le Nietzsche de La naissance de la tragédie avait déjà déclaré le meurtre de la tragédie par la philosophie ; bien que Nussbaum soit généralement en accord avec le diagnostic du philosophe allemand, elle y apporte un élément novateur. De fait, elle voit dans la philosophie aristotélicienne une brèche dans la tradition : un contre-argument à la théorie platonicienne ainsi qu’une continuité de la pensée tragique. Premier penseur de la tragédie, Aristote accordait déjà une part importante à la fortune (tuchè) dans sa théorie éthique. Or, cette vulnérabilité ontologique, c’est-à-dire le fait que l’être humain soit jusqu’à un certain point à la merci de forces qui le dépassent, phénomène que nous tenterons de penser sous le mode de la teneur tragique de l’existence, serait précisément ce qui permettrait, selon notre auteure, de fonder une philosophie contemporaine « pleinement humaine ». Cependant, pour appréhender le tragique, l’être percevant doit présenter une organisation du monde lui permettant de le voir comme tel. Pour Nussbaum, cette reconfiguration du vécu serait possible par l’imagination ; plus spécifiquement, par la littérature. Plus encore, l’imagination morale ici proposée par notre auteur serait à proprement parler cette rencontre avec la composante fondamentalement tragique de la vie. Nous pouvons donc dire que, en s’appuyant sur la méthode aristotélicienne ainsi que sur l’expérience tragique, l’auteure se situe dans la tradition d’un questionnement sur la notion d’imagination morale, et y apporte une contribution riche et particulière.

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iii

Abstract

“Socrates, it is said, did not attend to tragedies,” wrote Clement Rosset in his book Tragic

Philosophy. According to the American philosopher Martha C. Nussbaum, it is specifically

this anti-tragic impulse that has characterized philosophy since Plato. In the nineteenth century, the Nietzsche of The Birth of Tragedy had already declared the murder of tragedy by philosophy; although Nussbaum generally agrees with the diagnosis of the German philosopher, she adds an innovative element to it. Indeed, she sees in Aristotelian philosophy a breach in tradition: a counterargument to Platonist theory as well as a continuity of tragic thought. Aristotle, the first great thinker of tragedy, had already given an important role to fortune (tuchè) in his ethical theory. However, this ontological vulnerability, that is the fact that human beings are to a certain extent at the mercy of forces beyond their control, a phenomenon that we will try to think of as the tragic content of existence, would be precisely what, according to our author, would make it possible to found a contemporary philosophy that is “fully human”. However, in order to apprehend this tragic component, the perceiving being must present an organization of the world that allows him to see it as such. For Nussbaum, this reconfiguration of experience would be possible through imagination; more specifically, through literature. Moreover, the moral imagination hereby proposed by our author is, specifically, the encounter with life’s fundamentally tragic components. We can therefore say that, by relying on the Aristotelian method as well as on tragic experience, Nussbaum belongs to a tradition that addresses the notion of moral imagination and makes a rich and particular contribution to it.

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Table des matières

Résumé ... ii

Abstract ... iii

Liste des abréviations ... vi

Remerciements ...viii

Introduction ... 1

Chapitre 1 : Prolégomènes à une pensée nussbaumienne ... 5

1.1. Contexte historico-philosophique ... 5

1.1.1. Le théâtre anti-tragique de Platon ... 6

1.1.2. Les théories du contrat social : critique du sujet autonome ... 10

1.1.3. Les émotions comme jugement de valeur ... 11

1.2. Fondements aristotéliciens ... 13

1.2.1. Le retour aux apparences ... 14

1.2.2. Le désir et l’intentionnalité ... 18

1.2.3. Le principe de délibération non scientifique ... 21

1.3. Éléments tragiques préliminaires repérés chez les Grecs ... 25

1.3.1. La tragédie dans la Poétique ... 26

1.3.2. Lien entre l’action et la vie bonne : la faute tragique ... 28

1.3.3. Les biens relationnels : l’amour et la condition humaine dans l’Odyssée ... 32

Chapitre 2 : Définition du phénomène tragique ... 38

2.1. Les tragiques grecs ... 39

2.1.1. Le conflit interne chez Eschyle ... 40

2.1.2. L’aveuglement chez Sophocle ... 45

2.1.3. La condition féminine chez Euripide ... 49

2.2. Le phénomène tragique ... 52

2.2.1. Les conditions d’émergence du tragique ... 52

2.2.2. Caractéristiques d’un tragique contemporain ... 59

2.2.3. La joie tragique : le tragique comme indispensable... 62

2.3. Analyses nussbaumiennes d’écrits contemporains : éléments tragiques ... 65

2.3.1. La coupe d’or de Henry James ... 66

2.3.2. Voyage au phare de Virginia Woolf ... 71

2.3.3. Le caractère ontologique du tragique : la vulnérabilité ... 74

Chapitre 3 : L’imagination morale comme ouverture au tragique ... 78

3.1. L’imagination dans la tradition philosophique ... 79

3.1.1. Histoire de la notion d’imagination : de la « folle du logis » à l’image mentale ... 80

3.1.2. Arguments nussbaumiens contre les théories des images... 85

3.1.3. Retour à la théorie de l’action aristotélicienne : la phantasia ... 89

3.2. Le caractère moral de l’imagination ... 94

3.2.1. L’imagination perceptuelle et le « voir comme »... 95

3.2.2. Le pouvoir de subversion ou l’imagination délibérative ... 99

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v

3.3. Le rôle de la littérature : « fertiliser » l’imagination ... 102

3.3.1. La rencontre avec le tragique : l’irréconciliable de l’expérience vécue et la joie ... 103

3.3.2. Une exigence de description des phénomènes pour une meilleure délibération ... 105

3.3.3. L’imagination littéraire pour penser une société tragique ... 107

Conclusion ... 110

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vi

Liste des abréviations

CA : La connaissance de l’amour. Essais sur la philosophie et la littérature

FB : La fragilité du bien. Fortune et éthique dans la tragédie et la philosophie grecques UT : Upheaval of Thought. The Intelligence of Emotions

FJ : Frontiers of Justice

ÉD : Les émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIe siècle? DMA : Aristotle’s De Motu Animalium

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vii

LUI – Et pourquoi voulais-tu voir tout à Hiroshima ? ELLE – Ça m’intéressait. J’ai mon idée là-dessus. Par exemple, tu vois, de bien regarder, je crois que

ça s’apprend. MARGUERITE DURAS, Hiroshima mon amour, Partie I

Il faut par conséquent prêter attention à ce que les gens d’expérience et les personnes plus âgées ou sagaces soutiennent sans démonstration, c’est-à-dire à leurs opinions non moins qu’à leurs démonstrations, car leur expérience leur donne l’œil et donc ils voient correctement les choses. ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, 1143b12-14

À bien examiner cette conception, elle ressemble plus à une prière qu’à une vérité. SEXTUS EMPIRICUS, Contre les professeurs, XI, 401.

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viii

Remerciements

Je me dois d’abord de remercier mes professeurs, en particulier mon directeur, M. Donald Landes, qui a su aiguillonner et comprendre mon parcours philosophique quelque peu éclectique. Je me reconnais comme grandement redevable devant sa bienveillance et ses conseils toujours judicieux.

Merci du fond du cœur à mes ami(e)s, amitiés de longue date et, tout spécialement, compatriotes du cercle de lecture. Merci pour toutes les belles discussions partagées, pour vos mots et, surtout, pour votre présence.

J’aimerais également remercier mon amoureux, François Xavier, qui, au fil des jours et avec patience, a su me transmettre un peu de la rigueur qui caractérise sa propre démarche philosophique. Merci à celui sans qui ce mémoire serait peut-être indéfiniment resté dans la catégorie des « projets ».

Finalement, le plus grand merci que je puisse offrir : merci à mes parents, mes modèles et mes repères, ceux qui m’ont montré à croire en moi, en mes buts et, par-dessus tout, en la vie. Ce mémoire est le résultat immédiat de votre soutien et votre confiance tout au long des années et à travers les épreuves.

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1

Introduction

« Depuis qu’il y a des hommes et qu’ils vivent, ils ont tous éprouvé cette tragique ambiguïté de leur condition ; mais depuis qu’il y a des philosophes et qu’ils pensent, la plupart ont essayé de la masquer. »1 Ainsi écrivait, en 1947, Simone de Beauvoir dans son

essai de philosophie existentialiste Pour une morale de l’ambiguïté. Selon la philosophe française, la tâche de la philosophie jusqu’à maintenant aurait été plus ou moins de masquer à l’humain sa véritable condition. Dans un souci de développer une autonomie qui semble parfois tenir de la démiurgie, l’être humain aurait tenté d’évacuer la dimension tragique de son existence qui réside dans la tension entre son immanence et sa transcendance. Suzanne Said, grande spécialiste de littérature grecque, en arrive plus ou moins à la même conclusion dans un de ses écrits s’intéressant à la tragédie et la philosophie dans la Grèce antique : « […] la faute tragique, avec ses ambiguïtés et ses contradictions, n’a plus de réalité aux yeux du philosophe. Elle n’est jamais qu’une illusion, un fantôme funeste qui ne peut qu’abuser les insensés. Il faut donc la bannir de la cité avec son créateur [le poète]. »2 Le fait que l’homme

puisse être trompé résiderait donc dans une mauvaise utilisation de son imagination [poétique], qui le mènerait vers des contrées fantasmagoriques sans attache au réel rationnel [philosophique]. Déjà au XIXe siècle, dans son écrit La naissance de la tragédie, Friedrich Nietzsche avait proclamé le meurtre de la pensée tragique par la philosophie, meurtre, donc, de Dionysos par Apollon. Reprenant à son compte la pensée nietzschéenne, Clément Rosset constate prosaïquement dans son livre Philosophie tragique : « Socrate, dit-on, n’allait pas à

la tragédie. »3 Ainsi, de Platon à Kant, en passant par les théories libérales contemporaines

prenant ancrage dans l’idée rousseauienne du contrat social, le « mythe » que les philosophes ont nourri depuis des siècles est celui de l’autonomie de la raison humaine face au monde. Or, ce « merveilleux optimisme » ne satisfait plus ; ce qui doit éclater au grand jour, c’est « la vérité de la vie et de la mort, de ma solitude et de ma liaison au monde, de ma liberté et de

1 Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, p. 12. 2 Suzanne Said, La faute tragique, p. 510.

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2

ma servitude, de l’insignifiance et de la souveraine importance de chaque homme et de tous les hommes. »4

Le but principal de ce mémoire sera de replacer l’œuvre de la philosophe Martha C. Nussbaum parmi celles qui, pensons-nous, ont su alimenter ce que nous nommerons une lignée de penseurs tragiques. Ainsi, notre exposé sera consacré majoritairement à présenter les fondements de l’œuvre de notre auteure, autant d’un point de vue chronologique que thématique. Plus spécifiquement, cette genèse d’une pensée émergera de la lecture et l’analyse de l’œuvre de jeunesse de la philosophe américaine intitulée La Fragilité du bien.

Fortune et éthique dans la tragédie et la philosophie grecques (1986), commentée et

augmentée à partir d’un recueil de textes paru essentiellement dans les mêmes années, La

connaissance de l’amour. Essais sur la philosophie et la littérature (1991). La thèse que nous

défendrons est la suivante : l’imagination morale que présente l’auteure dans ses écrits pourrait se comprendre comme l’ouverture à une conception tragique de l’existence. De fait, par les éléments théoriques qu’elle convoque ainsi que par les analyses littéraires qu’elle développe, nous pouvons voir émerger une certaine sensibilité tragique. Cette sensibilité tragique serait une nouvelle manière de percevoir le monde. Pour le sujet contemporain, cette vision du monde serait possible par l’expérience ou par l’imagination qui, dans ce cas, viendrait se substituer à l’expérience. Bref, ce type d’imagination, cet interstice dans le quotidien qui permettrait la rencontre avec l’expérience tragique serait, chez Nussbaum, ce que nous nommerons l’imagination morale.

De manière à bien poser les bases de notre réflexion, nous ferons tout d’abord un point consacré à la méthode. Il s’agira à la fois de définir la ligne interprétative de notre auteure, inspirée, comme nous le verrons, par plusieurs courants philosophiques, mais tout particulièrement par la pensée grecque. Aristote, sur lequel elle calque une bonne partie de sa méthode de réflexion, est non seulement aux yeux de Nussbaum le premier penseur de la tragédie, mais également le premier à prôner un retour aux particuliers dans une tradition platonicienne plutôt orientée vers l’eidétique. Dès lors, nous nous pencherons sur les fondements aristotéliciens de la pensée de notre auteure ainsi que sur les conséquences de

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3

ceux-ci dans le domaine éthique5. Nous tenterons ensuite de faire émerger quelques éléments

que, de prime abord, nous qualifierons de tragiques dans la réflexion nussbaumienne sur Aristote. Mais, pour commencer notre exploration, nous proposerons de mettre en relief certains aspects caractéristiques de la pensée de notre auteure par rapport au contexte historico-philosophique dans lequel elle s’enracine.

Dans un deuxième temps, nous présenterons les résultats et analyses de nos recherches concernant l’expérience tragique. En premier lieu, nous tenterons de saisir le rôle de la fortune (tuchè) dans les écrits des tragiques grecs. Il sera question respectivement des thèmes du conflit pratique chez Eschyle, celui de l’aveuglement chez Sophocle ainsi que celui de la condition féminine chez Euripide. De ces trois aspects, nous tenterons de faire ressortir une expérience proprement tragique. Nous nous intéresserons ensuite au phénomène tragique « en soi », que nous tenterons de comprendre en fonction de ses conditions d’émergence en traitant des déclinaisons suivantes : le divin, le politique et l’individu. Dans cette deuxième partie, nous nous questionnerons surtout sur les spécificités de la conception particulière de la condition humaine que véhicule la tragédie, pour ensuite essayer de déterminer si nous pouvons penser un phénomène tragique qui se détache de ses conditions d’émergence. En ce sens, nous tenterons de démontrer qu’il peut exister un tragique contemporain. En dernier lieu, nous expliquerons en quoi l’expérience tragique pourrait bénéficier à celle de la condition moderne. Cette dernière partie s’ancrera dans une analyse de commentaires faits par Nussbaum au sujet d’écrits littéraires contemporains. Pour ce faire, nous nous appuierons sur la base théorique mise en place au préalable.

En troisième et dernière partie, nous tenterons de circonscrire le rôle de l’imagination à la fois dans la pensée grecque et la pensée moderne, ainsi que d’en établir la pertinence dans les écrits de notre auteure. En ce sens, nous ferons un bref survol de la notion d’imagination dans la tradition philosophique. Nous verrons ensuite que Nussbaum rejette la

5 Nussbaum emploie généralement le terme « éthique » plutôt que « moral », car le premier ne renvoie pas à

une séparation « moral/non-moral ». Cependant, elle utilise l’expression « philosophie morale », puisque nous ne pouvons pas parler de « philosophie éthique ». Sa distinction entre « théorie éthique » et « philosophie morale » s’inspire de l’usage rawlsien de la distinction entre « théorie morale » et « théorie éthique ». La « philosophie morale » est un concept plus inclusif, qui intègre les différentes « théories éthiques ». Son projet personnel est donc à placer sous l’égide du domaine de la philosophie morale, notamment car il inclut des œuvres littéraires dans son analyse, voir CA, p. 257, note 1.

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théorie des images comme explication valide de l’imagination, hypothèse, pourtant, qui est la plus couramment acceptée dans le milieu philosophique. Puis, nous présenterons une étude de l’usage du terme « phantasia » dans la pensée aristotélicienne et nous amorcerons la réflexion sur une théorie de l’imagination proprement nussbaumienne. Puis, afin de concilier nos recherches avec le projet philosophique général de notre auteure, il nous faudra comprendre le rôle plus spécifique de la littérature dans sa pensée. Avec ce souci en tête, nous insisterons sur les notions d’imagination perceptuelle, d’imagination délibérative6 et

d’imagination créative [ou tragique]. Nous verrons que, si la vision de la connaissance morale défendue par la philosophe américaine trouve son expression la plus privilégiée dans la littérature, l’imagination se présente comme le rapport au monde [ou la disposition] permettant une telle connaissance. Ce serait donc par l’expérience de l’œuvre que serait possible notre formation morale ; par l’imagination morale que serait possible la rencontre avec le tragique. Bien que nous développerons des commentaires et ferons part de certaines hésitations tout au long de notre processus réflexif, notre but premier sera de proposer une nouvelle interprétation d’un aspect crucial de la pensée de notre auteure, en plus de proposer une réflexion sur la portée philosophique de la tragédie dans le monde moderne ainsi qu’une conception alternative de l’imagination qui puisse nous permettre de réévaluer la place des humanités dans l’éducation morale.

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5

Chapitre 1 : Prolégomènes à une pensée nussbaumienne

Dès ses études universitaires, la philosophe américaine Martha C. Nussbaum pratiquait une approche de la philosophie qui faisait sortir de ses gonds la théorie classique.7

Quand vint le temps de choisir un directeur pour diriger ses recherches doctorales, le département de philosophie de son université lui suggéra de se tourner vers le département de littérature ; du côté du département de littérature, de retourner voir le département de philosophie. La chose était simple : personne ne savait comment encadrer sa démarche. De fait, le style de Nussbaum s’avère tout à fait caractéristique puisqu’elle se situe dans une lignée de penseurs qui ont su incorporer les textes littéraires à leurs constructions théorico-philosophiques. Publiée pour la première fois en 1986, la Fragilité du bien, « pierre blanche jetée dans le jardin des études classiques »8, se démarquait grandement du contexte

philosophique de l’époque. De toute évidence, cette œuvre de jeunesse surprenait par sa forme. Notamment, l’ajout de procédés littéraire et l’utilisation d’un style se tenant à la limite de la philosophie exprimaient la volonté de l’auteure de rendre justice aux émotions ainsi qu’aux processus imaginatifs.9 Dans ce chapitre, nous verrons en quoi cette manière d’écrire

la philosophie se distingue de la tradition dans laquelle elle s’inscrit. Puis, nous nous intéresserons à la nouvelle interprétation de l’éthique aristotélicienne proposée par l’auteure, dont l’orientation se situe plus au niveau de l’humain, du phénomène et de la notion de tuchè (fortune). Finalement, nous verrons qu’elle y présentait aussi une manière inédite de réintégrer des éléments tirés de la tragédie dans l’éthique aristotélicienne.

1.1. Contexte historico-philosophique

L’œuvre de Nussbaum, comme toute philosophie ancrée dans une tradition, peut mieux être comprise lorsqu’on la met en dialogue avec le contexte historico-philosophique qui a influencé sa démarche. Afin de montrer ceci, nous verrons que son œuvre de jeunesse se singularisait déjà de trois manières particulières de son contexte. Premièrement, son travail

7 « Let us go in together, and still your fingers on your lips, I pray. The time is out of joint—O cursed spite, that

ever I was born to set it right! Nay, come, let’s go together. » (Shakespeare, Hamlet, Acte 1, scène 5, 186–190)

8 Gérard Colonna d’Istria et Roland Frapet, traducteurs, en quatrième de couverture de La Fragilité du bien. 9 FB, « Préface à l’édition française de 2016 », pp. XIX-XX.

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ouvrait un dialogue authentique entre la philosophie et la littérature en s’intéressant aux écrits littéraires en tant que textes proprement philosophiques. Nous tenterons de mettre en lumière, en ce sens, en quoi elle se démarque des dialogues platoniciens et de leur caractère anti-tragique. Deuxièmement, la Fragilité traitait de thèmes peu communs à la philosophie morale contemporaine anglo-américaine. Nous nous intéresserons à la notion de vulnérabilité par le biais d’une critique du sujet autonome posé par les théories du contrat social afin de mettre en lumière une lacune dans la pensée morale moderne. Nous essaierons de montrer, ici, que la pensée libérale de John Rawls sert à la fois de point de départ et de repoussoir pour notre auteure. Troisièmement, le livre contenait déjà en germe une composante importante de la pensée nussbaumienne : l’importance de la participation des émotions dans une pensée rationnelle vivante. Pour la philosophe américaine, une réévaluation de nos systèmes de pensées à l’aune d’une réhabilitation de la donne affective, comprise comme autant de rapports au monde, s’impose. Sur ce sujet, nous verrons que la philosophe américaine fait partie d’un courant philosophique déjà bien établi qui tente de redonner leur valeur aux émotions. Dans ce but, nous verrons qu’elle prend appui au départ sur une analyse de la pensée stoïcienne, dont elle offre ensuite une réinterprétation. En effet, Nussbaum part du même constat de base que ces derniers : les choses du monde ont une valence qui est hors de notre contrôle sur notre vie. Or, pour les stoïciens, il faut s’affranchir de celles-ci afin de se « dé-lier » du monde, et ainsi atteindre l’ataraxie. Nussbaum prend également acte de cette valence, mais l’intègre comme constituante nécessaire à la « vie bonne » : il faudrait plutôt

se lier volontairement aux choses du monde, en assumant leur part d’incontrôlable.

1.1.1. Le théâtre anti-tragique de Platon

Tout comme la prose particulière des écrits nussbaumiens, l’écriture dialogique de Platon peut se comprendre comme en réponse à une tradition qui le précède. Or, il est intéressant de noter que cette tradition de l’enseignement moral qui lui est antérieure était majoritairement littéraire et n’avait encore jamais connu de traité philosophique tel que nous les imaginons aujourd’hui.10 Ainsi, cette nouvelle manière platonicienne d’écrire la

10 Nussbaum nous avertit toutefois que ceci est une supposition. Certains textes qui ne nous sont pas parvenus

pourraient venir contredire cette hypothèse. Néanmoins, cela ne nous empêche pas de bâtir sur cette idée, qui s’avère la plus probable à ce jour, voir FB, p. 151, note 7.

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philosophie, c’est-à-dire dialogique plutôt que poétique, révélerait, selon notre auteure, une conception de la nature de l’âme ainsi que de la vérité spécifiques à Platon. Dans cette section, nous verrons d’abord que, suivant cette hypothèse, les dialogues platoniciens reprendraient sur plusieurs points les acquis du théâtre tragique, mais surtout dans le but de mieux s’en distinguer ensuite. Suite à cette courte analyse, nous verrons en quoi les écrits nussbaumiens tentent de revenir vers une conception plus dionysiaque11 de l’écriture.

Tout d’abord, il est intéressant de noter que les dialogues platoniciens ne sont pas des discours à une seule voix. Comme les tragédies, et contrairement à la poésie d’Hésiode, d’Empédocle ou de Parménide, leur formule révèle un polyphonisme structurel. De fait, dans le dialogue, ce qui est présenté est une discussion active entre plusieurs personnages servant à montrer le mouvement de la pensée, plutôt que de donner une suite de conclusions révélées par une déesse, par exemple12. De plus, la structure propre au dialogue permet de garder une

fin ouverte et d’inviter le lecteur à s’investir personnellement dans une réflexion, tout comme les personnages mis en scène dans une tragédie. À l’instar du théâtre grec, la victoire d’un « côté » ou d’un pôle résulte de l’action qui se déroule dans le texte et doit également se comprendre en relation avec les convictions du lecteur ou du spectateur. Ainsi, en quelque sorte, la « vérité » platonicienne, tout comme la « vérité » tragique, émerge de la relation entre l’œuvre et le destinataire. Pour résumer cette idée, nous pourrions dire que la tragédie grecque et le dialogue platonicien montrent un goût certain pour le débat « philosophique » et mènent le spectateur à commencer sa propre enquête sur les thèmes encourus. Les suggestions toujours subtiles de ces deux types d’œuvres serviraient donc plutôt à jalonner le cheminement moral du spectateur qu’à le convaincre à tout prix.

11 Nous reprenons ici la catégorie nietzschéenne. Par dionysiaque, nous entendons ce qui peut contenir en soi

toutes les contradictions. Pour Nietzsche, Zarathoustra est l’exemple parfait du dionysiaque. Dans Ainsi parlait

Zarathoustra, il écrit, à son sujet, qu’il possède : « L’âme qui est munie de l’échelle la plus longue et qui peut

descendre le plus bas (…) l’âme la plus spacieuse, celle qui porte en elle-même le plus d’espace où courir, s’égarer et vagabonder, l’âme qui porte en elle le plus de nécessité et prend plaisir à se précipiter dans le hasard, l’âme gorgée d’être et qui plonge dans le devenir, l’âme qui possède tout et cependant se lance volontairement dans le vouloir et le désir, l’âme qui se fuit elle-même afin de se retrouver dans le cercle le plus vaste, l’âme la plus sage et qui a le plus de plaisir à écouter la folie, l’âme qui s’aime le mieux et en qui toutes choses mêlent leurs courants et leurs contre-courants, leur flux et leur reflux. » (APZ, III, « Des tables anciennes et des nouvelles », § 19)

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Toutefois, les dialogues se démarquent résolument des tragédies par le fait que l’expérience vécue, mise en scène dans le théâtre, laisse plutôt place à une argumentation dans les dialogues.13 Plutôt que de montrer des personnages agissants, les dialogues

platoniciens nous mettent face à des personnages réfléchissants. L’« action » se situe donc désormais au niveau de l’intellect. Bien qu’il existe encore des situations de revirement ou reconnaissance comme dans la tragédie14, ceux-ci sont représentés par des changements

d’opinion, des jugements, et non par des comportements.15 De plus, la valeur d’éléments non

intellectuels de l’âme, comme les émotions, est complètement évacuée.16 Chez Platon, nous

pouvons dire que la pensée se détache du corps : il y a valorisation de l’abstraction, dans un ordre d’idées semblable aux recherches mathématiques. Autrement dit, Socrate conduit ses interlocuteurs sur le chemin de l’individuel au général, et de l’émotionnel au rationnel. Dans une relecture du Phédon, Nussbaum met en lumière cette pratique de détachement du corps prônée par Socrate : le philosophe, pour bien vivre, doit se séparer de ses désirs et de son corps. Pour ce faire, il doit reconnaître le caractère interchangeable des biens humains, par la réalisation de l’existence d’une valeur intrinsèque qui se dévoilerait dans ces biens. Ainsi, ce que le philosophe aimerait ne serait pas le bien en particulier, mais la valeur intrinsèque qui se déclinerait en celui-ci. De fait, dans la République, Socrate explique que la pureté du plaisir découlant d’une activité dépend de la stabilité de la valeur sur laquelle est fondée l’activité. Pour que celle-ci soit pure, il faut à la fois que l’activité et l’objet de l’activité soient sans mélange, ni motivation extérieure ou besoin. En d’autres mots, l’activité devrait être désintéressée et détachée du corps. En outre, l’activité et l’objet de celle-ci doivent être d’une grande stabilité : l’activité devrait pouvoir se poursuivre sans changement, contrairement à l’action de se nourrir, par exemple, qui passerait par des phases de faim et de satiété, et l’objet devrait être éternel et sans variation, ce qui ne saurait se dire de la nourriture physique. En somme, la vérité visée par le discours platonicien devrait avoir une prétention à la totalité, à

13 Il ne faudrait toutefois pas oublier que les tragédies comportent elles-mêmes certaines argumentations, par

exemple dans le stasimon, moment où le chœur commente et analyse la situation dans un interlude où il ne se produit, à proprement parler, aucune « action ». Merci à M. Jean-Marc Narbonne pour cette rigoureuse remarque.

14 Selon Aristote, il s’agit des actions les plus significatives dans le théâtre tragique. 15 FB, p. 159.

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la vérité en soi et non relativement à autre chose.17 Un bon exemple d’une activité et d’un

objet à la fois pur, stable, et avec une prétention à une telle vérité, serait l’activité du philosophe qui se penche sur des considérations comme le Beau, le Bien, etc. Grâce à cette manière d’appréhender les valeurs, une hiérarchisation entre celles-ci serait possible. En l’occurrence, nous n’avons plus affaire à des valeurs en conflits, mais à une même valeur, en proportions variables : le choix entre une valeur (+1) et cette même valeur (+8) est facile à faire. Or, cette manière d’appréhender le monde, de vouloir le comprendre, semble, pour Nussbaum, une entreprise prométhéenne, extrahumaine. Dans ce changement de paradigme présent chez Platon, il y aurait passage d’une pensée dont « l’homme est la mesure de toute chose », plus caractéristique du théâtre tragique, à « la science est la mesure de toute chose ».18 Avec une telle conception du monde, il y aurait réduction des possibilités de

conflits dans la vie morale.

Or, la thèse nussbaumienne est la suivante : le style philosophique plat des dialogues, à l’image des mathématiques, ne conviendrait guère à exprimer nos vérités morales. Selon l’auteure, certaines expériences fondamentales, d’un point de vue moral, devraient se faire à un niveau prérationnel et expérientiel ; ce que le récit ou la tragédie, par exemple, permet. Le point de vue de la perfection socratique, quant à lui, n’interpellerait que notre intellect. Or, « [s]ouvent, s’appuyer sur les pouvoirs de l’intellect peut en réalité constituer un obstacle à la véritable perception morale, et entraver ses réactions. »19 Par exemple, dans l’Antigone de

Sophocle, Créon, personnage tyrannique, n’évolue pas d’un point de vue moral par l’argumentaire que lui opposent tour à tour Antigone, Hémon, son fils, ou même le sage devin Tirésias : il ne comprend réellement qu’il a fait une erreur que lorsqu’il est mis devant la peur de perdre un être cher. Ainsi, les sentiments de crainte et d’amour sont ici le seul accès à une remise en question par le personnage de ses principes moraux, et cet accès est permis par le contraste entre ces préconceptions et l’émotion vécue. C’est pourquoi Nussbaum écrit : « Notre responsabilité première est toujours vis-à-vis du particulier plutôt que du général. »20

17 Il est important de garder en tête le caractère schématique de cette analyse, qui sert plus à faire ressortir des

caractéristiques la pensée nussbaumienne qu’à dresser un portait complet et exhaustif de la pensée platonicienne.

18 FB, p. 188. 19 CA, p.127. 20 FB, p. 164.

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Ceci nous aide à comprendre, peut-être, la motivation de Nussbaum à se tourner vers une interprétation de l’éthique aristotélicienne accordant une grande importance aux phénomènes particuliers, ainsi que toute leur teneur dionysiaque, c’est-à-dire leur fragilité et leur inconstance.

1.1.2. Les théories du contrat social : critique du sujet autonome

Or, la fragilité et l’inconstance sont deux aspects du sujet moderne que l’on a tenté d’évacuer, de Platon à Rawls. Ce vers quoi notre regard est tourné est vers un sujet rationnel autonome, quasi autosuffisant. « Maître et possesseur » de son âme, il navigue allègrement sur les eaux calmes de la morale en ayant toujours la main bien fermement appuyée sur la barre. Loin de notre réflexion rationnelle, l’idée de vulnérabilité et Le Radeau de la Méduse21.

Or, c’est autour de ces thèmes que se développe une bonne partie de l’argumentaire nussbaumien. Le terme de « vulnérabilité » chez notre auteur présente une équivocité : il signifie à la fois le fait que la vertu ou la bonne action puisse être atteinte par un concours de circonstances et à la fois la possibilité d’être touché émotivement, ce qui équivaudrait à une sorte de passivité affective ou de réceptivité. Bien que, selon elle, la première définition soit quelque chose que l’on souhaite éviter, même si cela n’est pas toujours possible, la seconde définition est plutôt positive et s’avère une capacité à valoriser.22 Ainsi, les termes

« passivité » et « vulnérabilité » seraient donc intrinsèquement liés et leur connotation serait plutôt positive.

Arrêtons-nous un instant pour comprendre la critique que Nussbaum adresse aux théories du contrat social ainsi qu’à leur conception du sujet rationnel, plus spécifiquement la théorie rawlsienne. De fait, la pensée de John Rawls est fortement présente dans les écrits nussbaumien ; il lui sert autant de modèle que de repoussoir. Sa critique s’ancre dans un aspect principal chez Rawls : l’exercice de pensée qu’il propose dans son écrit Théorie de la

justice, qu’il nomme la « Position originelle »23. Cette expérience de pensée à laquelle nous

convie Rawls tire sa naissance du constat de base qui est le suivant : le monde, tel qu’il est,

21 Le Radeau de la Méduse est un tableau de Théodore Géricault peint en 1819 exposé au Louvre. La toile

montre le naufrage d’un équipage à la merci de la mer.

22 Goldstein, Vulnérabilité et autonomie dans la pensée de Martha C. Nussbaum, pp. 16-24. 23 John Rawls, Théorie de la justice, pp. 151-222.

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est injuste. Or, ce qu’il nous propose d’imaginer, c’est une vie indifférenciée, autrement dit une vie où nous ne sommes pas nous, où notre ipséité n’est pas encore établie. Ainsi, nous saurions déjà ce qui doit être modifié dans le monde, nous verrions les injustices, car nous ne serions pas aveuglés par notre propre expérience. En ne sachant pas encore quelle vie un humain mènera, il est facilement capable de voir quelle vie il lui serait souhaitable de mener, hors de tout intérêt personnel. Cette expérience de pensée est, dans la théorie rawslienne, un outil purement intellectuel utilisé pour critiquer la société. Toutefois, elle doit s’effectuer dans les bornes de « la normalité » [normal range]24. Par ce critère, la théorie rawslienne ne

peut rendre compte des situations de handicap25, qui ne se situent pas dans ces « bornes ».

C’est donc tout un pan de l’expérience humaine, plus vulnérable, qui est évacué. Cette critique nussbaumienne, développée dans son livre Frontiers of Justice, excède bien largement le propos de ce mémoire, mais le souci principal demeure le même : comment réintégrer dans l’expérience humaine « normale » la notion de vulnérabilité. En un sens, il s’agirait de voir la vulnérabilité comme caractéristique ontologique et donc éthique de la vie humaine. Ces thèmes seront repris tout au long de notre parcours, qui s’efforcera de montrer son importance dans une vie humaine « bonne ».

1.1.3. Les émotions comme jugement de valeur

Chez Nussbaum, le sujet autonome kantien ou platonicien devrait être remplacé par « l’agent aristotélicien ‘sensible’ »26. En tant qu’agent « sensible », l’être agissant et

réfléchissant devrait développer une affectivité sélective ; il devrait y avoir revalorisation des affects dans le jugement moral. Même Platon, dans le Phèdre, avance que « la sensation et l’émotion nous guident vers le bien et sont les indices de sa présence »27. Or, c’est chez les

stoïciens que Nussbaum trouve la matière pour dévoiler les émotions comme jugements de valeur.28 Chez les stoïciens, les émotions sont déjà intelligentes ; mais ceux-ci les écartent

sous prétexte que l’information qu’elles donnent est fausse. Cependant, s’ils leur

24 FJ, p. 28.

25 Il ne faut pas oublier que le fait d’être une femme, par exemple, peut parfois ou à certains endroits être un

handicap. Voir Nussbaum, Femmes et développement humain. L’approche des capabilités.

26 Goldstein, Vulnérabilité et autonomie dans la pensée de Martha C. Nussbaum, p. 36. 27 Platon, Phèdre, 251 a-e.

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reconnaissent une valeur de vérité ou de fausseté, c’est parce qu’ils reconnaissent tout de même la valeur des personnes et des événements qui se trouvent hors de soi, autrement dit que nous sommes attachés à ceux-ci, mais voient leur salut dans le fait de se libérer de l’influence des objets contingents que sont les relations à quelque chose ou à quelqu’un. Dans les mots de Goldstein : « Leur tort est donc d’avoir cru, à l’instar de Platon, que ‘la personne se suffit entièrement à elle-même’ et que, par conséquent, ce que l’émotion révélait de notre propre vulnérabilité était illusoire. »29 C’est donc par un retournement de la posture

stoïcienne que notre auteure pourra penser les émotions et leur rôle dans la vie morale. En accordant de la valeur aux choses contingentes, en les acceptant comme constitutives de notre être et ainsi en gardant près d’elle la vulnérabilité intrinsèque à la condition humaine, elle peut alors poser les émotions comme jugements de valeur.

Ainsi, comme nous l’avons dit, accepter les émotions, c’est également d’endosser, de « prendre avec soi », sa vulnérabilité ; mais au-delà de cela, les émotions sont également représentatives de notre manière de voir le monde. Ce sont elles qui font que nous voyons le monde tel que nous le voyons ; que nous voyons X comme Y. Les émotions mettent en lumière notre point de vue, notre manière d’habiter le monde, de le colorer ; elles portent également en elles nos projets dans le monde. Finalement, elles nous font prendre conscience de notre besoin. « À travers l’émotion, la personne reconnaît (activement) ‘une certaine passivité face au monde’. »30 Par exemple, dans l’amour, c’est un besoin de l’autre qui

émerge en soi. Ainsi, les émotions, de par leur dépendance vis-à-vis autrui, sont hors de notre contrôle ; tout comme autrui. Si elles étaient simplement des jugements, des intentions, comment pourrions-nous rendre compte de cette part d’incontrôlable ? À la différence du « sentiment » (feeling) ou de « l’humeur » (mood), les émotions ont un objet : elles sont à

propos de quelque chose.31 Les émotions sont donc une relation à, une manière d’interpréter

le monde qui est à la fois passive et à la fois active. L’émotion est une croyance sur quelque chose : la peur, par exemple, nous indique que nous pensons que nous, ou quelqu’un auquel nous accordons de la valeur, sommes menacés. Cela peut d’ailleurs être vrai ou faux, comme

29 Goldstein, Vulnérabilité et autonomie dans la pensée de Martha C. Nussbaum, p. 38. UT, pp. 132-135. 30 Goldstein, Vulnérabilité et autonomie dans la pensée de Martha C. Nussbaum, p. 41.

31 Goldstein, Vulnérabilité et autonomie dans la pensée de Martha C. Nussbaum, pp. 38-39. Michael S. Brady, Emotions. The basics, p. 23.

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n’importe quel jugement. Cependant, ce qui caractérise tout particulièrement les « jugements émotionnels » (emotion jugements), par rapport à d’autres jugements de valeur, serait le lien étroit qu’ils entretiennent avec l’eudaimonia, la vie bonne. Ils indiquent « les idées de ce qui vaut la peine d’être cherché, ce qui est la bonne manière d’occuper son temps, ce qu’il semble bon de faire ou de ne chercher à faire »32. Nous verrons dans la prochaine section en quoi

cette conception de la relation entre passivité (vulnérabilité) et activité (autonomie) dans la vie de l’agent moral vient également s’appuyer sur la pensée aristotélicienne.

1.2. Fondements aristotéliciens

Du titre La Fragilité du bien, deux idées majeures émergent : la vulnérabilité de la condition humaine et la vulnérabilité du geste éthique. De fait, dans ce titre, le terme « bien » devrait être compris comme une traduction du mot anglais « good », qui lui-même réfère à l’« eudaimonia » grecque, c’est-à-dire la « vie bonne », et non pas à « goodness », qu’on traduirait plutôt avec le mot « bonté ». En d’autres termes, le livre de notre auteure examine les façons dont des personnes relativement bonnes peuvent ne pas arriver à mener une vie bonne ou à poser les bons gestes.33 Cette conviction nussbaumienne trouve sa source dans la

conception de l’excellence véhiculée par la tradition poétique grecque. Or, l’arété grec de la période lyrique et tragique est intimement liée à la véritable nature de l’être humain qui est d’être dans le besoin.34 Par exemple, pour les poètes, la beauté d’une divinité invulnérable ne

sera pas qualitativement la même que celle d’un humain. Sur ce sujet, nous pouvons penser, entre autres, à Euripide, lorsqu’il thématise la beauté du corps vulnérable dans le chœur des

Troyennes. Le poète laisse entendre que Zeus aurait perdu ce qu’il aimait de Ganymède, non

pas sa beauté en soi, mais la vulnérabilité de sa beauté intrinsèque à sa condition humaine, en le rendant immortel. L’immortalité aurait donc dissipé ce qui le rendait particulièrement beau, c’est-à-dire son humanité.35 Ainsi, « [l]es contingences qui rendent l’éloge

problématique sont aussi […] constitutives de ce qui est là pour être loué. »36 Cette passivité

inhérente à la vie humaine fut ce qui motiva une grande partie de la tradition philosophique

32 UT, note 21 p. 30.

33 FB, « Préface à l’édition française de 2016 », p. XXIV. 34 FB, p. 3 et CA, p. 37.

35 FB, « Préface à l’édition française de 2016 », p. XXII et CA, p. 554. 36 FB, p. 3.

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grecque, de l’esprit tragique à la quête d’autarcie platonicienne. Or, selon notre auteure, la philosophie morale contemporaine aurait tendance à oublier cette condition. C’est de cette contradiction logique que la pensée nussbaumienne tire toute sa pertinence critique. Dans La

prudence chez Aristote, Pierre Aubenque effectue un constat similaire :

Le monde redécouvre aujourd’hui ce que les Grecs soupçonnaient il y a plus de deux milles ans : que les « grand mots » provoquent de « grands malheurs » (Sophocle,

Antigone, v. 1350-51); que l’homme, cette chose « étrange » entre toutes (Ibid., v.

332-33), n’est pas ce qui doit être dépassé, mais préservé, et d’abord contre lui-même; que le surhumain est ce qui ressemble le plus à l’inhumain; que le bien peut être l’ennemi du meilleur; que le rationnel n’est pas toujours raisonnable et que la tentation de l’absolu […] est la source toujours renaissante du malheur de l’homme.37

Cet appel à l’humilité, à la modération, à la prudence, va dans le sens de la théorie nussbaumienne. À ce moment de notre parcours, une plongée dans la pensée aristotélicienne s’avère nécessaire pour explorer, avec Nussbaum, le thème de la vulnérabilité humaine ainsi qu’un certain retour de la philosophie vers le monde des apparences. Pour Nussbaum, le fait que notre vie soit modifiée effectivement par des évènements qui sont hors de notre contrôle est quelque chose qui est vécu dans l’expérience et de manière quotidienne. Dans la Fragilité, la philosophe américaine écrit avec justesse : « Nous avons besoin de la philosophie pour qu’elle nous montre le chemin du retour à l’ordinaire et pour qu’elle en fasse un objet d’intérêt et de plaisir, plutôt qu’un moyen de mépriser et de fuir. »38 Voici la tâche qui nous

incombe ici ; retrouver en philosophie morale cette vulnérabilité qui fait, comme nous le verrons, la richesse de l’expérience humaine. Nous ferons voir également la pertinence de sa conception aristotélicienne du désir, qui pourrait être comparée à une intentionnalité dans et vers le monde, ainsi que la méthode de délibération non scientifique propre à Aristote dans sa philosophie pratique, méthode que Nussbaum reprendra largement dans ses analyses d’écrits littéraires. Ces trois points nous permettront de poser les fondements aristotéliciens de la pensée éthique de notre auteure.

1.2.1. Le retour aux apparences

37 Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, p. 2. 38 FB, p. 320.

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Selon Nussbaum, la vérité éthique chez Aristote demeure impérativement anthropocentrique. Pour celui-ci, « […] les distinctions fondamentales dans le monde de la pratique sont humaines et […] ne sont soutenues par aucune réalité plus éternelle et plus stable que ne le sont les choses humaines ».39 En cela, le Stagirite suit les intuitions de la

tragédie grecque contre la pensée platonicienne40, car une telle conception de la vérité

exacerbe la vulnérabilité humaine dans le domaine moral. Cette indigence face au monde fut même une des raisons qui motivèrent Platon à se tourner vers les mathématiques et la science, dont les objets sont stables et indépendants du monde humain. Par opposition, la méthode aristotélicienne permettrait d’atteindre une « vérité » en engageant un dialogue réflexif entre les usages, ou les croyances, et l’opinion des sages ou des experts. À ce stade, il s’agirait donc d’une observation empirique précise, dans l’expérience, et qui tenterait d’éviter toute théorisation. Puis, l’examen de positions alternatives sur une question entraînerait un détachement de nos préjugés théorétiques et, par le fait même, devrait nous ouvrir les yeux au « meilleur candidat à la vérité ».41 La méthode aristotélicienne resterait donc collée au

phainomena, souvent traduit par « apparences », mais que nous pourrions également rendre

par le terme « interprétations », au sens de l’usage linguistique, ou « ce qu’on dit à ce sujet ».42

Chez Aristote, il n’existe donc pas de séparation nette entre les données brutes de l’expérience et les croyances communes.

Selon Pierre Pellegrin, directeur de la nouvelle édition Flammarion des Œuvres

complètes d’Aristote, la première différence caractéristique entre Platon et Aristote résiderait

en la confiance inébranlable de ce dernier dans le « pouvoir de la perception »43. Il écrit :

D’abord, la perception nous donne une image juste des choses telles qu’elles sont : il y a donc, au moins pour les humains, une véritable connaissance sensible. […] Ensuite, la perception sert en un sens de modèle à tous les autres processus de connaissance et, enfin, elle est une condition nécessaire de toute forme de connaissance. Il y a là une vraie rupture avec le platonisme.44

39 FB, p. 292.

40 « Sans doute [...] faut-il faire la part chez Aristote d’une certaine affectation d’archaïsme, de retour aux

« sources » par-delà les constructions trop savantes du platonisme. » (Pierre Aubenque, La prudence chez

Aristote, p. 155) 41 FB, p. 14. 42 FB, p. 299.

43 Expression reprise du titre d’un livre éponyme publié par Deborah Modrak en 1987 sur le sujet. 44 Pierre Pellegrin, Œuvres complètes d’Aristote, « Introduction générale », p. 14.

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Par conséquent, la notion d’expérience chez Aristote est à comprendre dans un sens large. Nous la posons comme : « La manière ou les manières avec lesquelles un observateur humain “appréhende” le monde, en usant de ses facultés cognitives (qu’Aristote en vient à appeler

kritica, “soucieuses de distinctions”) »45. Ainsi, la connaissance rendue possible par la

perception, qui reste collée aux apparences et aux interprétations, découle de l’expérience du monde réel de chaque individu, puis, et même nous pourrions dire : en même temps, elle devient intelligible par la mise en ordre des interprétations du phénomène. Aristote est donc bel et bien homme de son temps, puisque c’est en réponse à deux grandes pensées de l’époque, notamment celles de Platon et de Parménide, qu’il présente cette nouvelle méthode entièrement dédiée au phainomena de l’expérience humaine. De plus, il accepte les limites de cette expérience comme ses propres limites46, autrement dit, il ne tente pas de dépasser

l’expérience humaine sensible.

Insistons un instant sur les affirmations qui viennent d’être faites. À propos de Parménide (fin du VIe siècle, début du Ve), Nussbaum écrit : « aucun être humain qui entreprend d’agir dans le monde ne peut soutenir de telles affirmations ». Suivant Aristote en

Métaphysique IV, 4, la philosophe américaine nous rappelle que les actions « supposent

l’existence du mouvement et de la pluralité »47, tandis que Parménide présente une doctrine

unitaire de l’Être dans son poème De la nature qui empêche de penser le devenir, mouvement et pluralité, car ceux-ci découleraient du non-être. Selon ce penseur présocratique, « [i]l faut penser et dire que ce qui est ; car il y a être : il n’y a pas de non-être […]. »48 Or, pour la

philosophe américaine, la sortie hors de l’expérience humaine et du champ de ce qui peut être pensé par l’intellect humain, c’est-à-dire tout ce qui devient et toujours se transforme, entraîne une perte de communauté, une perte de ce qui est partagé par excellence : une perte du langage. Ainsi, selon Nussbaum, parler de l’Être consiste à utiliser des mots privés de sens concret pour nous, mortels. Toutefois, l’expérience d’un dieu pourrait différer.49

45 FB, p. 301. 46 FB, p. 323. 47 FB, p. 312.

48 Trad. française par Paul Tannery, Pour l'histoire de la science hellène, de Thalès à Empédocle (1887), VI. 49 FB, p. 313.

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De même, quand le platonicien parle du Bien ou du Blanc, il ne se réfère à rien (teretismata) car, dans l’expérience, les propriétés dépendent toujours de la substance (ousia). Les Formes platoniciennes sont quant à elles privées de relation avec le monde et, donc, se situent hors de notre propos.50 Cela a pour conséquence logique l’impossibilité de

penser quelque chose comme la Justice platonicienne — bien qu’Aristote n’en nie pas directement l’existence. Il s’agit simplement pour lui d’un impensable, d’un mot qui ne renvoie à rien dans l’expérience humaine et qui ne peut donc pas s’exprimer dans le discours. Aristote s’inspirerait ici librement de la tradition héraclitéenne selon laquelle la capacité de parler de « justice » découlerait des expériences que nous pouvons faire concrètement du besoin et de la rareté.51 Ainsi, les apparences sont les seuls témoignages et les seuls

paradigmes que nous pouvons — et devons — employer pour philosopher.52 La philosophie

doit s’effectuer dans le discours et donc respecter les limites de ce même discours. Il s’agit très précisément d’une exigence de cohérence. « La théorie doit rester fidèle à la manière dont les hommes vivent, agissent et voient — aux pragmata, entendus dans un sens large. »53

Considérer le fait que l’on doit « rappeler » aux philosophes leur propre condition humaine, voire même leur corporéité, est signe, selon la pensée nussbaumienne, de la forte influence du platonisme.54

Parallèlement, la norme aristotélicienne naîtrait plutôt des apparences et incorporerait les exigences de l’usage.55 Elle découlerait d’une « habitude intellectuelle »56 qui, en nous

permettant de suivre les apparences jusqu’au bout, nous ferait passer « de la masse confuse des apparences à une mise en ordre claire, de la saisie qui accompagne l’usage à la capacité de fournir des explications »57 ou, dans les mots d’Aristote : « Partant en effet d’énoncés

vrais, mais sans clarté, on arrivera progressivement à la clarté en substituant à chaque fois

50 FB, p. 315. 51 FB, p. 303. 52 FB, p. 295. 53 FB, p. 304.

54 Sur ce sujet : « […] le platonisme fait appel à une tendance déjà profonde en nous, qui a honte de la matière

trouble et malpropre dont notre humanité est faite. » Ce serait un malaise face à notre condition en tant qu’êtres faits « de chair et de sang » qui nous attirerait vers la conception éthique platonicienne. Voir FB, p. 321.

55 FB, p. 308.

56 Myles Burnyeat, « Aristotle on understanding knowledge », cf. par Nussbaum, FB, p. 309. 57 FB, p. 309.

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des formules plus intelligibles aux formules confuses habituelles. »58 Les deux étapes de la

méthode aristotélicienne – description puis mise en ordre – formeraient donc bel et bien une seule méthode. Ce faisant, Nussbaum rejette l’idée d’un a priori chez Aristote. Le principe de non-contradiction dans la mise en ordre des apparences qui nous permet d’arriver à une vérité est fondamental et non-révisable ; toutefois, il reste en tout temps relatif à un corps de connaissance. « La méta-théorie, comme le contenu de la thèse, vient de nos exigences et de nos pratiques, et elle doit se recommander à nous comme la sorte d’organisation avec laquelle nous pouvons vivre. »59 Il est ce qu’on appelait autrefois un « a priori contextuel ». Or, il

n’est pas un a priori au sens kantien, car il ne renferme en aucun cas l’entièreté des schèmes conceptuels indépendamment des expériences et des formes de vie.60 Suivant ces

conclusions, nous pourrions avancer que c’est l’apaideusia, ou le défaut d’éducation morale et d’expérience du monde réel, qui entraînerait un humain à faire preuve d’un mauvais jugement. Voici qui nous montre la voie de la théorie de l’action aristotélicienne en revendiquant une notion d’« agentivité » incorporant passivité et activité.

1.2.2. Le désir et l’intentionnalité

Selon Nussbaum, Aristote reprend et approfondit les suggestions du Phèdre ainsi que du Phédon de Platon pour bâtir une nouvelle conception de la valeur et de l’action ; le Phèdre présente une nouvelle vision de la valeur non liée à une connaissance tirée de la contemplation61, tandis que le Phédon met en scène un dialogue entre un physiologiste et

Socrate au sujet des conditions de possibilité de l’action. La thèse principale présentée par Nussbaum sur la reprise par le Stagirite de ces deux dialogues comme pierre de touche de sa réflexion morale consiste dans le fait que « notre indigence vis-à-vis du monde n’est pas l’ennemie de notre valeur éthique, mais qu’elle est au cœur même de cette valeur »62. Pour

montrer ceci, l’auteure s’appuie sur la notion aristotélicienne d’orexis. À contre-courant de la tendance physiologiste du contexte philosophique dans lequel évoluait le Stagirite, notamment les pensées de Diogène d’Apolonie et de Démocrite, ce dernier rétablit une

58 Aristote, Éthique à Eudème, 1216b33-35. 59 FB, p. 318. Nous soulignons.

60 FB, p. 313. 61 FB, p. 325. 62 FB, p. 326.

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certaine intentionnalité dans le mouvement animal. De fait, l’enquête aristotélicienne sur la nature humaine s’effectue dans le cadre plus vaste d’une enquête sur le mouvement animal en général.63 Selon Nussbaum, nous devons absolument essayer de comprendre notre lien

avec l’animalité, avec notre propre corporéité. Sinon, il nous sera impossible de penser l’enfance, la vieillesse, le handicap, etc. de manière satisfaisante.64 Entre autres, la

réhabilitation de cette notion d’intention permet une distinction entre le mouvement involontaire, par exemple, la digestion, et le mouvement volontaire, aussi bien chez les animaux rationnels que les animaux non rationnels, ce qui, pour Aristote, aura des implications majeures pour toute théorie éthique.65 Le terme « orexis », dont Nussbaum

attribue plus ou moins la paternité à Aristote, renvoie en un sens large au verbe actif « oregô », employé par Homère pour signifier « tendre vers » ou « étendre pour saisir ». Il suggère donc une focalisation sur quelque chose de précis ainsi qu’une activité plutôt qu’une passivité.

Ou plutôt, il indique comment le vouloir, qui pourrait être considéré comme une simple forme de passivité, est dans un même temps actif : au lieu d’un être affecté purement passif, nous avons une capacité de réaction complexe, qui reçoit du monde, et qui à son tour se focalise sur l’extérieur, en direction du monde.66

Sous la notion d’orexis, Aristote inscrit celles de boulèsis (volonté), thumos (impulsion) et epithumia (appétit). Nous pouvons donc commencer à comprendre pourquoi tout mouvement animal implique jusqu’à un certain point une sorte d’orexis.67 De plus, « [s]e

mouvoir est intrinsèquement lié à un manque d’autosuffisance » et fait montre de la dépendance des animaux envers le monde, contrairement à une roche, par exemple. Ainsi, selon l’explication aristotélicienne, le « mouvement intérieur vers le monde » est ce dont « les êtres vivants dans le besoin sont heureusement dotés »68. Dans son De Motu Animalium,

Aristote tente une explication plus directe du mouvement volontaire. Il nomme cinq « moteurs de l’animal » : « le raisonnement, la phantasia, le choix, la volonté et l’appétit », qu’il subsume sous deux notions plus larges : « la connaissance (noesis) et le désir

63 FB, p. 326.

64 FB, « Préface à l’édition révisée de 2001 », p. XLIV. 65 Pour Nussbaum aussi. Voir FB, p. 336.

66 FB, p. 338.

67 Aristote, De Anima, III, 9.

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(orexis) ».69 L’orexis nous permettrait de penser le lien entre connaissance et action et, par le

fait même, « rend[rait] l’éducation intelligible »70 : la connaissance prédispose le désir, et le

désir permet l’actualisation de la connaissance, et ce, de manière simultanée. En d’autres termes, « l’élément orectique et l’élément cognitif sont, dans chaque cas, individuellement nécessaires et (en l’absence d’obstacles) […] ils sont conjointement des causes actives et suffisantes du mouvement. »71 Le désir n’engendrerait donc du mouvement que précisément

parce que les objets de désir sont perçus (connus) comme des objets de désir, et inversement, la connaissance de ce qui est bien ne se transformerait pas sans l’orientation du désir lui-même en désir du bien. Les prémisses sont donc ici productives de l’action. Par exemple, dans Physique II, 3, c’est l’art de Polyctète, la sculpture, et non seulement ses conditions matérielles, qui lui permettent de préparer sa statue. L’habileté à sculpter est « associée aux désirs appropriés, comme le fait de voir clairement (Métaphysique IX) ».72 Selon Laetitia

Monteils-Laeng dans son article « Aristote et l’invention du désir », l’orexis dépend, de fait, d’un état cognitif qui module la perception de l’objet :

En cela, Aristote n’imagine pas avec l’âme désirante une faculté psychique indépendante de la raison. Ce qu’il est en revanche le premier à penser, c’est une structure sous-jacente à tout mouvement, humain comme animal, rationnel comme irrationnel, moralement bon comme mauvais, qui requiert la coopération d’un désir et d’une instance discriminante et dont le résultat le plus manifeste est l’idée que le vertueux comme le vicieux agissent de leur plein gré. Ce n’est pas moins que le renversement du paradoxe socratique selon lequel nul n’est méchant volontairement.73

D’un point de vue moral, les mouvements volontaires, c’est-à-dire ceux qui sont causés par l’orexis, le désir, sont les seuls qui peuvent être considérés comme blâmables ou louables (hekousion).74 De cela émerge le principe de responsabilité éthique aristotélicien, qui peut

être appliqué autant aux animaux qu’aux enfants, mais évidemment est modulé par une capacité de prohairesis de l’agent, c’est-à-dire de bonne délibération.75 Selon Nussbaum, une

évaluation éthique doit pouvoir s’appliquer de manière plus large aux mouvements

69 FB, p. 340.

70 Goldstein, Vulnérabilité et autonomie dans la pensée de Martha C. Nussbaum, p. 33. 71 FB, p. 342.

72 FB, pp. 344-345.

73 Laetitia Monteils-Laeng, Archives de philosophie (2013/3 Tome 76), « Aristote et l’invention du désir », p.

456.

74 Un mouvement « involontaire » serait akousion, ni blâmable ni louable. Voir FB, p. 348.

75 Les considérations liées à l’eudaimonia, la vie bonne, ne s’appliquent qu’aux agents capables de prohairesis.

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volontaires que ce que ne le permettrait une théorie kantienne ou platonicienne afin de permettre une étude sérieuse du développement humain et de l’éducation.76 C’est-à-dire qu’il

n’y a pas, selon Aristote, un saut qualitatif entre l’enfant et l’adulte, mais plutôt un processus de conditionnement qui tient les deux, enfant et adulte, ensemble. Ce « tenir ensemble » est la condition sine qua non d’un possible développement moral. Dans les mots de Goldstein :

L’autonomie conçue comme capacité de délibération et de choix n’est donc pas atteinte contre le désir, mais, chez l’animal humain, par l’éducation du désir qui doit le conduire au plein épanouissement de sa nature, par un enrichissement progressif de sa « sélectivité ». L’éducation est le mouvement continu de responsabilisation par rationalisation progressive du désir, sans qu’à aucun moment on ne doive appeler à un rejet par l’homme de son animalité spécifique puisqu’il s’agit plutôt d’un accomplissement.77

Cela revient à dire que le désir est une composante fondamentale de l’éducation morale et que l’humain, enfant ou adulte, demeure responsable de ses actes, même si le développement, poussé ou non, de sa capacité de délibération module le fait que ses actes soient plus ou moins blâmables ou louables. Il s’agit de considérations auxquelles nous accorderons plus de temps dans notre deuxième chapitre sur la tragédie et le tragique ; pour le moment, définissons ce que Nussbaum entend par « capacité de délibération ».

1.2.3. Le principe de délibération non scientifique

La sagesse pratique aristotélicienne (phronesis) se distingue volontiers de l’éthique platonicienne en ce sens qu’elle ne se veut ni une epistèmè (science), ni une technè (technique)78. D’après la définition donnée par Nussbaum, une technè doit être

universalisable, possible à enseigner, précise et d’intérêt pour l’explication. Nous pouvons penser à l’exemple de la médecine.79 Tandis que la sagesse platonicienne (sophia) est « à la

fois intellect et science, comme si la science portant sur les réalités les plus hautes avait une tête » (Éthique à Nicomaque VI, 13, 1141a18), la phronesis consiste en la vertu ou l’excellence de l’intellect pratique.80 Elle ne concerne donc pas le même domaine que la

76 FB, p. 351.

77 Goldstein, Vulnérabilité et autonomie dans la pensée de Martha C. Nussbaum, p. 34. Nous soulignons. 78 Nous considérons ici l’Éthique à Nicomaque; dans la Métaphysique, la Physique et les Topiques, la phronesis

pourrait être associée à la sophia platonicienne, cf. Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, pp. 7-8.

79 FB, p. 115.

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