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Chapitre 2 : Définition du phénomène tragique

2.1. Les tragiques grecs

2.1.2. L’aveuglement chez Sophocle

Une autre pierre de touche tragique est de nous obliger à réfléchir sur la relation de l’humain à la valeur, et d’en dévoiler les implications morales. Avec Nussbaum, tournons notre regard vers l’Antigone de Sophocle. Cette pièce, reprise à foison par poètes et metteurs en scène, classiques et modernes, thématise plus que toute autre pièce tragique le processus délibératif, le raisonnement, la connaissance et la vision. De fait, « [la pièce] commence par la question “Sais-tu ?” […] Elle s’achève en affirmant que la sagesse pratique (to phronein)

174 FB, p. 51. 175 FB, p. 54.

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est la partie la plus importante de la vie humaine bonne (eudaimonia). »177 L’intrigue de cette

tragédie met en scène Créon et sa nièce, Antigone, au moment du choix des sépultures d’Étéocle et de Polynice, respectivement neveux et frères. La thèse nussbaumienne est la suivante : dans cette œuvre, les deux protagonistes font preuve de visions du monde simplifiées et, par le fait même, étonnamment stables. En effet, lors du décès de ces deux membres de sa famille, le roi Créon décide de ne pas accorder les hommages dus aux morts à celui qui a agi en ennemi de la cité, en traître. De son côté, Antigone croit qu’une telle décision est inacceptable et impie : Polynice n’est pas un étranger, mais un proche parent pour tous deux. Notons que la tension interne à tout choix moral semble évacuée de leurs réflexions. Ainsi, la contradiction tragique apparaît non pas comme un conflit interne, mais bien dans la relation entre deux personnages, deux conceptions de la vie bonne ou de la valeur. Selon Jacqueline de Romilly, célèbre commentatrice de la littérature grecque, cette différence avec Eschyle s’expliquerait par l’assouplissement des moyens littéraires, le dialogue l’emportant sur le lyrisme, et le gain en indépendance des individus de la société athénienne. Au lieu de voir des conflits internes de caractère, on voit désormais de plus en plus des idéaux personnifiés se poser comme contrastes.178

Dans la pièce de Sophocle, le bon et le mauvais, agathon et kagon, se comprennent pour Créon uniquement en fonction de la prospérité de la cité179 ; en découle une idée de la

justice extrêmement restreinte. « Voilà ma pensée. Je n’honorerai jamais les mauvais à la place des justes ; mais ceux qui sont dévoués à l’État, je les honorerai, qu’ils soient vivants ou morts. »180 Nous pouvons voir que le roi ordonne le monde relativement à un bien plus

grand que tous les autres biens. Dans une analyse du Mythe de Protagoras, Nussbaum présente cette stratégie de structuration du monde qu’elle nomme « doctrine de l’unité des vertus ». Elle reprend pour ce faire une réponse de Socrate (470-399 av. J.-C.), contemporain de Sophocle (499-405 av. J.-C.), qui suggère à Protagoras (490-420 av. J.-C.) une solution efficace pour libérer les humains de la tuchè. D’après le maître, il s’agirait de voir la

177 FB, p. 62.

178 Jacqueline De Romilly, Précis de littérature grecque, p. 92. Voir aussi De Romilly, Émerveillements. Réflexions sur la Grèce antique, « Patience, mon cœur! », pp. 1169-1185.

179 FB, p. 67.

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délibération comme une sorte de science. Cette science serait celle de la mesure et permettrait d’évacuer les conflits graves entre les valeurs morales. Socrate s’en justifie ainsi : « le besoin de la mesure [c’est-à-dire l’importance de sauver les hommes de l’emprise de la fortune] motive la recherche d’une mesure acceptable »181. Cette nouvelle mesure permettrait ensuite

de poser la commensurabilité des autres valeurs en fonction de celle-ci. Il y a donc passage d’un ordre qualitatif (incommensurable) à un ordre quantitatif (commensurable) : une valeur a de la valeur uniquement en fonction d’une valeur maîtresse. Autrement dit, il est possible de déterminer le « niveau de valeur » en calculant l’effet d’un bien en le rapportant à un plus grand bien. Dans le cas de Créon, ce bien est le bon fonctionnement de la cité. À ce sujet, Paul Ricoeur écrit : « N’est “bien” que ce qui sert la cité, “mal” que ce qui lui nuit ; n’est “juste” que le bon citoyen et la justice ne régit que l’art de gouverner et d’être gouverné. »182

Ainsi, cette science du raisonnement restructure notre rapport à la valeur et notre attachement au particulier, qui se voit corollairement conditionné en tout par une mesure unique.183 Par

conséquent, il n’existe plus de véritable hétérogénéité ou de pluralité des valeurs184, car

« [ê]tre hétérogène, cela implique être séparé de et être délimité contre quelque chose. Cela, à son tour, entraîne la possibilité de l’opposition et — pour l’agent qui est concerné par les deux — du conflit. »185 Voici pourquoi nous pouvons qualifier la vision du monde de Créon

comme inhumainement simplifiée. Nussbaum écrit : « Si une part de notre humanité réside dans notre vulnérabilité à l’égard de certaines souffrances, la tâche de soigner la souffrance peut impliquer qu’on mette fin à notre humanité. »186 Dans cette situation, la pleine humanité

pour le roi aurait été de reconnaître l’incommensurabilité de valeurs telles que, entre autres, la famille et la cité. C’est cette leçon qu’il commence à entrevoir, vers la fin de la pièce, alors qu’il est déjà trop tard.187 Le poète écrit :

CRÉON : Ioh ! la déraison d’une raison obstinée à de mortelles erreurs. Oh ! voyez, meurtriers et victimes sont de même race. Ohoo ! la folie de mes décisions ! Ioh ! mon

181 FB, p. 134.

182 Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, p. 284.

183 Le parallèle est ici impossible à ignorer avec les mots de Lénine : « J’appelle action morale toute action utile

au parti, immorale toute action qui lui est nuisible. » Voir Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, p. 30.

184 Sur la critique de la technè platonicienne, voir FB, pp. 131-146. 185 FB, p. 82.

186 FB, p. 146

187 Il est intéressant de noter aussi que c’est Hémon, fils de Créon et amoureux d’Antigone, qui apparaît dans la

pièce comme le personnage animé par erôs. Notre réflexion va dans ce sens : la raison calculatrice comme empêchement au rapport amoureux incarné. Voir FB, p. 77.

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enfant, tu es mort, tu t’en es allé, Ayaï, ayaï ! Précocement d’une mort précoce, par ma folie, non par la tienne.188

Le suicide de sa femme, Eurydice, dont le nom réfère à une idée indiquant la « vaste-justice », cèle le message du poète.189

Bien que notre sympathie coule plus directement vers le personnage d’Antigone190,

nous pouvons, suivant la pensée nussbaumienne, lui apporter une remarque similaire. « Elle trace, en imagination, un cercle autour des membres de sa famille : ce qui est à l’intérieur […] est une personne amie et aimée ; ce qui est à l’extérieur, c’est ce qui n’appartient pas à la famille et qui, par conséquent, dans tout conflit avec elle, est ennemi. »191 En l’occurrence,

le plus grand des biens est la famille et le reste du monde se trouve modulé par cette unique mesure. À l’écouter, nous ne pourrions même pas entrevoir le combat mené dans les Sept

contre Thèbes, ni le péril quelconque que la cité aurait pu encourir. Dans sa bouche, le terme

d’« ami » (philos) ou d’« ennemi » (ekhthros) lui-même réfère uniquement à une philia familiale.192 Le lien de parenté se voit doté de la forme d’une obligation. L’amour d’Antigone

pour ses frères est, en quelque sorte, désincarné ; c’est un lien rationnel et non une affiliation qu’elle ressent dans son sang et dans sa chair mêmes ; seule l’émotion sentie, au sens fort du terme, aurait pu être garante d’une réelle vertu d’amour. Ce qu’elle possède est une connaissance intellectuelle d’une piété familiale ; ce qui lui manque, c’est une réelle compréhension qui viendrait du plus profond de son être. Ce dont il retourne, ici, est de l’âme tout entière.193

ISMÈNE : Et comment aimer la vie si je ne t’ai plus ? ANTIGONE : Demande à Créon, toi qui te soucies de lui. ISMÈNE : Pourquoi me blesses-tu sans profit pour toi ? […] ANTIGONE : Tu as choisi de vivre et moi, de mourir.194

188 Sophocle, Antigone, 1261-9. 189 FB, p. 75.

190 Selon Nussbaum, Antigone fait preuve d’une plus grande compréhension du monde qui l’entoure. Elle agit

selon une croyance partagée, et non selon une loi de la cité. Elle démontre une « vulnérabilité dans la vertu » et « [e]lle meurt sans avoir rien désavoué ; elle reste toujours déchirée par un conflit ». Voir FB, pp. 80-81.

191 FB, p. 77.

192 Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, p. 285.

193 Il s’agit ici d’une distinction faite par Nussbaum au sujet de la différence entre l’akrasia dans la conception

platonicienne et la conception aristotélicienne. Voir CA, pp. 124-128. Nous reprenons ici cette idée à notre compte.

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Dans ces vers, nous pouvons voir toute l’insensibilité de la protagoniste face à sa sœur, nous pouvons comprendre qu’elle est déjà entièrement tournée vers la mort, les morts, et que sa loyauté ne se rattache qu’à eux. « En falsifiant leurs croyances sur la valeur et la nature des personnes, ce sont les passions humaines elles-mêmes que les deux protagonistes ont, semble-t-il, falsifiées ou restructurées. »195 Plutôt que de voir la valeur dans le monde de la

vie, dans Ismène et Hémon, Antigone place ce qui est hors de ce monde comme bien premier. L’amour filial ou érotique n’est plus, en ce sens, une possibilité pour la protagoniste. L’objet intentionnel, ou le « bien apparent »196, n’est donc pas correctement imaginé ; la vision

d’Antigone est incomplète, insuffisante.

En poussant un peu plus loin l’analyse nussbaumienne, ce que nous pouvons retenir d’Antigone, c’est l’aveuglement des personnages devant une valeur maîtresse ; aveuglement toutefois que l’on pourrait qualifier de proprement caractéristique de la condition humaine. Selon Raphaël Dreyfus, « l’impossibilité de connaître, […] n’est pas invoquée comme une excuse, mais présentée comme la malédiction existentielle de la condition humaine. »197 Ce

qui frappe chez Sophocle, déjà, c’est la distanciation qui s’opère entre ce que les personnages croient et ce qui est, de fait. Ce qui prend forme dans ses tragédies est, en quelque sorte, une critique de la raison humaine et de sa capacité à connaître ainsi que la sanction d’une certaine part de contingence dans l’action humaine. Dans une des répliques du chœur des

Trachiniennes, nous pouvons lire : « […], mais toujours peine et joies tournent comme la

route circulaire de l’Ourse. Ni la nuit diaprée, ni la misère, ni les richesses ne sont durables pour les humains ; elles s’en vont tout d’un coup : à un autre d’en jouir, puis d’en être privé. »198 La grandeur de l’homme Sophocléen est donc sa capacité à endurer l’insoutenable

de sa condition, dans l’aveuglement comme dans le dévoilement de sa responsabilité. « Voici : en voulant le bien elle s’est égarée. »199