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2. Parler et dire qu'on parle

2.2. Aspects pragmatiques de la poésie de Pindare

2.2.3. Métaphores de la performance en cours

Notre recherche a pour but de mettre au jour les liens entre geste et parole dans la poésie. Dans cette perspective, deux éléments se sont révélés essentiels dans notre première approche de Pindare: d'une part, les métaphores du mouvement, d'autre part, les verbes d'action assumés (chantés) par le sujet parlant. Tout notre intérêt repose sur la jonction de ces deux éléments. Dès lors qu'ils sont soutenus par de fréquents déictiques temporels et spatiaux marquant le hic et nunc de la performance, ils en viennent à assimiler la prestation du chœur à une activité qui se réalise comme un énoncé performatif, par le fait d'être énoncée, et ce quand bien même elle est métaphorique (le chœur ne "pose" pas effectivement des "colonnes d'or" dans O. 6, 1-4). En retour, le chœur inscrit ces images dans la réalité de la performance. S'opposant au temps du mythe, auquel chaque ode fait référence, le temps qui nous intéresse est donc celui du présent, de l'instantanéité. C'est celui où le chœur chante, danse probablement. Or, on a très tôt remarqué que les poèmes ne contenaient pas le type d'allusions à l'activité chorégraphique qui apparaissent régulièrement dans les poèmes d'Alcman. Lefkowitz utilise ce fait pour justifier la théorie selon laquelle le poète interprèterait lui-même les Epinicies. A l'inverse, notre perspective pourrait éclairer ce paradoxe. Elle implique en effet que le chœur assume l'identité du poète. Mais elle justifie par ailleurs le rôle des nombreuses métaphores que nous avons mentionnées: le chœur les intègrerait dans sa chorégraphie. Il vaut en tout cas la peine d'essayer de rapporter à l'entité d'un chœur énonciateur les actions métaphoriques exprimées par les verbes dans les parties non mythologiques. Un mode particulier d'efficacité de la parole s'y dessine.

Les débuts et fins des odes sont des parties privilégiées pour exprimer l'activité du chœur. Nünlist constate de même que Pindare "eine Tendenz zeigt, seine Lieder mit poetologischen Bildern beginnen und/oder enden zu lassen"211. Cependant, il justifie chichement ce fait, en arguant que les parties mythiques, à l'inverse, contiennent très peu de ces motifs. En vérité, si ces images servent à présenter le chœur, à l'ancrer dans son activité rituelle, elles en tirent plus de cohérence.

Nous nous convaincrons de la justesse de ce principe en observant deux passages encore, aux

images particulières et relativement développées: la 10ème puis la 6ème Pythique. La fin du premier de ces poèmes montre que les métaphores de mouvement peuvent être cumulées et ne se justifier que par le bonheur de la variation. La métaphore du navire sert à rendre compte de la dynamique de la récitation. Or, immédiatement après, Pindare compare la "perfection de ses hymnes" (aôtos humnôn, v. 53) à une abeille qui butine d'un mythe à l'autre. Ce qui frappe dans cette image, comme précédemment, c'est l'activité qu'elle attribue au poème lui-même. En devenant abeille, le poème devient également sujet (vv. 51-54):

k≈pan sxãson, taxÁ d' êgkuran ¶reison xyon¤ pr–raye, xoirãdow êlkar p°traw.

§gkvm¤vn går êvtow Ïmnvn

§p' êllot' êllon Àte m°lissa yÊnei lÒgon.

Retiens la rame, de la proue plante vite l'ancre dans le sol, notre protectrice contre l'écueil perfide! En effet la perfection de mes hymnes de louange saute comme une abeille d'un sujet à l'autre.

Il faut débrouiller les niveaux d'énonciation dans ce passage, qui révèle alors une intention particulière. D'abord, un impératif fuse: "Arrête la rame!", qui survient sans particule de liaison. Même si le référent devait être Pindare en instance de composition, l'action se produit au moment où elle est dite, d'autant plus qu'elle est marquée par un impératif aoriste, comme dans le second impératif ereison ("plante!"). Autant de verbes fortement imagés, et "représentables". Ici, c'est le temps de l'énonciateur qui compte, et ce dernier compare son activité à celle d'une traversée en bateau. Or il dit l'interrompre, et de fait, il réalise son geste, car cet endroit marque la fin de l'exemplum mythique; par conséquent il annonce aussi celui du chant.

Or, dans l'image qui suit, c'est le chant lui-même qui est décrit. L'image de l'abeille, des fleurs, s'oppose à la métaphore maritime. Il y a sur ce point une distinction entre les deux niveaux de l'activité poétique, celui de l'énonciateur et celui de l'auteur, qui justifie l'inadéquation des deux métaphores.

On pourrait aller plus loin dans l'analyse en observant le rôle explicatif du gar (v. 53), qui articule les deux métaphores comme deux perspectives, celle d'un narrateur emporté par son récit, qu'incarnerait le chœur, et celle d'un commentateur, au discours métalinguistique (le terme logos est autoréférentiel), qui serait Pindare. Plus qu'une personne définie, c'est donc un ensemble d'identités que recouvre le je choral, et qui lui permet d'exprimer à la fois la voix de

l'auteur et celle du chœur en tant qu'énonciateur, et encore celle de la communauté par un principe de délégation chorale. Dans les termes de Calame: "Tout se passe donc comme si, dans la combinaison des formes pronominales et des actions verbales qui les réalisent sur le plan discursif, le poète avait le pouvoir de déléguer l'autorité de sa voix d'abord au chorège, puis au groupe choral chantant et dansant les vers qu'il a composés."212 On retrouvera ces

positions énonciatives dans le chœur tragique.

La dernière strophe de la 10ème Pythique nous permet cependant de préciser les nuances évoquées. A la suite de la métaphore de l'abeille, le locuteur exprime le souhait (elpomai, v. 55) que sa voix se projette dans celle des Ephyréens –gens de la région213, soit aussi bien les choreutes en action que ceux qui reprendraient le chant à l'avenir– qui, dit-il, "répandront sur les rives du Pénée ma douce parole" (op'amphi Pêneion glukeian procheontôn eman). C'est la voix de Pindare qu'il faut entendre ici, cette voix perpétuée à laquelle le poème permet de résonner dans le temps et dans l'espace.

L'approche de la 6ème Pythique nous permettra de confirmer la pertinence d'une lecture qui prend en compte les différents niveaux de l'énonciation, et la superposition des voix du poète et de l'énonciateur. L'ode nous présente un chœur qui, comme nous l'avons vu plusieurs fois, s'anime dès le commencement de la récitation. On le voit ainsi "labourer", puis "s'avancer" vers le temple d'Apollon (vv. 1-4).

1 ÉAkoÊsat': ∑ går •lik≈pidow ÉAfrod¤taw êrouran µ Xar¤tvn

énapol¤zomen, ÙmfalÚn §ribrÒmou xyonÚw §w nãÛon prosoixÒmenoi.

Ecoutez! Car c'est le champ d'Aphrodite aux vives prunelles, le champ des Grâces que nous labourons, tout en marchant vers le temple nombril de la terre aux sourds grondements.

L'incise est percutante et nous place d'emblée dans un contexte de performance. C'est un appel immédiat à l'attention du public, tandis que l'identité du locuteur est reportée dans le nous sujet du verbe anapolizomen. Le gar qui suit l'impératif sert ici aussi à marquer la dimension réflexive, explicative, des paroles qui succèdent. De fait, nous avons à nouveau affaire à des termes autoréférentiels, et purement métaphoriques: le locuteur parle de "labourer" et de

212 Calame 2005, p. 20.

"marcher vers le temple" d'Apollon à Delphes, Delphes qui se trouve être le lieu de la victoire et de la performance.

Or, dans la perspective d'une performance, ces mouvement entrent en écho avec la prestation du chœur. Du moins ils transposent en gestes, des gestes assumés chorégraphiquement, l'activité poétique de Pindare. On voit dans ce exemple se confirmer l'hypothèse que la fonction et la portée de ces verbes de mouvement tient à déléguer au chœur la fonction de poète, assumée en gestes autant qu'en paroles. Cette interprétation coïncide avec le fait que l'énoncé, le poème chanté, est lui aussi transposé dans une métaphore (vv. 5-9, 14-18):

5 PuyiÒnikow ¶ny' Ùlb¤oisin ÉEmmen¤daiw potam¤& t' ÉAkrãganti ka‹ mån Jenokrãtei •to›mow Ïmnvn

yhsaurÚw §n poluxrÊsƒ ÉApollvn¤& tete¤xistai nãp&:

(...) fãei d¢ prÒsvpon §n kayar“ 15 patr‹ te“, YrasÊboule, koinãn te geneò

lÒgoisi ynat«n eÎdojon ërmati n¤kan

Krisa¤aiw §n‹ ptuxa›w épaggele›.

A Delphes, pour les Emménides fortunés, pour Agrigente sise auprès de son fleuve, pour Xénocrate enfin est prêt le trésor des hymnes, bâti dans l'opulente vallée d'Apollon

(…)

Sa façade est dans la lumière pure; l'illustre victoire, commune à ton père, Thrasybule, et à sa lignée, remportée à la course des quadriges, dans les vallons de Crisa, par les paroles des mortels elle l'annoncera.

Le "trésor des hymnes": le terme marque sans doute en premier lieu la richesse, la réserve des potentialités du chant. Slater le traduit par "treasure, store", et fait référence à deux passages où il désigne une fois un pouvoir de divination (O. 6, 65), l'autre le temple d'Apollon, à Delphes précisément (P. 11, 5)214. Dans le cas présent, le cadre delphique ne peut manquer d'évoquer le même trésor, "crypte des trépieds d'or" (chruseôn es aduton tripodôn thêsauron,

P. 11, 4-5). Aussi, la comparaison en vient tôt à matérialiser le terme sous la forme d'un

sanctuaire, de manière à décrire le poème comme bâtiment, comme dans de nombreuses

autres métaphores relevées chez Pindare par Nünlist215. Cependant, Auger note que dans cette occurrence, "comme le montre le parfait teteikhistai, le bâtiment est prêt quand le poème commence"216; il a été achevé plus tôt, ce qui le différencie du "palais magnifique" de la 6ème

Olympique. De fait, confirmant le sens concret du mot, le trésor est nanti d'une "facade", prosôpon, un terme qui intervient au début de l'ode (tout comme le "portique" dans O. 6, 3).

Celle-ci exécute à son tour une action, celle d'"annoncer" (apangelei). Le futur prend ici encore une valeur d'immédiateté: l'hommage à Thrasybule va suivre, et la strophe qui débute à cet endroit s'ouvre effectivement sur une interpellation, "toi" (su, v. 19).

Il vaut la peine de mettre au jour les implications contenues dans les images de ce passage. Nous y retrouvons les niveaux de l'énoncé et de l'énonciation. L'énonciation tient à ces métaphores, labourer et marcher, qui comprennent geste et mouvement. Rendus concrets par la chorégraphie, ils font de la prestation du chœur un cheminement vers Delphes. L'énoncé quant à lui est issu de ce "trésor des hymnes", il devient "façade dans la lumière pure" et "proclamation" grâce à la prestation du chœur. L'image complexe finit par conséquent par nous présenter le poème comme plus qu'un artefact. C'est un construit, certes, mais que la performance anime en lui prêtant une voix. Et il porte en lui le témoignage de ce phénomène, ce qui est aussi la manière de le rendre possible.

Tous ces exemples confirment l'importance d'une lecture prenant en compte la dimension spectaculaire des Epinicies. Il convient cependant de resserrer notre propos pour le rattacher à notre thèse principale. C'est en effet toujours de l'efficacité de la parole que nous parlons. Dans le cadre des odes pindariques, cette dimension est attachée à un modèle particulier, celui du chœur que le poète conduit à accomplir en la disant une action symbolique. Cette action consiste bien souvent en une transposition métaphorique de l'acte poétique, fondement de la "poetologische Bildersprache", dans les termes de Nünlist.

Mais il faut ajouter que l'investissement oral et chorégraphique du chœur s'inscrit en outre dans une action rituelle, et qu'elle permet au rite de s'accomplir, en définitive. Le cadre de la cérémonie conjugué à la formulation du poème crée les conditions nécessaires à l'efficacité de cette parole poétique: elle permet la réintégration du vainqueur dans la communauté, elle- même déléguée dans les membres du chœur217.

215 Nünlist 1998, pp. 103-107, dans le registre "Hausbau". Voir notamment Pind. fr. 194, 1-3, où le verbe teichizô

apparaît à l'impératif de la 1ère personne du pluriel, et déjà la 6ème Olympique et ses "colonnes d'or" (vv. 1-2),

notre premier exemple de Pindare (point 2.2.2).

216 Auger 1987, p. 43.

C'est bien là la tâche du poète des Epinicies. Absent de la performance, mais présent dans le

je à laquelle elle donne corps, ainsi que dans les rythmes et les termes qui fondent le texte, il

chorégraphie de la sorte le rituel effectué. Si cette affirmation devait trouver un écho dans le texte et dans la représentation tragiques, elle ouvrirait des perspectives fort intéressantes pour notre propos. Le travail d'une spécialiste comme Marie-Hélène Delavaud-Roux, philologue, danseuse et chorégraphe, s'appuie d'ailleurs sur ce principe: il lui permet de reconstruire une possible chorégraphie, autant à partir des éléments musicaux conservés que des termes et des rythmes employés218.

Pour nous convaincre de la pertinence de cette affirmation, nous nous proposons d'achever ce chapitre en observant quelques occurrences encore, attachées comme les précédentes au mouvement, mais qui relèvent d'un champ sémantique particulier, celui de l'activité physique, voire athlétique. Ces métaphores ont la particularité, parmi toutes les actions évoquées plus ou moins métaphoriquement, de mettre directement en jeu le corps du locuteur. Elles posent ainsi de manière éloquente la question du rapport entre parole et geste, une problématique que nous retrouverons bien sûr dans toute sa complexité dans le cadre dramatique. Il y a aussi lieu de croire que les références multiples que fait Pindare aux pratiques sportives, le plus souvent pour décrire son art, ont un statut particulier, en raison du rapport particulier qu'elles entretiennent avec le contexte festif.