• Aucun résultat trouvé

4. FORME: Théoriser l'efficacité

4.1. Le discours en unités

4.1.2. Voir et entendre

Dans le premier chapitre, nous avons expliqué dans quelle mesure la forme d'un énoncé devait être comprise comme condition nécessaire à l'accomplissement de la parole efficace326. Il s'agit à présent de comprendre le sens qu'il nous faut attribuer à "forme" pour en faire un concept opératoire. Nous avons vu dès le début de ce travail que les prières usuelles qui nous ont été transmises, pour la plupart brèves et fondées sur des jeux phoniques327, se distinguent

de leurs correspondants poétiques chez Homère, chez Pindare ou au théâtre. Sans exclure la fonction rituelle que ces œuvres pouvaient elles-mêmes avoir, la question de la forme doit être rapportée à la particularité du discours en jeu, en sa qualité d'œuvre artistique, d'artefact discursif. Car c'est justement le statut du discours construit que les premiers théoriciens, en leur qualité de rhéteurs, vont interroger. Dans la première étude de La métaphore vive, Paul Ricoeur fait référence à ce temps originel où "la rhétorique fut cette technê qui rendit le discours conscient de lui-même et fit de la persuasion un but distinct à atteindre par le moyen

326 Voir point 1.3.2.

d'une stratégie spécifique"328.

Il s'agissait de répondre à la question originelle: "comment convaincre par le langage?" La taxinomie des parties de la rhétorique viendra plus tard. Mais dans notre perspective, on voit qu'une même question s'applique à la rhétorique et à la tragédie, considérées dans la perspective de la composition: à quel formalisme le poète s'astreint-il pour que l'on

reconnaisse les unités de son texte, que l'on ressente la force qui découle de leur arrangement?

La question de l'efficacité du langage se pose dans les deux cas. Il n'est pas étonnant dès lors de voir que le théâtre et la rhétorique ont partie liée. On sait qu'Eschine s'est produit sur scène, puisque Démosthène le lui reproche, et la tradition rapporte que ce dernier aurait pris des leçons chez un acteur329. Victor Bers a très bien mis en lumière les influences réciproques

entre les deux arts, mais en attirant notre attention sur le fait que "the attempt to establish the priority of one over another, to identify a rhetorical strategy in a play as imitating the oratory of real life or vice versa, is often vain indeed"330. Dans ce cas encore, il faut faire la part de la fictionnalité.

Cependant, la mise en parallèle de la rhétorique et du théâtre nous invite à réfléchir sur la nature des discours concernés, et sur l'importance de la forme dans les deux cas. Le contexte dans lequel se développent les deux arts ressortit encore largement à une tradition d'oralité. Il faut donc aller contre l'habitude que nous pourrions avoir de considérer le texte théâtral comme un texte écrit. Car lorsque nous parlons de forme, nous admettons assez naturellement que le terme se rapporte à quelque chose de visuel. Notre première reconnaissance d'un sonnet, par exemple, est visuelle, et la démarche est semblable lorsqu'il s'agit de différencier vers et prose. Cela parce que nous sommes accoutumés le plus souvent à découvrir un texte par la lecture individuelle331, par la mise en page moderne et par l'exploitation consciente que peuvent en faire les écrivains.

De fait, il y a dans la structure qu'offre le texte au regard une multitude d'informations sur son statut, sur sa visée, sur sa matière même: articles de journaux alignant les titres de différente grosseur, poésie économe ne comptant que quelques mots par pages, textes académiques

328 Ricoeur 1997 [1975], p. 14, dans le premier chapitre: "Entre rhétorique et poétique". Voir Guthrie 1977, p.

44, n. 4, sur les nombreuses technai écrites produites dans l'entourage des Sophistes.

329 Sur le rapport entre les pratiques des acteurs et celles des rhéteurs, voir Arnott 1989, pp. 51-56. 330 Bers 1994, p. 179.

331 Le cas de la chanson est un peu différent, et nous place dans un rapport au texte peut-être plus proche de celui

du public antique. A ce titre, la mise en page peut réserver des surprises. Pour prendre un exemple, La Javanaise de Serge Gainsbourg a été composée et est retranscrite en vers dissyllabiques partiellement rimés, ce qui ne se perçoit pas forcément à l'écoute. A l'inverse, l'auditoire antique "entendait" la structure métrique d'un chant.

saturés multipliant les notes en bas de page... Le calligramme, dont la pratique remonte au moins à l'époque hellénistique, est à l'extrême de cette logique. Et il est intéressant de noter que la portée illustrative des lettres, dans ce dernier cas, fonctionne à l'inverse de celle qui orne les vases grecs de l'époque archaïque. Dans ce cadre, l'écriture était au service de l'image, quand plus tard l'image sert à soutenir le sens du texte332.

Or, même si, de manière concurrente, à partir du 6ème siècle vraisemblablement, on inscrit les lois dans la pierre et l'on transcrit les poèmes par écrit, la destination première des œuvres poétiques est la récitation, que ce soit en public (comme pour les pièces de théâtre, les épopées) ou en privé (comme pour les poèmes élégiaques et iambiques, qui se récitent dans le cadre du symposion)333. Ce fait justifie que nous nous attachions à cerner dans la littérature

antique des formes distinctives à l'audition, où la métrique joue une part essentielle mais non point exclusive. Notre appréhension de la forme et des unités qu'elle détermine devra s'affranchir du principe de visibilité qui lui est attaché.

Mais c'est là qu'intervient un paradoxe: aussi loin que l'on remonte dans les analyses du langage, c'est-à-dire jusqu'aux Sophistes, puis à Platon et Aristote, l'impression se dégage que le texte possède une corporéité qui lui permet d'être appréhendé en termes visuels. Un principe synesthésique détermine la description du discours oral. Il prendra toute son ampleur dans la rhétorique future où un orateur sera apprécié pour sa manière de "colorier" son discours334.

Aussi, dans notre volonté de cerner des unités de composition dans le texte théâtral, devrons- nous nous référer aussi bien à la réalité des pratiques orales qu'à la tendance prépondérante qu'ont les auteurs, dans le domaine poétique et rhétorique, à transposer le processus d'énonciation et d'audition dans un système de métaphores visuelles. Nous prendrons conscience de ces deux principes à travers l'étude d'un passage de l'Eloge d'Hélène puis des deux traités d'Aristote. Avec Gorgias, nous tâcherons de comprendre dans la pratique à quoi correspond la donnée d'une unité auditive. Chez Aristote, nous observerons dans le détail les modalités et les enjeux de ce métalangage visuel.

332 Voir les illustrations au point 1.3.3.

333 Pour les liens entre banquet et poésie, voir Lissarague 1987, pp. 119-133; pour les différents contextes de

récitation, Gentili 1989.