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4. FORME: Théoriser l'efficacité

4.3. La Rhétorique d'Aristote: première approche systématique du langage

4.3.1. lexis rhétorique et lexis poétique

Comme nous l'avons dit plus haut, notre étude ne s'attachera qu'au troisième livre de la

Rhétorique. Toutes les citations sont empruntées à ce livre. Or, à ce moment du traité, le point

qui nous intéresse tient au fait qu'Aristote tente de définir la lexis, littéralement la "diction", propre au discours rhétorique. Or il le fait en contrepoint du discours poétique, et nous obtenons par ce biais des informations sur la nature de ce dernier –toujours dans l'optique du philosophe. Aristote annonce en effet dans les premières lignes du troisième livre qu’il s’occupera désormais de la lexis. Dans son projet, cette partie fait suite à celle qu’il consacre au choix des preuves de l’argumentation, la proairêsis, et précède celle qui décrit la taxis, l’arrangement du discours.

La lexis, dans la perspective d'Aristote, rend compte à la fois de l'énonciation, du choix des mots et de la composition du discours, c'est-à-dire de la manière d'ordonner les mots (où nous retrouverons nos unités). Christof Rapp355 parle de "sprachliche Form" ("forme langagière"). Mais nous nous en tiendrons à l'expression générale "façon de dire". Aristote définit lui-même la lexis dans le premier chapitre comme hôs dei eipein: comment il faut exprimer les choses356. Et la partie sur la lexis fait logiquement suite à la précédente, sur la proairêsis, car, dit-il (chap. 1, 1403b15-18)357:

355 Rapp 2002; voir notamment pp. 367-369 sur la question de la lexis dans la Rhétorique.

356 Dupont-Roc et Lallot 1980, dans la note relative au passage 1456b8-19 de la Poétique, pp. 307-311,

consacrent quelques pages instructives à l'emploi du terme lexis dans la Poétique et dans la Rhétorique, et mettent au jour le point de vue particulier qu'offre chacune des œuvres sur ce terme.

357 En référence à la Rhétorique, comme plus tard à la Poétique, nous donnons systématiquement le numéro du

oÈ går épÒxrh tÚ ¶xein ì de› l°gein, éll' énãgkh ka‹ taËta …w de› efipe›n, ka‹ sumbãlletai pollå prÚw tÚ fan∞nai poiÒn tina tÚn lÒgon.

Il ne suffit pas de savoir ce qu'il faut dire, il est encore nécessaire de savoir comment le dire, et cela contribue pour beaucoup à ce que le discours apparaisse tel ou tel.358

Il s’agit donc pour la personne qui compose un discours de lui conférer une forme particulière, ce qu'Aristote exprime par "apparaître tel ou tel" (phanênai poion tina). Ce terme introduit d'emblée une idée de visibilité du discours qui nous est familière et qui sera encore développée par la suite. Le discours doit revêtir une apparence, qui est un facteur important de la persuasion. Parallèlement, la façon de dire adéquate est celle qui conduira le plus efficacement un esprit à être persuadé. C'est un jugement qui s'inscrit dans une visée prescriptive. Aristote, en effet, dans la suite du traité, écarte peu à peu les variantes qui ne lui semblent pas soutenir le discours argumentatif propre à la discipline.

On peut d'ailleurs voir ce travail exécuté aux trois niveaux de la lexis que nous avons énumérés: l'énonciation, le choix de mots, leur ordonnance. Aristote emploie quelques lignes, toujours dans ce premier chapitre, pour évoquer la question de l'énonciation, qu'il évoque sous le titre d'hupokrisis ("le fait de délivrer un discours", "l'action" 1403b22). Il rattache à ce terme trois données (1403b31): le volume (megethos), l'intonation (harmonia), le rythme (rhuthmos). Or, tout en reconnaissant son importance fondamentale (dunamin men exei

megistên, 1403b21), Aristote déclare l'action "plutôt étrangère à la technique" (atechnoteron),

objet de son propos, et dépendant de la nature, phusis (1404a15). Pour cette raison, nous retrouverons la question traitée dans la Poétique.

Dans un deuxième temps, Aristote traite du choix des mots, l'axe paradigmatique en d'autres termes. Ce sont les différences lexicales, on le verra, qui le conduisent à séparer le discours (logos) de la poésie (poiêsis). Cependant, pour ce faire, Aristote observe en premier lieu leur point de rencontre. Et à ce niveau, il ébauche une théorie générale du langage (chap. 1, 1404a20-28):

≥rjanto m¢n oÔn kin∞sai tÚ pr«ton, Àsper p°fuken, ofl poihta¤: tå går ÙnÒmata mimÆmata §st¤n, Íp∞rjen d¢ ka‹ ≤ fvnØ pãntvn mimhtik≈taton t«n mor¤vn ≤m›n: diÚ ka‹ afl t°xnai

358 Les traductions de la Rhétorique s'inspirent de la traduction allemande de Rapp 2002 et empruntent parfois à

celle de Méderic Dufour et André Wartelle dans l'édition des Belles Lettres. Dans l'ensemble, elles visent à rester relativement littérales.

sun°sthsan ¥ te =acƒd¤a ka‹ ≤ ÍpokritikØ ka‹ êllai ge. §pe‹ d' ofl poihta¤, l°gontew eÈÆyh, diå tØn l°jin §dÒkoun por¤sasyai tØn dÒjan, diå toËto poihtikØ pr≈th §g°neto l°jiw, oÂon ≤ Gorg¤ou, ka‹ nËn ¶ti ofl pollo‹ t«n épaideÊtvn toÁw toioÊtouw o‡ontai dial°gesyai kãllista. toËto d' oÈk ¶stin, éll' •t°ra lÒgou ka‹ poiÆsevw l°jiw §st¤n.

Ceux qui ont donné l'impulsion en premier lieu, comme il est naturel, ce furent les poètes. De fait, les mots sont des imitations, et, parmi tous nos organes, la voix est le plus propre à l’imitation. C'est pourquoi ces types de techniques se constituèrent alors: la rhapsodie, le jeu des acteurs, et autres. Et comme les poètes, bien que disant des légèretés, semblaient atteindre à la gloire grâce à leur façon de le dire (lexis), la façon de dire fut d'abord poétique, comme celle de Gorgias; et aujourd'hui encore les gens incultes pensent pour la plupart que les orateurs de ce genre parlent de la plus belle manière. Mais cela n'est pas, et la façon de dire du discours est autre que celle de la poésie.

Une même notion préside donc à la formation du langage: la mimésis par la voix (phônê). Or les deux types de discours divergent dans leurs finalités, ce qui les différencie aussi dans leur "façon de dire". Ce point est développé au chapitre suivant, qui traite des qualités du style, où Aristote avance que l'une des vertus du discours (logos, sous-entendu "rhétorique"), c’est d’être clair (saphês): "Si le discours ne montre (dêloi) pas son objet, il ne remplira pas sa fonction" (chap. 2, 1404b2). C’est donc cette clarté qu’il lui faut rechercher en premier lieu. Le langage poétique, au contraire, cherche à créer l’étonnement (to thaumasion), source du plaisir (to hêdu, chap. 2, 1404b11). Deux conceptions s’opposent donc au premier abord, celle du discours rhétorique, qui rend son objet manifeste, et celle du discours poétique, qui présente son objet de manière à plaire à son auditoire. L'opposition est clairement marquée. Et Aristote ne la rapporte pas à la nature formelle de la poésie et de la prose, mais aux catégories de mots que l'une et l'autre emploient (chap. 1, 1404a29-40):

dhlo› d¢ tÚ sumba›non: oÈd¢ går ofl tåw tragƒd¤aw poioËntew ¶ti xr«ntai tÚn aÈtÚn trÒpon, éll' Àsper ka‹ §k t«n tetram°trvn efiw tÚ fiambe›on met°bhsan diå tÚ t“ lÒgƒ toËto t«n m°trvn ımoiÒtaton e‰nai t«n êllvn, oÏtv ka‹ t«n Ùnomãtvn éfe¤kasin ˜sa parå tØn diãlektÒn §stin, oÂw [d'] ofl pr«toi §kÒsmoun, ka‹ ¶ti nËn ofl tå •jãmetra poioËntew. diÚ gelo›on mime›syai toÊtouw o„ aÈto‹ oÈk°ti xr«ntai §ke¤nƒ t“ trÒpƒ, Àste fanerÚn ˜ti oÈx ëpanta ˜sa per‹ l°jevw ¶stin efipe›n ékribologht°on ≤m›n, éll' ˜sa per‹ toiaÊthw o·aw l°gomen. per‹ d' §ke¤nhw e‡rhtai §n to›w per‹ poihtik∞w.

L'histoire le montre: même les auteurs de tragédie n'emploient plus [la lexis] de la même manière, mais de même qu'ils sont passés des tétramètres trochaïques au trimètre iambique, parce qu'entre tous les mètres, c'est ce dernier qui se rapproche le plus du discours, ainsi ont-ils également

renoncé aux mots qui s'opposent au parler courant, grâces auxquels les premiers poètes enjolivaient, ce que font encore à présent les auteurs d'hexamètres. Aussi est-il ridicule d'imiter ceux qui eux-mêmes n'emploient plus cette manière. Par conséquent, il est évident que nous ne devons pas exposer en détail tout ce que l'on peut avancer sur la façon de dire, mais seulement ce qui a trait à celle dont nous parlons en particulier. Quant à l'autre, nous en avons traité dans notre Poétique.

Le philosophe soutenait plus haut que les discours des premiers rhéteurs, comme Gorgias, empruntaient leur façon de dire (lexis) à la poésie. Parallèlement, il observe ici que les auteurs tragiques de son temps tendent à employer une forme métrique qui la rapproche du discours (le trimètre iambique) et un lexique qui ne s'écarte plus du parler courant. On voit, dans ce rapprochement que peut faire Aristote, le pas franchi par les rhéteurs. La poésie n'est plus un langage à part, relevant des dieux ou même revêtant une puissance particulière, elle constitue une utilisation du langage parmi d'autres, que caractérise un certain kosmos, un "arrangement", un "enjolivement" (ekosmoun). Celui-ci tend même à l'inconvenance (aprepeia, chap. 3, 1406a32), lorsqu'il intervient dans le cadre rhétorique.

Les chapitres qui suivent, jusqu'au quatrième, traitent donc logiquement des composantes du discours et de leur fonction: nature des mots, homonymes, synonymes, pertinence des métaphores et des comparaisons. Tous ces éléments apparaissent aussi bien dans le registre poétique que rhétorique, mais sont, selon leur nature, plus appropriés à l'un ou à l'autre. Il se dessine donc, en négatif du discours rhétorique, une image du discours poétique comme discours embelli, voire précieux et pour cette raison pas clair.

Cette définition ne nous est évidemment que de peu d'utilité, dans la mesure où elle n'aborde pas la question des constructions stylistiques, troisième niveau de la lexis, qui nous occupe. En revanche, elle nous renseigne sur la manière de faire d'Aristote, qui définit peu à peu l'objet de sa recherche. Après avoir renvoyé aux soins de l'hupokritikê les questions relatives à l'énonciation du texte, il écarte de son champ d'analyse les énoncés qui manquent de "clarté". Peu importe en somme qu'ils soient en mètres (les anciens tétramètres trochaïques) ou non (la prose de Gorgias), c'est un type de lexique inapproprié qu'il définit de la sorte, et qu'il range sous l'appellation de poétique. Mais la question de la construction du discours n'entre pas dans cette dichotomie. Il nous faut faire un saut jusqu'au neuvième chapitre de la Rhétorique pour atteindre l'endroit où il est proprement question de l’articulation entre eux des mots et des unités supérieures de sens, comme la période. S'impose à cet endroit la troisième acception de la lexis, comme "façon de dire" relative à la construction de la phrase, soit à l'axe

syntagmatique.