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Chapitre 2 : Définition du phénomène tragique

2.1. Les tragiques grecs

2.1.1. Le conflit interne chez Eschyle

Par la contrainte physique ou même par suite d’une sorte d’ignorance se creuse parfois un fossé entre intention et action dans la vie humaine. Or, chez le tragique Eschyle, la situation du conflit tragique semble être la radicalisation extrême d’une telle conjecture : la faute morale n’est commise ni par contrainte physique extérieure, ni par inculture, mais bel et bien en connaissance de cause. En un sens, nous verrons qu’elle est choisie. En effet, les pièces qui nous ont été transmises par la tradition ayant été écrites par ce poète semblent montrer une fascination pour ce genre de situation où deux ordres de rationalité, théoriquement louables, s’avèrent contradictoires en pratique. Eschyle, considéré comme « le plus religieux » des tragiques153, reprend ici une idée que la piété grecque connaît très bien

et, jusqu’à un certain point, sanctionne : l’idée selon laquelle, dans le polythéisme grec, il peut être difficile de plaire à tous les dieux en même temps. Nous pouvons penser à l’exemple d’Io, jeune vierge dont Zeus s’amouracha et qui, finalement, succomba à son charme, s’attirant par ce fait le courroux de l’épouse légitime du dieu, Héra. Cette dernière la condamna à une vie d’errance tourmentée, jusqu’à ce que Prométhée lui vienne en aide en éclairant sa fuite d’une prophétie qui la libéra de la vengeresse.154 Nous voyons clairement

que le personnage de Io est, dans ce texte, à la merci de plusieurs piétés irréconciliables : il n’est pas la même chose de plaire à Zeus que de plaire à Héra.

Nonobstant, Eschyle délaisse parfois ce lieu plus traditionnel de la pensée, l’affrontement de dieux, pour rejoindre le sol du conflit moral à l’échelle humaine. Sensiblement la même idée est exploitée, mais sous un autre aspect. Suivant en ce sens Suzanne Said, nous pourrions dire qu’il s’agit de deux côtés d’une même médaille : la faute en tant qu’échec envoyé par les dieux, comme dans l’exemple de Io, aussi comprise comme l’atè homérique, représenterait la dimension surnaturelle, et la faute dont la responsabilité incombe à l’humain, l’hamartia, que nous avons déjà vue chez Aristote, en serait la

153 De Romilly, Précis de littérature grecque, pp. 65-75. 154 Eschyle, Prométhée enchaîné, pp. 211-223.

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dimension humaine.155 Non seulement le héros se trouve à nouveau pris entre deux sortes de

« piétés », ou « valeurs » incommensurables, mais il se découvre également comme éminemment responsable de son choix : les deux avenues sont valables, mais aucune des solutions possibles au conflit ne pourrait le libérer de sa culpabilité.156 En outre, les conflits

pratiques peuvent surgir même si la décision est évidente in extenso. D’aucuns ont critiqué Eschyle sur ce point, l’accusant d’illogisme ou de défaut de systématisation de la pensée. Par exemple, selon M. Gargarin :

[Chez Eschyle] Une dikè (revendication de justice ou de droit) peut être, et souvent est, directement mise en question par une dikè opposée et, dans de tels cas il n’est pas nécessaire qu’une seule des deux soit la vraie (ou « juste ») dikè […] Cette coexistence plutôt illogique (pour notre manière de penser) entre des dikai solides et opposées à l’intérieur d’un processus global de dikè ne devrait pas être identifié avec notre concept moral de justice […] Si nous mettons sur le même plan dikè et justice morale, nous serons forcément amenés à attribuer à la première un caractère plus systématique que celui qu’elle possède en réalité.157

Nous pourrions placer Kant, notamment l’Introduction à la métaphysique des mœurs, sous les partisans de cette critique, pour qui deux règles qui s’opposent ne peuvent être nécessaires en même temps. Pour le philosophe allemand, l’obligation l’emporte sur le sentiment intuitif. Or, cette proposition implique une certaine « commensurabilité » des biens moraux inspirée de la science du raisonnement pratique platonicienne. Le fait de pouvoir « mesurer » nous ferait passer d’un ordre qualitatif à un ordre quantitatif et, ainsi, modifie la nature même du « bien moral ».158 Nous croyons, de concert avec la philosophe américaine, qu’il s’agit plutôt

de la force même du poète que d’être capable de mettre en scène nos intuitions pratiques

telles qu’elles s’imposent à nous dans la vie morale, c’est-à-dire de montrer leur caractère

irréconciliable et inéluctable. C’est le sens que prendra notre analyse de deux conflits pratiques tirés de l’Orestie et des Sept contre Thèbes.159

155 Suzanne Said, La faute tragique, p. 118. 156 FB, p. 31.

157 M. Gargarin, Aeschylean Drama, 1976, p. 13. 158 FB, pp. 107-148.

159 Dans le cas particulier du « conflit moral », un grand nombre de philosophes venant de traditions variées est

prêt à soutenir l’incommensurabilité des « biens moraux ». Nussbaum fait référence, par exemple, au jeune homme décrit par Sartre dans L’existentialisme est un humanisme, qui doit choisir entre participer à la Résistance et prendre soin de sa mère malade. FB, p. 36.

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Dans la seule trilogie intacte qui nous est parvenue de l’œuvre d’Eschyle, l’Orestie, un grand malheur frappe les troupes achéennes en guerre contre Troie. La pièce, reprenant sa thématique d’Homère, met en scène Agamemnon, fils d’Atrée, roi d’Argos et de Mycènes, frère de Ménélas, roi de Sparte et mari de la belle Hélène, enlevée par les Troyens, et chef de l’expédition. Dès les premiers vers, l’Achéen est mis devant l’imminence d’une décision douloureuse : il doit choisir entre ses devoirs en tant que père, la protection de la vie de sa fille Iphigénie, choisie comme celle qui doit être sacrifiée aux dieux afin de permettre la réussite de l’entreprise, et ses devoirs de chef de cité, la survie de ses hommes, dont les nefs sont retenues par un dieu malveillant.

AGAMEMNON : Lourde fatalité que de ne pas obéir ! et lourd aussi si j’attente à l’enfant, parure de ma maison, si je souille au flot d’une vierge égorgée mes mains de père sur l’autel. Quel choix, là, n’est un mal ? Mais comment déserter la flotte en trahissant mes frères d’armes ? Ce sacrifice qui apaise le vent, ce sang virginal, il faut d’une ardente ardeur le désirer. Faste soit-il !160

Placés devant ce dilemme, nous pouvons voir que l’Agamemnon d’Eschyle a une conduite blâmable, car une fois sa décision prise, il tue une enfant sans ressentir l’angoisse liée au meurtre.161 « Faste soit-il ! » Il fait tuer sa propre fille et l’égorge sur l’autel « comme une

chèvre »162.

LE CHŒUR : En son âme le vent tourna, impie, impur, sacrilège, résolu dès lors à toute audace. Une misérable démence, source de peines, enhardit, de vils conseils, les vivants. Il osa se faire l’immolateur de sa fille, pour cette guerre en rançon d’une femme, pour prémices au départ des nefs.163

Néanmoins, rappelons-nous que, d’après l’histoire, il s’agit de la seule manière de sauver son armée. Selon le chœur, il s’agit effectivement d’un sacrifice nécessaire ; ce qui ne supprime toutefois pas son aspect condamnable. Le roi est finalement tué par Clytemnestre, son épouse,

160 Eschyle, Agamemnon, 205-217.

161 Il est important de garder en tête la complémentarité du divin et du moral chez Eschyle. Le meurtre

d’Iphigénie est une faute morale, mais aussi un sacrilège.

162 « Qu’elle priât, qu’elle appelât son père ni son âge virginal, les chefs épris de guerre n’en tinrent pas compte.

Le père, après la prière, fait signe aux aides qu’elle soit comme une chèvre soulevée sur l’autel, elle qui s’enveloppe de son voile, se courbe à terre de toute son âme, et il étouffe d’un bâillon, sur les belles lèvres de cette bouche, les mots imprécatoires contre sa maison, brutalement, par la muette violence de la bride. » (Eschyle, Agamemnon, 228-238)

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pour venger le meurtre d’Iphigénie.164 Lors de cet acte, la reine s’avère surtout être

l’instrument de la justice divine s’abattant sur les hommes prenant racine dans les horreurs de la guerre de Troie.165 Cela dit, dans le monde humain de la pièce, la faute du roi s’avère

tout de même être de n’avoir pas su tenir ensemble les deux biens moraux : la vie de sa fille et la survie de son armée. Son regard n’a pas su rester englobant ; il est devenu simplificateur. Un acte, qui aurait pu être vu comme le moins pire des deux crimes, est devenu « pieux et juste ».166 Agamemnon voit désormais le monde uniquement par les yeux d’un commandant,

et non plus ceux d’un père et d’un commandant. Sa faute ne réside donc pas dans le choix, mais dans l’oubli de la teneur tragique de sa décision. Or, cette dimension de l’expérience semble être valorisée comme le point de vue proprement humain.

Plaçons le personnage d’Agamemnon en parallèle avec celui de son fils, Oreste, dans la deuxième partie de la trilogie sophocléenne, Les choéphores. Le cœur de l’action se résume ainsi : ce dernier, caché loin d’Argos depuis l’assassinat de son père par sa mère, revient enfin pour venger ce crime et, ainsi, commettre le matricide. Toutefois, même une fois l’action accomplie, Oreste demeure déchiré. Eschyle écrit :

ORESTE : […] Maintenant je me loue et je me lamente. En proclamant parricide ce tissu, je pleure l’acte et sa punition et toute ma race ; je ne retiens de cette victoire inenviable que ma souillure.

LE CORYPHÉE : Aucun mortel ne traverse intact sa vie sans payer, ayaï, ayaï ! une peine maintenant, une autre ensuite.167

La posture d’Oreste est celle de la personne qui sait tenir ensemble l’intenable : l’amour envers sa mère et la vengeance due à son père. C’est dans cet interstice que peut fleurir la souffrance ; mais c’est aussi dans cette béance que se révèle toute son humanité.

Dans les Sept contre Thèbes, autre pièce écrite par Eschyle, nous pouvons observer ceci à nouveau frais. Étéocle, fils d’Œdipe et roi de Thèbes, subit l’invasion d’une armée

164 Il est intéressant de noter qu’il s’agit d’un ajout d’Eschyle à la légende tirée de l’Odyssée, dans laquelle elle

était, au plus, complice du meurtre d’Agamemnon perpétré par Égisthe. S’en suit tout le dilemme moral s’abattant sur son personnage. Cela nous permet de penser qu’Eschyle met en question « les problèmes de la condition de la femme et de ses droits ». Voir Raphaël Dreyfus, Tragiques grecs. Eschycle, Sophocle, « Introduction à l’Orestie », p. 241.

165 De Romilly, Précis de littérature grecque, p. 69. 166 FB, p. 42.

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menée par son frère, Polynice. Après avoir guidé son armée dans l’affrontement en faisant preuve d’une vertu inébranlable, il doit, en dernière instance, combattre son frère en duel. Justement, sa première réaction est de déplorer la malédiction qui s’abat sur sa famille ; malédiction lancée par leur père, Œdipe, pour avoir tenté de le tromper. Puis, passant d’un registre familial à un registre militaire, il tire un trait sur sa qualité de « frère » et se pose comme le seul guerrier pouvant faire face à l’envahisseur. Le chœur tente alors de lui rappeler leur parenté, mais rien n’y fait : Étéocle ne voit désormais Polynice que comme un ennemi. Il clame : « […] j’irai contre lui, moi ; qui d’autre en a mieux le droit ? roi contre roi et frère contre frère, je serai l’ennemi de l’ennemi. Allons ! mes jambarts contre la lance et les pierres ! vite ! »168 Ce changement de paradigme, glissement que nous pouvons observer dans

la citation qui précède, l’amène à vouloir le fratricide, « vite ! ». Le chœur lui répond : « Il te mord donc au vif et t’excite si fort, le désir de cueillir l’âcre fruit homicide d’un sang interdit ? »169 Contrairement à Agamemnon, l’incertitude demeure à savoir s’il a fait le bon

choix ou non en combattant son frère et en marchant directement vers la mort. Néanmoins, « ce que nous ressentons très nettement, avec les femmes du chœur, c’est, comme dans le cas d’Agamemnon, la perversité des réactions de son imagination et de son émotion devant un grave dilemme pratique. »170 Il oublie le lien du sang171 :

CHANT ALTERNÉ, A : Ioh, ioh ! insensés, toujours sourds aux amis, toujours prêts aux malheurs ! Vous avez pris de force, ah ! misérables, la maison paternelle.

LE CHŒUR : Oui, misérables ils ont cherché la misérable mort pour souiller leur maison.

B : Ioh, ioh ! destructeurs de votre propre maison, quelle royauté saumâtre vous avez connue ! Et vous voilà conciliés par le fer.172

Pour conclure cette première section sur la tragédie grecque, nous voyons déjà dans les textes eschyléens se profiler à l’horizon la part de l’imagination dans la réflexion éthique. Dans la résolution d’un dilemme, « il faudrait imaginer les deux côtés […] en essayant consciencieusement de voir les caractéristiques nombreuses et importantes du cas, de la façon la plus vraie et la plus claire possible »173. Peut-être ce regard clairvoyant de l’imagination

168 Eschyle, Les Sept contre Thèbes, v. 675-676. 169 Eschyle, Les Sept contre Thèbes, v. 692-694. 170 FB, p. 46.

171 Pour une analyse de cet oubli en lien avec son éducation, voir FB, pp. 47-48. 172 Eschyle, Les Sept contre Thèbes, 874-883.

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pourrait-il nous mener à l’indécision, mais il est important de retenir ici que cette indécision ne doit pas être perçue comme une vertu, ni le choix comme une faute.174 Pour la philosophe

américaine, il s’agit bien du contraire. Dans le domaine éthique, nous devons choisir et agir. Cependant, l’action doit impérativement être accompagnée de l’émotion juste. Par exemple, les gestes d’Agamemnon et d’Étéocle auraient dû être accompagnés d’une grande souffrance, et non d’un « désir de cueillir l’âcre fruit d’un sang interdit », résultat de la cohabitation de la liberté et de la nécessité, car « souffrir est la reconnaissance appropriée de ce qu’est la vie, dans ces cas-là. »175 Nous sommes ici très près de la conception aristotélicienne de la vertu,

pour qui le plaisir juste est signe d’une vertu juste : avoir le sentiment approprié, en posant le geste approprié, dans le contexte approprié. Finalement, nous pouvons constater qu’Eschyle ne propose pas de solution au problème de l’humanité, mais nous ouvre plutôt les yeux à sa richesse et sa complexité.

Ainsi ces poèmes nous ramènent-ils aux « apparences » complexes du choix pratique vécu, et les préservent-ils. Nous pensions déjà que cela pourrait être un résultat probable de la contribution de la littérature à l’éthique. Mais en rester là c’est sous-estimer la complexité des problèmes tragiques. […] Comme toutes les œuvres qui explorent vraiment les « apparences » humaines, ces tragédies nous montrent, à côté de la « vision tragique », l’origine de la négation de cette vision.176

La négation de la vision tragique est donc en germe dans la tragédie elle-même. Encore plus, c’est ce qui est en soi la tragédie ici, c’est-à-dire la sortie du tragique. Tâchons de poursuivre, en maintenant ces nuances, notre analyse des grands tragiques grecs.