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L’imagination perceptuelle et le « voir comme »

Chapitre 3 : L’imagination morale comme ouverture au tragique

3.2. Le caractère moral de l’imagination

3.2.1. L’imagination perceptuelle et le « voir comme »

Qu’est-ce qu’imaginer ? Dans ses écrits, Nussbaum insiste sur le fait que la

phantasia aristotélicienne est un pouvoir de « se concentrer sur le réel plutôt que de créer

l’irréel »342. Aristote lui-même, dans son Parva Naturalia, affirme que le premier rôle de

l’imagination est de percevoir les sensibles communs.343 Ainsi, il s’agirait d’une sorte de

conscience cognitive qui nous permettrait d’imaginer la situation telle qu’elle est réellement : l’imagination engendrerait en nous une plus grande capacité d’attention au concret des particuliers. C’est aussi en ce sens que vont les analyses littéraires nussbaumiennes.344 L’imagination perceptuelle, ou l’acuité de l’attention avec laquelle nous

appréhendons le monde et les choses du monde, est orientée vers l’idée de vertu chez notre auteure. Plutôt que d’être associée à la rêverie, l’imagination est comprise comme faculté de discernement, de sélection active des donnés de l’expérience vécue. Bernhard Waldenfels, dans son article « L’attention suscitée et dirigée », indique :

C’est à Aristote qu’il revient d’avoir remarqué que dans le champ du raisonnement pratique, le « que » (hoti) précède le « parce que » (dihoti) (Aristote, Éthique à

Nicomaque, I, 1). Si bien que la possibilité de décider quel argument joue et quel principe

doit être appliqué dépend de la définition de la situation. En outre, il faut prendre en considération le rôle de la chance (tuchè), qui peut contrecarrer nos desseins.345

Dans La connaissance de l’amour, Nussbaum écrit que la sagesse pratique de l’imagination permet de relier entre eux les particuliers, sans faire abstraction de leurs particularités.346

Dans les mots de Henry James, qu’elle cite, il s’agirait d’atteindre « une conscience aiguë et pleinement responsable »347. Dans ce contexte, la moralité pourrait se comprendre comme

un « type particulier de vision ou de réaction au particulier, une capacité que nous recherchons et apprécions chez nos grands romanciers, dont la valeur pour nous est avant tout pratique et jamais éloignée de nos questions sur la manière dont il convient de vivre »348.

Plus encore, l’imagination serait la faculté qui rendrait possible cette « conscience aiguë »

342 CA, p. 121.

343 Aristote, Parva Naturalia, De Insomniis 428b 18-30, cf. Fleury, Métaphysique de l’imagination, p. 19. 344 Voir sections 2.3.1 et 2.3.2.

345 Bernhard Waldenfels, « L’attention suscitée et dirigée », Alter, vol. 18 (2010), p 34. Nous soulignons. 346 CA, p. 122.

347 Henry James, La princesse Casamassima, t. I, p. 169, cf CA, p. 131. 348 CA, p. 132.

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du réel. Autrement dit, une bonne conduite nécessiterait une bonne description du réel et l’imagination serait en ce sens condition de la moralité. Pour boire le verre d’eau et ainsi étancher ma soif, donc poser le geste adéquat au contexte, je dois voir le verre d’eau comme source désaltérante. Il en est de même pour l’agir éthique. En psychologie morale, nous pourrions dire que les caractéristiques du particulier doivent apparaître comme « saillantes » pour l’agent moral.349

Prenons l’exemple de Néoptolème, dans le Philoctète de Sophocle. À l’époque de la Guerre de Troie, Philoctète était un grand guerrier doté d’une arme redoutable que lui avait offerte Héraclès lui-même. Or, un jour, ce grand guerrier à l’arme puissante fût à son tour blessé et sa plaie, morsure de serpent, prit une allure immonde et se mit à lui causer des accès de douleur intense qui inquiétaient les autres soldats de l’armée. Ainsi, sur la décision d’Ulysse, on le laissa seul avec sa souffrance sur l’île de Lemnos pour aller continuer la guerre sans lui. La tragédie de Sophocle commence une dizaine d’années après cet événement, lorsque Ulysse apprend qu’il ne pourra pas gagner la guerre sans ladite arme de Philoctète. Il s’embarque donc dans une aventure pour essayer de la récupérer ; avec lui, le jeune Néoptolème, à qui il sera confié la mission de déjouer la méfiance de l’ancien guerrier. Cependant, alors que les autres combattants n’éprouvent que du dégoût devant la douleur de ce dernier, le chœur chante :

LE CHŒUR : (Strophe 2) Vraiment j’en ai pitié. Personne ne prend soin de lui. Il ne voit aucun compagnon. Le malheureux est toujours seul. Son mal est un mal sauvage. Au moindre besoin qui survienne il est tout hors de lui. Comment, comment le malheureux résiste-t-il ? Ah ! les efforts humains, ah ! la malheureuse race dont le sort est démesuré ! (Antistrophe 2) Il n’est sans doute au-dessous d’aucune des plus anciennes maisons et le voilà privé de tout dans la vie et à l’écart de tous. Il n’a pour compagnie que des bêtes tachetées ou velues et il souffre, il crie sa faim cruelle, ses soucis intolérables. Et au loin l’écho répond sans répit à sa plainte amère.350

349 « […] ce que j’appelle un observateur moral concret […] est particulièrement bon pour percevoir d’emblée

les traits subtils d’une situation ‘en temps réel’ et apte à saisir les besoins, les désirs et les motivations des autres. Un tel observateur mobilise souvent le ‘savoir-faire’ [know-how] incorporé plutôt qu’une analyse cognitive de haut niveau afin de déterminer la saillance morale d’une situation. » (Peggy Desautels, « Psychology of Moral Perceivers », Midwest Studies in Philosophy, p. 275)

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Selon Nussbaum, ici, le chœur imagine l’homme, qu’il ne connaît pas, et ainsi effectue le même travail d’imagination qu’est appelé à faire l’audience.351 Néoptolème répond :

NÉOPTOLÈME : Rien de tout cela m’étonne. Ces souffrances, si je comprends bien, sont voulues des dieux, elles viennent de la cruelle Chrysa. Ce qu’à présent il endure, sans personne pour prendre soin de lui, ne se peut que par une intention divine de peur qu’il tende trop tôt contre Troie sa divine arme invincible, avant qu’arrive le temps prédit où Troie doit tomber sous ses coups.352

Dans sa réponse, Néoptolème applique simplement à sa réflexion morale quelques principes généraux qui lui ont été dictés par Ulysse. Mais le chœur l’exhorte à plus :

LE CHŒUR : (Strophe 3) Tais-toi, fils. NÉOPTOLÈME : Qu’y a-t-il ?

LE CHŒUR : J’entends un bruit comme celui d’un homme qui peine. Est-ce de ce côté- ci ? de ce côté-là ? Vraiment me frappe, me frappe le pas de quelqu’un qui a du mal à marcher. Je perçois au loin une voix sourde d’homme épuisé. J’y distingue une plainte. (Antistrophe 3) Attention, fils…353

Au fil de la pièce, nous pourrons voir que Néoptolème apprend à voir l’homme qui est devant lui en tant qu’homme souffrant, en tant qu’ami, dans tous ses particuliers concrets, et ne le subsume alors plus sous l’idée générale qu’il en avait au départ, c’est à dire le guerrier détenant la « divine arme invincible ». Tiraillé par l’irréconciliable dilemme entre ses devoirs de guerrier, faire gagner son armée, et ses devoirs d’homme, la compassion devant le malheur d’autrui, il a la force d’imaginer le geste éthique qui convient de poser en concordance avec la personne qu’il souhaite devenir. Ce changement de regard débute au moment de la pièce où Philoctète lui raconte son histoire et se confirme suite à un des accès de douleur du malade. Ainsi, en l’occurrence, imaginer, c’est être en mesure de voir en rendant justice au réel, mais cela peut également être de voir les choses autrement, autrement que les constructions de sens ou les principes généraux qui obstruent notre vie morale ; nous pourrions dire, de voir réellement. Il faut « réapprendre à voir »354 ou, en termes

aristotéliciens, développer notre faculté de discernement ; c’est-à-dire, notre imagination.

351 UT, p. 304.

352 Sophocle, Philoctète, v. 190-199. 353 Sophocle, Philoctète, v. 200-210.

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Nous ne pouvons pas changer l’objet que nous voyons, mais nous pouvons toujours changer notre regard sur celui-ci.

Ce qui s’ajoute de l’extérieur prend la saveur et la couleur de la constitution interne, de la même manière que les accoutrements nous échauffent non avec leur chaleur, mais avec la nôtre qu’ils sont aptes à conserver et à entretenir ; si l’on en abritait un corps froid, on en tirerait le même service pour le froid ; ainsi se conservent la neige et la glace. […] Les choses ne sont pas tellement douloureuses ni difficiles par elles-mêmes, mais c’est notre faiblesse et notre lâcheté qui les rendent telles. Pour juger de celles qui sont grandes et hautes, il faut une âme qui soit de même ; autrement, nous leur attribuons le défaut qui est le nôtre. Un aviron semble courbe dans l’eau. Ce qui importe, ce n’est pas seulement qu’on

voie la chose, mais c’est de quelle façon il faut la voir.355

Il s’agirait donc « d’imaginer davantage pour mieux vouloir »356. Pour Wittgenstein, cela

consisterait à changer de jeu de langage. Notre jugement sur l’objet serait modifié par le changement de paradigme, le changement de regard ; ainsi, c’est notre regard qui se modifie, et non pas le monde. Dans les mots de Cora Diamond, commentatrice du philosophe autrichien :

[G]râce au travail de l’attention aux particuliers, qui ouvre la possibilité de l’improvisation

et de l’« exercice de l’imagination créatrice », l’agent moral se découvre capable de

transformer les situations qu’il croyait nécessaires en une véritable aventure de la

personnalité : « Les possibilités ne se trouvent pas à la surface des choses. Voir les

possibilités dans les choses est l’affaire d’une sorte de transformation dans la perception qu’on en a ».357

Le « voir comme » wittgensteinien, ou la manière dont les choses nous apparaissent, est donc l’activité proprement philosophique, qui rend possible de voir « autre chose », de « voir autrement ». En outre, l’imagination, entendue comme « voir comme », est morale en tant que tel, car c’est l’action imaginative elle-même que l’on peut qualifier de morale. L’acte imaginant crée une modification existentielle dans la personne qui regarde ; le sujet imaginant modifie le monde dans lequel il évolue en modifiant sa perspective sur celui-ci. Pour le dire autrement, l’imagination est à la fois condition de la moralité, puisqu’elle la rend possible, elle est ouverture à, et à la fois geste moral, elle est effectuation de. Ainsi, le contrepoint imaginatif est une prise de position dans le monde qui s’inscrit comme résistance

355 Montaigne, Les Essais, « Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous

en avons », pp. 83-34. Nous soulignons.

356 Jean-Philippe Pierron, « Imaginer plus pour agir mieux. L’imagination en morale chez Carol Gilligan,

Martha Nussbaum et Paul Ricoeur », Les ateliers de l'éthique, 10(3), p. 116.

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à la violence de la simplification du réel. Cela nous mène à la deuxième fonction de l’imagination mise en lumière dans la théorie aristotélicienne : l’imagination délibérative.