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1. Force du langage en Grèce ancienne

1.2. Les Grecs sans magie

1.2.1. Perspectives indigènes

Quelques développements nous séparent encore du moment où nous aborderons les textes tragiques. Ainsi, l'éclairage apporté par la pragmatique du discours comme par les "performance studies" nous invite à reconsidérer les pratiques langagières des Grecs, et plus encore à réfléchir sur l'efficacité qui y est attachée. Austin et les théoriciens qui se sont inspirés de ses écrits ont mis en valeur les modalités selon lesquelles le langage agit sur son contexte naturel. Les trois dimensions locutoire, illocutoire et perlocutoire, soulignent ainsi: l'efficacité d'un énoncé à travers un acte phonatoire, l'action effectuée par le locuteur en parlant (promettre, ordonner, ou même affirmer), enfin les conséquences directes que cet énoncé peut avoir sur la réalité (faire pleurer, convaincre…).

Nous pourrions observer les pratiques langagières des Grecs, ritualisées ou non, dans cette perspective. Le problème est qu'elle ne rendrait pas compte de ce que représentaient pour les Grecs les faits de la "parole efficace". La terminologie développée par Austin doit être confrontée au fait que les Grecs attribuaient aux mots, aux sons, des effets d'ordre matériel; qu'ils les imaginaient pouvoir guérir, blesser, condamner. Il nous faut intégrer ces données dans notre recherche. Or, pour y parvenir, c'est-à-dire pour relier ces perspectives indigènes à l'analyse moderne, il nous faut faire un sort à l'idée de magie, qu'on invoque un peu vite pour justifier l'efficacité de la parole en Grèce ancienne: le titre de Mermoud trouve ainsi appui

dans le phantasme d'une parole-puissance antérieure à la parole-dialogue41, ou d'une parole- action antérieure à la parole-objet42. Un des premiers apports de la pragmatique est d'obliger à réfléchir sur les notions d' "irrationnel" ou de "magie", qu'on relègue dans les époques archaïques.

Une première constatation à faire, qui va dans ce sens, est que les termes d' "irrationnel" ou de "magie" n'ont pas de correspondants dans la période préclassique. De fait, la question de l'irrationalité des Grecs sert surtout de clef pour comprendre les rapports que nous entretenons avec l'Antiquité. Elle a pu être déniée au profit d'un culte révérencieux de la raison et de la pureté classique, aboutissant à la croyance auto-célébratoire, de la part de la société occidentale, en un "miracle grec"43. Elle a également pu être surévaluée, comme dans le

fameux ouvrage d'Eric R. Dodds, Les Grecs et l'irrationnel, qui, dans le projet de l'auteur, tente de faire tomber "l'immunité aux modes de pensée 'primitifs' "44 dont on pensait qu'avait

profité la Grèce ancienne. Dans un cas comme dans l'autre, la notion même d'irrationnel n'a pas été remise en cause. En tant que référence au surnaturel, à l'inexpliqué, elle ne correspond pourtant pas à un terme du lexique grec. Pour décrire les effets de la parole sur la réalité, les Grecs de l'époque archaïque usent de termes imagés, de métaphores très concrètes qui rendent compte de l'action en jeu.

Fait plus significatif encore, le terme "magie" non plus n'a pas de correspondant pour toute la période qui précède le 5ème siècle; il ne correspond à aucune réalité sociale. A partir du 5ème siècle, les perceptions changent. Fritz Graf peut parler, pour cette époque, d'un "changement de paradigme"45. De même, dans un ouvrage récent sur la magie et les magiciens de l'Antiquité, Matthew W. Dickie emploie l'entier de son premier chapitre à expliquer que c'est expressément dans le siècle de Périclès qu'il faut chercher "the formation and nature of the Greek concept of magic"46. Il formule ailleurs la conséquence de cette réalité: "It cannot safely be assumed that actions we would classify as magical seemed so to an Athenian of the fifth or fourth centuries BC."47

Par conséquent, une inadéquation de concept risquerait de nous faire classer sous le terme de

41 Detienne 1967, p. 80. 42 Desbordes 1989, p. 155.

43 L'opposition à cette idéologie a une lointaine origine mais elle doit régulièrement être réactivée. Elle voit le

jour avec le titre de Gernet Les Grecs sans miracle, qui prend le contre-pied d'une expression de Renan. Mais Marcel Detienne, par exemple, tient pour nécessaire de la réalimenter dans l'introduction de son récent ouvrage, Les Grecs et nous (Detienne 2005).

44 Dodds 1977 [1959], p. 8. 45 Graf 1994, p. 41.

46 C'est le titre du premier chapitre, pp. 18-46, que Dickie conclut en ces termes: "To sum up, by the latter part of

the fifth century BC magic was a distinctive category in the minds of men." (Dickie 2001, p. 46).

"magie" des pratiques que nous jugerions opposées à d'autres, plus orthodoxes, tenant de la religion48. Il convient au contraire de ne pas dissocier les pratiques langagières prétendument magiques de celles qui accompagnent la médecine, la poésie ou même la législation. C'est alors un panorama élargi qui s'offre à nos yeux, dont nous espérons mettre au jour la cohérence. Rappelons que l'approche ethnologique nous invite de même à ne pas dissocier les pratiques au sein d'une même communauté. Elle ouvre notamment la voie à une explication sociale et pragmatique des faits de la religion. La part du religieux ne constitue pas une dimension abstraite, séparée de la vie quotidienne. Vernant a tenté de résumer cette perspective dans des termes simples: "La religion tient aussi à des pratiques, des rituels qui accompagnent et ordonnent tous les gestes de l'existence. La religion, de ce fait, est partout, dans la façon de manger, d'entrer et sortir, de se réunir sur l'agora"49. Dans une société où

domine l'élément religieux, il n'y a pas de solution de continuité entre rationalité et irrationalité, entre religion et croyance. En témoigne, en Grèce ancienne, la perpétuation d'une éducation panhellénique qui passe par les leçons d'Homère et d'Hésiode. Platon y fait encore écho dans la République, lorsqu'il évoque les "admirateurs d'Homère qui disent que ce poète a été l'instituteur de la Grèce, et que pour l'administration et l'éducation des hommes il mérite qu'on le prenne et qu'on l'étudie"50.

Avec ces antécédents, nous sommes mieux préparé à interpréter les faits qui nous intéressent sans les rapporter à des procédés magiques ou à des croyances irrationnelles. La perspective indigène nous invite à prendre en compte le fait que les mots sont capables de modifier des éléments de la réalité, dans une gamme qui va d'un simple engagement vis-à-vis d'une personne ou d'un groupe (serment, malédiction) à une atteinte à l'intégrité physique. Mais il nous faut approfondir la simple appréhension selon laquelle, pour reprendre les termes employés par Rudhardt en introduction à son chapitre sur les rites parlés, "la parole est une puissance; les mots groupés en formule exercent une action sur les êtres et les choses"51. De cette constatation naissent des questions: par quelle vertu la parole devient-elle puissance? Quelle forme emprunte-t-elle pour agir? Enfin et surtout, comment les Grecs rendent-ils compte de cette puissance s'ils ne le font pas en termes de magie?

48 On trouvera dans l'introduction de Graf 1994 l'expression du même souci d'éviter une dichotomie non fondée

entre magie et religion. L'auteur souligne en retour l'importance d'une recherche fondée sur les emplois indigènes des termes désignant la magie.

49 Extrait d'un entretien accordé au magazine le Point, 21 juin 2001. 50 Rsp. 606e1-4, traduction de Chambry dans l'édition des Belles Lettres. 51 Rudhardt 1992 [1958], p. 177.