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Les conditions d’émergence du tragique

Chapitre 2 : Définition du phénomène tragique

2.2. Le phénomène tragique

2.2.1. Les conditions d’émergence du tragique

207 FB, « Préface à l’édition révisée de 2001 », p. LI. Nous soulignons. Nussbaum donne en exemple Sophocle

et Euripide qui dénoncent le viol des femmes en temps de guerre comme résultant de la méchanceté humaine et non de la nécessité.

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Nous pouvons donc commencer cette section en présentant sommairement les conditions d’émergence de la tragédie en tant que genre littéraire. Dans ce rapide survol, nous tenterons de mettre en lumière la variation du rôle des dieux dans l’existence humaine chez les trois poètes tragiques majeurs, Eschyle, Sophocle et Euripide. Nous avons déjà abordé ce thème dans les analyses faites dans la section précédente et, comme nous avons pu le constater, la tragédie est, au départ, fortement marquée par l’omniprésence du monde divin dans les affaires humaines. Par exemple, dans l’art eschyléen, les dieux sont multiples, mais forment ensemble un tout cohérent et ordonnateur du monde. Bien que Zeus soit une force terrifiante, il demeure généralement une puissance juste. De fait, dans l’art eschyléen, la faute tragique dont la responsabilité incombe à l’humain, aussi connue sous le nom d’hamartia, est l’envers de la médaille du décret divin, l’atè homérique. Les dieux représentent un pouvoir si grand qu’ils inspirent crainte et tremblement sur terre. « Zeus est peut-être le Sauveur ; mais il est surtout celui dont la colère peut à chaque instant tout détruire »208. La

justice divine est donc garante de l’équilibre des forces antagonistes du monde. Nonobstant, l’être humain, par la souffrance, trouve le chemin de la compréhension de sa condition et du monde qui l’entoure ; car sa souffrance a toujours une signification. En ce sens, Eschyle reprend une idée fondamentale de la pensée grecque, véhiculée également par Aristote, voulant que l’expérience de la vie soit le meilleur des maîtres. Cela est rendu en grec par l’expression « pathonta gnônai » qui pourrait dire autant « connaître au moyen de l’expérience » que « connaître au moyen de la souffrance ».209 Le théâtre eschyléen accorde

à la souffrance une signification et cette signification trouve son fondement jusqu’à un certain point dans l’expérience d’une foi divine.

Déjà chez Sophocle, toutefois, le rapport au divin s’avère beaucoup plus problématique. Ce qui résonne dans son théâtre, c’est désormais l’écho de l’indifférence des dieux face aux humains. De la justice divine qu’elles incarnaient chez Eschyle, les interventions faites par les dieux prennent alors une signification plus près de ce qu’on

208 Jacqueline de Romilly, Précis de littérature grecque, p. 71. 209 FB, p. 227.

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pourrait nommer le seul « hasard », l’imprévisible. L’idée de « justice » est par le fait même évacuée. Dans les derniers vers des Trachiniennes, le poète écrit :

HYLLOS : […] mes compagnons, ayez pour moi grande indulgence, considérez avec quelle grande dureté les dieux ont mené les événements. Ils ont des fils, on dit qu’ils en sont pères, et ils les regardent souffrir ainsi. L’avenir, personne ne le voit, mais le présent est douleur pour nous, il est honte pour les dieux, il est le pire des tourments pour celui qui subit pareille fatalité.210

Dans cet extrait, nous pouvons lire tout le blâme orienté vers les dieux, qui semblent demeurer insensibles aux souffrances terrestres. Par conséquent, délaissé par l’ordre divin, le monde ne fait plus sens comme dans l’art eschyléen. Un autre exemple de cet abandon divin serait l’interprétation des oracles, si clairs chez son prédécesseur, et maintenant constamment mal interprétés ou mal accomplis par les humains. En outre, même le style de Sophocle suppose l’ambiguïté : souvent, les affirmations des personnages ont un double sens, par exemple, lorsqu’Œdipe maudit le meurtrier de son père sans savoir qu’il s’agit de lui. L’art sophocléen met donc déjà en cause l’ordre divin, le sens du monde et la confiance qu’il est possible d’avoir dans le langage. Dans son Philoctète, pour ne donner que celui-ci comme exemple, toute l’action de la pièce est centrée sur la question de la parole : est-il possible de mentir pour faire le bien ? Est-il possible de faire confiance à la parole d’autrui ? Est-il possible d’accorder crédit à celui qui nous a auparavant trompé avec ses mots ? Est-ce que la seule parole qui puisse être crédible est la parole divine ? La parrhêsia (dire-vrai) est-elle possible entre les humains ? Le Philoctète présente également une réfutation de l’argument socratique voulant que nul ne soit méchant volontairement en montrant Ulysse qui incite Néoptolème à être injuste envers le protagoniste. Ainsi, ici, la souffrance ne garantit plus l’accès au sens du monde, et le langage, outil de la raison par excellence, s’avère trompeur et inconstant. Ce décentrement de l’ordre divin chez Sophocle réoriente notre regard vers la responsabilité humaine qui, devant l’instabilité fondamentale du monde, doit trouver une manière d’assumer son destin. À ce sujet, Nussbaum écrit dans La connaissance de l’amour :

[…] celui qui perçoit et improvise moralement est doublement responsable : responsabilité à l’égard des différents engagements et des structures durables qui constituent son contexte ; et responsable tout particulièrement parce que ses engagements

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sont renoués à nouveau frais à chaque instant dans une confrontation active et intelligente avec sa propre histoire et les exigences du moment.211

Ainsi, l’homme tragique se porte en quelque sorte « garant » du monde. Il est le lieu où les engagements entre l’humain et le monde sont sans cesse noués et renoués.

En outre, avec Euripide, nous avons en quelque sorte accès à la grande découverte de la psychologie humaine. De fait, sa poésie délaisse de plus en plus le divin pour se rabattre sur le sol ordinaire du monde humain. Dans des pièces comme Médée ou Hécube, la raison semble laisser place à l’irrationnel, aux doutes et aux espoirs. L’action des dieux, prenant souvent la forme dans cet univers d’un deus ex machina, sert plutôt à concilier les nouveautés qu’Euripide apporte aux mythes avec leurs versions plus classiques, qu’à signifier une réelle présence divine. Laissant de côté des considérations épiques ou héroïques, l’art d’Euripide est résolument plus « moderne » et plus réaliste. Il s’intéresse aux figures de moindre importance comme les serviteurs, les diminués et les femmes. « Ambitions inquiètes, bavarde gloriole, ce n’est que vanité. Le plus heureux est celui qui arrive au soir sans dommage. »212

Ainsi, comme pour tous les autres tragiques, la souffrance est le lot de la condition humaine. Toutefois, pour Euripide, celle-ci n’est nullement juste ou porteuse de sens : elle incarne simplement l’impuissance de tous. Dans la pièce Iphigénie en Tauride, le poète écrit : « Dans le monde des dieux tout va à tort et à travers, aussi bien que parmi les hommes »213. Suivant

la pensée de Jacqueline de Romilly214, l’absurde prend ainsi, dans l’art euripidien, la place

du hasard sophocléen ou de la justice divine eschyléenne. Non seulement le monde n’est plus ordonné de manière juste et il demeure imprévisible, mais une donnée s’ajoute : il se trouve maintenant aller à l’encontre de la logique. Selon son étymologie, l’« absurde » signifie ce qui est « dissonant » par essence, c’est-à-dire ce qui résiste à toute unification dans la pensée ou au décret de toute loi rationnelle. La notion d’absurde, qui naît dans la période tragique tardive, pourra peut-être nous permettre de faire un saut vers le monde contemporain.

211 CA, p. 146. Nous soulignons. Nous retrouvons l’idée de vision ou perception englobante nécessaire à la vie

morale.

212 Euripide, Hécube, v. 625-628.

213 Euripide, Iphigénie en Tauride, v. 572-573.

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En outre, hormis le rapport au divin, la tragédie est initialement un genre très marqué par l’empreinte du politique. Présentées lors de fêtes religieuses, les œuvres des poètes tragiques représentaient un effort politique centré sur la vie en commun, sur l’articulation de la relation entre l’humain et le social. Elles servaient à renforcer la vision d’un groupe comme communauté et avaient pour but son éducation. Selon Jacqueline de Romilly, la littérature du début du Ve siècle avait une visée essentiellement politique et son auditoire cible était surtout un public athénien. Bien que le statut du politique soit plus nuancé dans la poésie sophocléenne ou euripidienne, cette dimension publique de la tragédie demeure vraie.215 Elle vise à former de bons citoyens.216 Nussbaum écrit :

Avant que Platon ne vienne à occuper le devant de la scène, ce sont les poètes (et en particulier les poètes tragiques) que les Athéniens considéraient comme les professeurs et penseurs de la morale essentiels pour la Grèce ; c’est d’abord à eux que la cité adressait, à juste titre, ses questions sur la manière de vivre. Assister à un spectacle tragique n’était pas aller se distraire […]. C’était au contraire prendre part à un processus collectif d’examen, de réflexion, et d’émotions sur les fins personnelles et civiles les plus importantes.217

En outre, selon l’auteure, la forme amenée du questionnement éthique dans les pièces tragiques permettrait de se pencher sur la possibilité de l’éducation du citoyen par l’expérience tragique. Suivant cette proposition, les chants du chœur auraient pour but de montrer et d’induire en nous un processus de réflexion et de connaissance de soi et du monde. Les « profondeurs du particulier » explorées dans les pièces, qui prennent la forme d’actions, de péripéties et d’interprétations, permettraient d’élargir l’horizon imaginatif, le champ des possibles du spectateur. Il est intéressant de noter que, pour l’auteure, l’« âme », chez Sophocle par exemple, renvoie au concept héraclitéen de psuchè : une araignée au centre de sa toile.218 C’est une image qu’il est pertinent de garder en tête. Par exemple, dans son

lyrisme, le chœur de l’Antigone nous exhorte à la complexification des rapports humains et de la compréhension des lois, et le texte reste en lui-même inépuisable, à l’image du conflit

215 Jacqueline De Romilly, Précis de littérature grecque, pp. 65-112.

216 Nous employons ici le terme dans un sens qui rejoint celui que lui donne Pierre Hadot. 217 CA, p. 33. Sensiblement le même propos est tenu dans CA, p. 151.

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moral. « À cette vue me voilà moi-même emporté loin des lois, je ne puis retenir mes larmes de couler, je vois Antigone qui s’avance vers la couche du sommeil suprême. »219

Suivant notre interprétation, il va sans dire que l’enseignement de la tragédie ne peut donc être épuisé par la réflexion philosophique, car il pointe vers une complexification du réel et renvoie directement au jugement moral en situation.220 Selon Romano, le tragique est

« hyperrationnel », car l’intelligence n’y trouve aucun contenu auquel se raccrocher ; il est gros de toute l’ambiguïté du monde et des limites de notre compréhension face à lui et à nous-mêmes. Il tourne notre regard vers le « clair-obscur des idéaux humains ».221 Pour

expliquer cette éducation du regard, Suzanne Said affirme : « Comme la peinture, elle [la tragédie] aiguise la perception et facilite la récognition. »222 De plus, la puissance du message

tragique est d’autant plus décuplée lorsqu’on se remémore le fait que les paroles du chœur sont destinées à être chantées : c’est au moyen d’une expérimentation physique que le citoyen athénien intègre les leçons de la tragédie. Dans la Fragilité, nous pouvons lire :

[Les choreutes] suggèrent que le spectacle de la tragédie est lui-même un mystère ordonné, ambitieux et consentant, une guérison sans remède, dont l’harmonie même (quand nous y réagissons en commun) n’est pas la simplification, mais la tension entre des formes de beauté distinctes et séparées.223

C’est donc une version complexifiée du vivre-ensemble à laquelle la tragédie éduque. La question qui reste en suspens ici est : cette conception de l’expérience tragique comme proprement politique et éducative trouve-t-elle sa place dans le monde contemporain ? Comme nous avons vu au chapitre précédent, Nussbaum présente dans Poetic Justice une version de la justice publique comme augmentée par l’expérience poétique. Selon elle, la formation morale du citoyen qui, en Grèce antique, trouvait son apothéose dans les représentations des pièces tragiques durant les Grandes Dionysies, devrait désormais se transmettre, dans le monde contemporain, par une culture littéraire inculquée dès l’enfance.

219 Sophocle, Antigone, 801-805. Nous soulignons. 220 Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, p. 281. 221 Claude Romano, Phénoménologie de Faulkner, p. 280.

222 Suzanne Said, Histoire de la littérature grecque, p. 241. L’argumentaire de Nussbaum dans CA va en ce

sens.

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La fonction éducative et politique de l’art demeure donc pour notre auteure quelque chose de désirable au XXIe siècle.

Ainsi, selon notre lecture des tragédies antiques et notre analyse, ce que révèle l’expérience tragique, c’est la condition spécifiquement humaine de l’être humilié que nous pourrions définir comme anthropologie tragique. Dans les termes de Shakespeare, l’humain est le « fou de la fortune (fortune’s fool) »224. Il est broyé par des forces qui l’excèdent et qui

ne laissent qu’une petite place à son pouvoir d’agir et son autonomie. La subjectivité tragique est une subjectivité qui connaît les limites de son action et de sa compréhension du monde et dans le monde. La posture tragique, c’est la posture de celui qui est jusqu’à un certain point « dépossédé de lui-même » et qui, dans cette dépossession, saisit la fragilité de sa condition et de son action : il saisit son humanité. C’est tout à fait en ce sens que nous pouvons comprendre l’hamartia comme le moment dans la tragédie où le personnage accède à la pleine humanité par la découverte de sa finitude. Dans l’Agamemnon d’Eschyle, le poète écrit :

Il [Zeus] a guidé vers la raison les hommes en leur posant pour règle de s’instruire à leurs dépens. Dans le sommeil l’affreux regret, goutte à goutte sur le cœur, nous apporte malgré nous la sagesse, une grâce brutale de ces déités qui rament dans la barque sainte.225

Nous pouvons donc comprendre le phénomène tragique comme une expérience particulière du monde. Ainsi, ce ne serait pas seulement le conflit des valeurs, comme le pense Scheler, par exemple, qui ferait la spécificité de la tragédie, mais aussi la constatation des limites de l’être humain : ce serait le moment où un personnage, ou une personne, accède à sa pleine humanité par la découverte inéluctable de sa finitude. Le tragique, c’est donc le vertige, l’effroi, qui prend l’humain face à lui-même ; face à sa condition. « Qu’il est de merveilles [et de monstruosités] ! mais rien qui soit plus merveilleux [et monstrueux] que l’homme. »226

Pour faire avancer notre réflexion, nous nous intéresserons désormais à l’hypothèse suivante : ce qui pourrait se trouver à différencier une tragédie contemporaine de la tragédie antique serait un recul total de l’ordre divin — recul que nous avons déjà commencé à observer chez Sophocle et Euripide. Cela voudrait dire que, désormais, nous pourrions tenter

224 William Shakespeare, Roméo et Juliette, acte III, scène 1, v. 127. 225 Eschyle, Agamemnon, v. 176-183.

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de penser le phénomène tragique comme le lieu de l’ambiguïté, de l’ambivalence et de l’absurde, en laissant de côté son caractère religieux dans les tragédies grecques.