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Le principe de délibération non scientifique

Chapitre 1 : Prolégomènes à une pensée nussbaumienne

1.2. Fondements aristotéliciens

1.2.3. Le principe de délibération non scientifique

La sagesse pratique aristotélicienne (phronesis) se distingue volontiers de l’éthique platonicienne en ce sens qu’elle ne se veut ni une epistèmè (science), ni une technè (technique)78. D’après la définition donnée par Nussbaum, une technè doit être

universalisable, possible à enseigner, précise et d’intérêt pour l’explication. Nous pouvons penser à l’exemple de la médecine.79 Tandis que la sagesse platonicienne (sophia) est « à la

fois intellect et science, comme si la science portant sur les réalités les plus hautes avait une tête » (Éthique à Nicomaque VI, 13, 1141a18), la phronesis consiste en la vertu ou l’excellence de l’intellect pratique.80 Elle ne concerne donc pas le même domaine que la

76 FB, p. 351.

77 Goldstein, Vulnérabilité et autonomie dans la pensée de Martha C. Nussbaum, p. 34. Nous soulignons. 78 Nous considérons ici l’Éthique à Nicomaque; dans la Métaphysique, la Physique et les Topiques, la phronesis

pourrait être associée à la sophia platonicienne, cf. Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, pp. 7-8.

79 FB, p. 115.

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science théorétique, car elle s’inscrit éminemment dans la pratique. L’argument est le suivant : l’action humaine ne peut être pensée de la même manière et jugée avec les mêmes méthodes que les objets immuables, par exemple, les mathématiques. Ainsi, la sagesse pratique se découvre comme étant, telle la vérité, radicalement anthropocentrique. Pour Aristote, la conception d’une vie bonne varierait plutôt selon l’espèce, et les choses bonnes le seraient relativement à une forme de vie particulière. Ainsi, « si une valeur vaut seulement pour un contexte et pour une espèce […], cela la disqualifie pour être une valeur intrinsèque ».81 Dans l’effectuation de la vertu de prudence, le principe de délibération non

scientifique (boúleusis) précède le choix réfléchi (prohairesis) qui entraîne l’action. Or, puisque les valeurs qui constituent une vie bonne sont incommensurables, contrairement aux vérités théorétiques, la perception des valeurs dans des cas spécifiques devient, dans le jugement moral, plus importante que ne le seraient, pour un autre modèle éthique, les règles générales d’existence ou les maximes. Choisir entre des valeurs, comme choisir entre la justice et l’amour, ne peut se faire dans l’absolu, mais à chaque fois, dans une situation précise. Un monde qui permettrait un commerce des valeurs, qui supposerait la commensurabilité des valeurs, nous apparaîtrait de fait comme appauvri, évincé de son humanité.82

Sous la plume de Nussbaum, les règles et les principes dans la philosophie aristotélicienne prennent la forme d’une sorte de jurisprudence inspirée du droit constitutionnel américain : elles peuvent servir de guide puisque des « bons juges » ont, avant nous, pris certaines décisions dans des contextes précis qui pourraient être comparables au contexte spécifique actuel. En ce sens, elles pourraient nous proposer des lignes directrices dans notre propre délibération. « [Les principes] sont normatifs seulement dans la mesure où ils transmettent […] la force normative de bonnes décisions concrètes de la personne sage, et parce que nous désirons pour différentes raisons être guidés par les choix de cette personne. »83 Cette manière de concevoir la place normative des règles permet d’éviter de

tomber dans une science du raisonnement pratique. Elle permet que « les caractéristiques

81 FB, p. 362.

82 Par exemple, une vision du monde capitaliste. 83 FB, p. 369.

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contingentes du cas en question prévalent, en dernière instance, sur le principe »84. Ainsi, la

règle doit répondre à la réalité, et la réalité à la règle, tout comme la méthode répond à l’objet étudié, et l’objet étudié à la méthode. Cela nous demande d’être attentif au monde, aux apparences, et requiert une grande capacité d’improvisation. Ainsi dans le domaine éthique, il n’y a pas de fondement solide sur lequel nous pouvons reposer autre que le bon jugement, et ce qui est précieux, par définition, ce qui a de la valeur, peut, à tout moment, disparaître, puisqu’il ne réside pas dans un principe universel autosuffisant. De plus, le jugement en matière éthique « dépend de, ou se trouve “dans”, quelque chose qu’[Aristote] appelle “perception” (aisthèsis), une faculté de discrimination qui a pour objet d’appréhender les particuliers concrets plutôt que les universaux ».85 Ainsi, sans référer à la phénoménologie

husserlienne qui se veut une description des structures transcendantales de la conscience, mais plutôt en suivant une ligne de pensée plus ouverte dans la tradition phénoménologique, nous pourrions voir dans la méthode aristotélicienne telle que décrite par Nussbaum une forte teneur phénoménologique. Une analyse plus poussée de cette question excède toutefois notre propos actuel.

Suivant l’interprétation nussbaumienne, nous pouvons affirmer avec le philosophe grec que les principes s’avèrent inefficaces pour rendre justice aux particuliers concrets qui sont, inéluctablement, le matériau même de la vie morale. Le bon juge se trouve à être celui qui sait allier flexibilité et capacité de réponse concrète.86 En cela nous pouvons nous remémorer

l’exemple que donne le Stagirite pour penser la notion de « flexibilité ». Selon cet exemple, suivre en tout temps des principes généraux consisterait, pour l’architecte, à utiliser une règle de métal droite pour mesurer les courbes d’une colonne. Le bon architecte, lui, saurait employer un métal flexible qui « épouse les contours de la pierre et n’est pas rigide » (II37b30-2). La personne prudente devrait pouvoir accueillir le nouveau, qui est par nature indéfini (aoristos), et manifester une capacité de réaction et d’imagination lui permettant, dans les mots de Thucydide, d’« improviser ce qui est exigé » (Thuc. I, 138). Néanmoins, les règles possèdent une utilité claire : elles servent de guides dans le développement moral. Nous pouvons les considérer comme des « morales provisoires ». En cela, elles sont

84 FB, p. 369. 85 FB, p. 370. 86 FB, p. 371.

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nécessaires. Or, tel que mentionné à de nombreuses reprises par notre auteure, ce qui rend essentiellement possible la sagesse pratique est « une longue expérience de la vie ».87 Ainsi,

l’expérience, que nous pourrions rapprocher de l’éducation, entendue dans un sens large, nous incline vers certaines valeurs morales et une certaine conception de la vie bonne qui se concrétise comme une progression vers ces valeurs. Les valeurs morales sont donc constitutives de ce que la personne devient ; l’inverse est également vrai. « Aristote souligne que le caractère de la personne et les engagements envers des valeurs sont ce que la personne

est en elle-même et par elle-même. »88 Cette modulation du regard par les valeurs explique

ce qu’une personne verra lorsqu’une nouvelle situation dans lequel elle doit être « valeureuse » se présente.

En conclusion de cette section, nous pouvons ajouter que la philosophe américaine trouve en Aristote un allié considérable pour une réhabilitation de la donne affective dans le domaine de la raison. Non seulement il « va jusqu’à faire du plaisir le critère de l’acte vertueux »89, mais il lui accorde un rôle constructif dans le développement d’une inclination

morale. De fait, le désir est ce qui, en partie, sélectionne, ou discrimine, dans la perception des éléments fondamentaux d’une décision. Corollairement, la prohairesis s’appréhende comme étant essentiellement intellectuelle et passionnelle. Nussbaum emploie l’expression « délibération désirative » ou « désir délibératif ».90 En outre, la passion « juste » accompagne

toute action véritablement vertueuse, en transformant ce qui pourrait être vécu comme « contrôle de soi » ou « devoir » en geste d’amour.91 En ce sens et grâce, entre autres, à une

étude de l’incommensurabilité des biens humains, à une attention renouvelée au(x) particulier(s), à une réflexion profonde sur le jugement en contexte et à une réévaluation de la teneur « rationnelle » des émotions, nous pouvons conclure avec Nussbaum que, pour Aristote, le point focal de ce qui est moralement bon incorpore activité et réceptivité (passivité), autonomie et vulnérabilité. « Quant à l’excellence dans l’univers en général,

87 FB, p. 376. 88 FB, p. 377.

89 Pierre Pellegrin, Œuvres complètes d’Aristote, « Introduction à la philosophie pratique », p. 1971. 90 FB, p. 379.

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indépendamment des contextes de formes de vie spécifiques, nous ne pouvons, comme le dit bien Aristote, rien dire de précis. »92 Dans les mots de Aubenque :

A ce « savoir » humain, humain par ses limites, mais humain aussi par son attention à l’homme, la pensée grecque traditionnelle avait toujours reconnu une valeur morale […]. Mais cette idée que le savoir est moral non par son étendue, mais par ses limites, est présente dans le terme même de phronesis, ce vieux mot que Platon n’avait conservé qu’en le détournant de son sens. En lui redonnant son sens archaïque, Aristote fait revivre, peut-être involontairement, le vieux fonds de sagesse gnomique et tragique qui l’habite : dans phronesis continue de résonner l’appel à une « pensée humaine », ἀνθρώπινα φρονεῖν, en quoi se résumait la vieille sagesse grecque des limites.93