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3. RITE: langage rituel, langage théâtral

3.1. Parole et action dans les Choéphores d'Eschyle

3.2.3. L'invocation manquée du roi défunt

Au terme du récit, du muthos, Oreste invite enfin son père à se manifester, employant les mots qui lui faisaient défaut au début du kommos (vv. 315-317). Electre et le chœur accompagnent sa prière (vv. 456-460):

Or. s° toi l°gv, juggenoË, pãter, f¤loiw. [str. k Hl. §g∆ d' §pify°ggomai keklaum°na.

Xo. stãsiw d¢ pãgkoinow ëd' §pirroye›: êkouson §w fãow mol≈n,

460 jÁn d¢ genoË prÚw §xyroÊw.

Oreste: C'est à toi que je le dis, sois aux côtés, père, de ceux qui t'aiment. Electre: Je t'appelle aussi, toute en pleurs.

Chœur: Cette troupe appelle unanimement: exauce-la en venant à la lumière, sois à nos côtés contre les ennemis!

Dans cette dernière phase du kommos, plusieurs commentateurs304 ont souligné le suspense qui pouvait découler de l'invocation de ce type, surtout en référence à celle des Perses: le fantôme apparaîtra-t-il? Cette tension devait exister, bien qu'il soit difficile de définir le point culminant de l'invocation. Celle-ci s'étend en effet, par delà le kommos, jusqu'aux prières conjuguées d'Oreste et d'Electre, qui lui font suite (vv. 479-509) et comprennent elles aussi les éléments d'une invocation. Une question majeure se pose donc: pourquoi Eschyle ne fait-il pas apparaître Agamemnon comme il a fait apparaître Darius dans les Perses? Peut-être la réponse figure-t-elle dans le texte, qui nous indiquerait pourquoi la parole se révèle dans ce cas inefficace, alors qu'elle maintient son efficacité du point de vue dramatique.

Une chose est sûre en effet, c'est que la tension augmente à la fin de ce kommos, ce

qu'indiquent plusieurs données: le changement de rythme marqué au vers 423 (passage à un rythme où domine l'iambe), la conversion des lamentations en un dialogue à trois (où Oreste et Eelctre se répondent: jusque là, ils ne s'étaient pas adressés l'un à l'autre), enfin la fragmentation des strophe et antistrophe kk' et leur répartition entre les trois locuteurs. Dans cette fin du kommos (après le vers 423), nous voyons une succession de trois unités: l'unité de remembrance, évoquée plus haut (h y i i' h' y'), l'unité d'invocation, dont nous allons voir qu'elle est dédoublée (k k' l l'), enfin une unité conclusive de l'ensemble du kommos (anap5). Dans l'unité d'invocation, le suspense créé par l'apparition potentielle d'Agamemnon devait maintenir la tension finale. Il est possible d'ailleurs de lire toute l'unité k k' l l' en fonction de cette attente. On observe que le vers qui conclut les strophes k et k' constitue un appel formel à l'apparition d'Agamemnon. Dans la strophe k, donnée ci-dessus, l'appel s'achève sur l'impératif: "Exauce [cette troupe] en venant à la lumière, sois à nos côtés contre les ennemis!"

Un temps ponctuait sans doute cette demande. Mais rien ne se produit et le chant se poursuit. La strophe k' attribue une mise en garde à Oreste (sous la forme d'un énoncé au futur), une injonction à l'impératif à Electre, enfin au chœur un souhait au conditionnel (vv. 461-465):

Or. ÖArhw ÖArei jumbale›, D¤k& D¤ka. [ént. k. Hl. fi∆ yeo¤, kra¤net' §nd¤kvw <litãs>.

Xo. trÒmow m' Íf°rpei klÊousan eÈgmãtvn. tÚ mÒrsimon m°nei pãlai,

465 eÈxom°noiw d' ín ¶lyoi.

Oreste: Arès à Arès s'opposera; à la Justice, la Justice.

Electre: Iô, dieux, tranchez en toute justice pour nos supplications.

Chœur: Un tremblement s'insinue en moi à entendre vos supplications. Ce qui a été fixé par le destin attend depuis bien longtemps. A nos prières, il se rendra peut-être…

A ces supplications (le terme litas est restitué), qui se concluent sur le souhait que le destin "s'en vienne" (an elthoi), succède un nouvel échec. Mais l'attente attachée à ces vers est marquée tout particulièrement par les vers suivants. Elle justifie en effet la tournure particulière des deux strophes l et l', qui sont liées et reviennent toutes deux au chœur: la succession d'un cri de désespoir et d'une perspective nouvelle.

Œ pÒnow §ggenØw [str. l. ka‹ parãmousow êtaw

aflmatÒessa plagã. fi∆ dÊston' êferta kÆdh:

470 fi∆ duskatãpauston êlgow.

d≈masin ¶mmoton [ént. l. t«nd' êkow, oÈd' ép' êllvn

¶ktoyen, éll' ép' aÈt«n, di' »mån ¶rin aflmathrãn.

475 ye«n <t«n> katå gçw ˜d' Ïmnow.

Ah, misère invétérée de la lignée, et coup disharmonieux et sanglant du malheur! Iô, gémissantes et intolérables angoisses! Iô, interminable souffrance!

Le palais, un remède par suppuration le guérira de ces maux. Ce n'est point du dehors, c'est de lui-même qu'il viendra au prix d'une farouche et sanglante dispute. Des dieux souterrains ceci est le chant.

On le voit, la première strophe exprime tout d'abord un désarroi, figuré par une exclamation qui n'est plus une invocation (vv. 466-468), puis comprend des cris de lamentations (vv. 469- 470). Ils marquent l'achèvement d'un processus qui, dans les termes d'Alexiou, "build up the emotional tension gradually to a climax by increasing the frequency of cries"305. Il est tentant de lire dans le désarroi de la strophe l une réaction à l'échec de l'invocation, au fait qu'Agamemnon n'apparaîtra pas, et que la lignée d'Atrée est condamnée à la souffrance. L'antistrophe l', dans un deuxième temps, confirme cette interprétation, en ce qu'elle propose une issue nouvelle à cette "souffrance sans terme" (v. 470): le remède ne viendra pas de l'extérieur de la maison, mais de l'intérieur. Il faut faire suppurer la plaie, c'est-à-dire en extraire, par meurtre, les éléments infectés.

Or cette conclusion justifie par ailleurs qu'Agamemnon n'apparaisse pas! En termes de stratégie narrative, Eschyle renforce la solitude des enfants et leur obligation d'agir en ne leur accordant pas le soutien direct d'Agamemnon. Le sort de la maison repose sur eux. C'est une morale appropriée pour le kommos, et l'absence de terme de coordination entre les deux strophes tend à séparer leur contenu en lamentation puis conclusion. Enfin, une nouvelle autoréférence apparaît à la fin du chant, qui marque la fin formelle du kommos: "Des dieux souterrains, ceci est le chant (humnos)." (v. 475). En trois temps, le kommos atteint sa conclusion: paroxysme de la lamentation, considérations conclusives, terme autoréférentiel.

Le terme employé à cet effet est d'ailleurs intéressant car il tire l'ensemble de la production du côté du chant et du rituel. Il redéfinit le kommos en tant qu'objet poétique –opposé au malheur

paramousos, littéralement: "qui va contre les Muses" (v. 467)– et englobe à la fois les deux

dimensions de cet ensemble: fiction rituelle et composition artistique. D'ailleurs la partie lyrique s'achève sur ces mots.

Or, pour bien saisir les enjeux de cette ultime expression, il faut considérer encore les trois anapestes du chœur qui suivent. Ce sont des anapestes de transition, comme ceux qui ont introduit le kommos, introduits comme eux par alla. Ils comprennent une autre autoréférence, à nouveau accompagnée d'un déictique (vv. 476-478):

éllå klÊontew, mãkarew xyÒnioi, t∞sde kateux∞w p°mpet' érvgØn pais‹n profrÒnvw §p‹ n¤k˙.

Allons, bienheureux dieux chtoniens, exaucez cette prière en envoyant aux enfants, avec clémence, votre soutien pour la victoire.

Ces vers forment une nouvelle invocation, dans laquelle le chœur demande aux divinités infernales d'entendre (d'exaucer) "cette" prière, têsde kateuchês, et d'y apporter leur soutien. Une autre dynamique est mise en place, qui découle de la conclusion précédente. Le terme

kateuchê, "only here until Hellenistic Greek"306, exprime peut-être l'attitude différente que ce changement implique, en tant que prière "descendante", peut-être concrétisée par des coups frappés contre le sol307. De fait, "cette prière" se réfère à l'unité suivante, aux prières postérieures au kommos que prononceront sur la tombe les deux enfants, en iambes cette fois. Nous constatons à ce stade que le rite se transforme et prend une forme plus prosaïque. L'immense excroissance poétique du kommos s'achève sur une prière dialoguée, en dimètres iambiques, "in more explicit and less emotional fashion"308. Dans les vers 479 à 488, Oreste et

Electre supplient Agamemnon d'intervenir en usant d'arguments matériels, en des formules brèves renforcées par des anaphores et des répétitions. Rien de tout cela n'avait été avancé auparavant! Mais dans leurs premières adresses, les deux enfants font des promesses de festins et de libations en l'honneur du mort; dans les vers 489 à 499, ils lui rappellent les

306 Garvie 1986, p. 173.

307 Le motif apparaît parfois pour accompagner une prière aux morts, sans que l'on sache s'il correspond à une

pratique réelle, cf. Il. 9, 564, H. Ap. 333, Eur. Tr. 1305, El. 678.

outrages subis et l'invitent à faire justice; dans les derniers vers 500 à 509 enfin (dont la répartition n'est pas sûre), ils en appellent à la pitié du roi, pour qu'il se sauve lui-même avec sa descendance. Nous ne jugeons pas nécessaire de faire figurer le texte en entier. Il suffit de voir qu'il compte une abondance d'énoncés dont Vanderveken dirait qu'ils sont à usage directif ou engageant, en fonction de leurs modalités interrogatives ou impératives, et des promesses (voire des menaces) qu'ils contiennent: "Alors seraient instituées en ton honneur les agapes qu'il est de règle d'offrir aux morts. Sinon, point d'hommage pour toi dans les festins…", dit Oreste (vv. 483-485); "Et moi, entrée en possession de tout mon héritage, je t'apporterai (…) des libations le jour de mes noces", renchérit Electre (vv. 486-488)309.

Ainsi, tous ces énoncés ont une valeur pragmatique marquée, qui engagent leur locuteur et contraignent l'allocutaire à répondre. C'est ce que soulignait Ducrot, en tâchant d'identifier les effets perlocutoires des énoncés: "Comprendre, par exemple, l'énoncé de Viens! comme un ordre, c'est supposer qu'il attribue à son énonciation le pouvoir d'obliger à venir quelqu'un qui, avant elle, n'avait pas une telle obligation. Ou encore, interpréter un énoncé comme interrogatif c'est y lire que son énonciation oblige à donner une information à quelqu'un qui pouvait très bien, auparavant, garder cette information pour lui."310 Certes, en l'occurrence, l'allocutaire paraît peu réceptif… Mais la meilleure réponse qu'il puisse donner sera évidemment la réussite du projet d'Oreste.

Ce n'est qu'une fois parcourues ces différentes étapes, augmentées de cette dernière prière (kateuchê) commune d'Oreste et Electre, que le chœur, juge du rituel, déclare les exigences remplies.

Hl. êkou', Íp¢r soË toiãd' ¶st' ÙdÊrmata, aÈtÚw d¢ s–z˙ tÒnde timÆsaw lÒgon.

510 Xo. ka‹ mØn émemf∞ tÒnd' §te¤naton lÒgon, t¤mhma tÊmbou t∞w énoim≈ktou tÊxhw.

Electre: Ecoute! C'est pour toi que sont émises de telles plaintes. Tu te sauves toi-même en honorant ce discours.

Chœur: Et vraiment, vous avez mené de manière irréprochable ce discours, un gage d'honneur pour la tombe recouvrant ce destin privé de pleurs.

309 Traduction de Debidour dans Lebeau 2005. 310 Ducrot 1980, p. 37.

Le duel employé ici (eteinaton) souligne la contribution propre aux deux enfants. Mais plus important encore est l'emploi du terme logos, qui s'oppose à l'humnos précédent. Le terme se réfère à leur ultime prière, d'autant plus qu'il fait écho au même mot dans le vers précédent (v. 509): "Tu te sauves toi-même en honorant ce logos." De même, timêma tumbou (v. 511) répond au timêsas du vers 509 et souligne la réciprocité recherchée par les enfants à travers le rite, et explicitée formellement dans cette deuxième partie.

Au terme de ce rituel conçu par Eschyle pour l'intrigue des Choéphores, qui inclut à la fois le

kommos et ce qu'on pourrait appeler son "pendant argumentatif", Oreste et Electre se

retrouvent donc liés à leur père par leurs paroles, par ce qu'ils ont fait, par ce qu'ils lui ont promis et par ce qu'ils lui ont demandé. Mais surtout –nous avons pu suivre cette logique du début à la fin du kommos, puis dans la prière subséquente– les spectateurs se retrouvent partie prenante du rituel, pour ainsi dire, inclus dans ce dernier par l'effet performatif tant de la musique que des termes autoréférentiels.