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1. Force du langage en Grèce ancienne

1.3. Trois modalités pour l'efficacité de la parole

1.3.4. Trois modalités en contexte: rite, forme et gestes

Nous voilà parvenu au terme de ce premier chapitre. L'objectif était d'y établir les concepts opératoires qui nous serviront à l'analyse de la langue théâtrale en termes de pragmatique, tout en les adaptant à la réalité de la Grèce archaïque. Trois modalités essentielles se sont ainsi dessinées: le contexte de l'énonciation, la forme de l'énoncé, les gestes accompagnant l'énonciation.

Mais l'apport essentiel de ces premières pages tient à la mise en évidence de particularités propres à la culture antique. Si nous avons commencé par formuler le cadre méthodologique de ce travail, en évoquant la théorie des actes de langage et les "performance studies", il s'agissait ensuite de rapporter ces analyses aux pratiques grecques. Une première conséquence de cet acte a été d'exclure l'explication des conditions d'accomplissement des rites langagiers par le recours à des principes "magiques". Le terme ne correspond à aucune catégorie descriptive des Grecs avant le 5ème siècle. Ce sont d'autres référents qu'il nous fallait mettre au jour si nous voulions formuler en termes indigènes les concepts tels que "actes de langage" et

139 Dans notre étude, nous traitons de la question des schêmata au point 4.5 et plus généralement de celle des

gestes dans le chapitre 6, consacré à Euripide. Pour une approche spécifique des liens entre peinture et sculpture, voir Capone 1935, pp. 39-50, et Catoni 2005, pp. 133-218.

"performance". Nous avons tenté de le faire en relisant les pratiques langagières de la Grèce archaïque et classique à la lumière des modalités de contexte, de forme et d'énoncé, tout en réélaborant ces dernières en fonction des pratiques étudiées.

Au terme de ce parcours, la partie consacrée au contexte nous invite à ménager une place prépondérante à la dimension rituelle des pratiques langagières. Nous tendrons donc, dans la suite, à exprimer en termes de "rite" la donnée du contexte, mot permettant de synthétiser les faits de religion, de norme, de communauté, tout en désignant un ensemble de gestes et de paroles spécifiques qui, on le verra, jouent un rôle fondamental dans l'élaboration de l'action dramatique.

La deuxième partie, relative à la forme des énoncés, nous a permis d'observer les différents niveaux structurels auxquels la parole est active. Il s'est avéré que, dans la perspective antique, le simple fait de prendre la parole, même d'émettre un son, a des conséquences. Mais l'impact du langage repose aussi sur des unités plus grandes, telles que des formules rituelles, des constructions syntaxiques particulières, et sur la structure métrique employée. L'ensemble de ces éléments contribuent à créer la langue poétique, langue chantée ou récitée qui a une part divine, on l'a vu, et est propre à convoyer séduction, guérison et louange aux dieux. C'est un statut particulier de la langue poétique qui se révèle ainsi, mais dont nous pensons avoir identifié les traits constitutifs. Au moment d'analyser les textes antiques, ils nous permettront de décrire la forme d'un énoncé, et d'estimer la valeur pragmatique des ses éléments structurels.

Avec une approche de ce type, nous serons capable de développer les hypothèses de la troisième partie, relatives à la relation entre geste et parole. Ce que nous avons observé dans cette dernière partie, c'est que dans de nombreux domaines gestes et paroles interviennent de manière complémentaire, mais en vertu d'un lien consubstantiel. Généralement, la parole est considérée comme ayant une certaine matérialité, qui prend souvent l'apparence d'une corporéité dans le mesure où elle est comparée à un geste, voire métaphorisée en un geste ("Ce que tu lances là s'enfonce en mon oreille…"). La question qui se pose alors, et qui sous- tend tout ce travail, c'est celle de l'interprétation du "geste" en termes indigènes, dans la mesure où il se révèle petit à petit que ses référents sont multiples et qu'ils interviennent dans des domaines variés, alors même que le mot manque pour décrire le simple "mouvement du corps" que nous entendons par ce terme. Ce sont des particularités qu'il nous faudra prendre en compte au moment d'appliquer le concept de "geste" à l'analyse d'un texte dramatique.

Pour l'heure, il faut rappeler que ces trois modalités servent à l'articulation des chapitres à venir. Plus précisément, nous abordons la question du rite dans le chapitre 3, en nous concentrant sur les Choéphores d'Eschyle. Celle des formes et unités du discours anime les chapitres 4 et 5. Dans l'un, nous proposons un aperçu des diverses théories antiques sur le sujet, pour y confronter nos premières conclusions relatives à la nature et à la structure du langage théâtral. Dans l'autre, nous tâchons d'étudier certains passages de l'Electre de Sophocle avec le concept de "forme" ainsi élaboré. Nous pouvons alors ajouter, et même relier à ces analyses la problématique du geste. Nous le faisons à travers une lecture de l'Electre d'Euripide. Nous nous sommes expliqué dans l'introduction sur les raisons de ce plan et de ces choix.

Une étape cependant nous sépare du moment où nous commencerons l'analyse des textes théâtraux, qui constitue la matière du chapitre 2. C'est celle qui doit nous servir à définir la nature de notre objet d'étude, et celle des liens qu'il entretient avec les rites langagiers. La question n'est pas anodine. L'horizon de notre recherche est celui de la performance tragique. Mais ce n'est que par l'intermédiaire du texte conservé que nous pouvons espérer l'approcher. Ainsi, en regard de toutes les pratiques langagières évoquées jusqu'ici, nous devons prendre en considération le fait que l'objet étudié est un artefact discursif, qui à la fois reproduit, réemploie, magnifie et détourne les pratiques quotidiennes.

Sur cette base, il s'agit de comprendre ce que la poésie fait de cette parole efficace, et si elle articule un discours indigène à son propos. Un point est déjà assuré, c'est que nous y trouvons la trace des principes que nous avons mis en lumière dans l'analyse des pratiques. Toutes les métaphores de la parole efficace leur font écho: définie comme liquide, comme flèche, comme coup porté, la parole est en effet au centre d'un faisceau d'images qui servent à décrire son pouvoir et lui confèrent une certaine matérialité. Le fait est que les témoignages anciens, nous en avons souvent eu la preuve, plutôt que de définir les causes de l'efficacité de la parole, s'attachent à décrire ses effets: "Ce que les premiers auteurs (Homère, Hésiode) disent surtout de la parole, c'est qu'elle est un moyen d'agir sur le monde et sur les êtres", commente Desbordes140.

Les effets perlocutoires de la parole sont les plus explicites; ce sont eux que l'on retrouve attachés à la poésie qui, on l'a vu, charme, fait oublier voire guérit, sous forme d'epaoidê. Or, au lieu de stigmatiser là une carence de réflexivité linguistique, il faut y saisir une sensibilité

découlant directement des pratiques langagières, qui témoigne tout autant d'une réflexion sur le langage. Peut-être est-il plus légitime, en référence aux images que cette réflexion véhicule, de parler de "linguistique populaire", définie dans les termes de Brekle comme "tous les énoncés qu'on peut qualifier d'expressions naturelles (c'est-à-dire qui ne viennent pas des représentants de la linguistique comme discipline établie) désignant ou se référant à des phénomènes langagiers ou fonctionnant au niveau de la métacommunication"141.

De ce point de vue, il se révèle une donnée essentielle de la culture grecque, qui tient à la valeur d'actes de langage des productions poétiques. Par le fait d'être fondamentalement destinée à la performance, comme nous l'avons vu, la poésie s'inscrit dans le monde, avec lequel elle interagit. Par rapport à notre littérature, il s'agit, dans les termes de Calame, d'une "littérature dont les manifestations poétiques sont traversées par une dimension pratique et somatique qui en fait de véritables actes rituels et communautaires"142.

On a pu, dans un autre cadre, évoquer la notion de "macro-acte"143 pour décrire l'intention d'un texte, d'une séquence publicitaire ou d'un discours électoral. Dominique Maingueneau parle à ce propos de "valeur illocutoire globale"144, et rapporte celle-ci au "genre de discours" auquel appartiennet les énoncés. Les distinctions génériques de la poésie grecque, qu'il faut fonder sur des termes indigènes tels hymne, dithyrambe, péan, thrène, etc., pourraient engager aux mêmes conclusions. Mais surtout, les pratiques poétiques grecques remettent en cause l'idée de Jakobson selon laquelle la poésie se distingue par un primat de la fonction poétique, soit "l'accent mis sur le message pour son propre compte"145. Même si nous aurons aussi à traiter du "côté palpable des signes", notamment dans le chapitre 5, ce dernier ne semple pas s'imposer, et l'approche pragmatique des énoncés poétiques, pour la Grèce ancienne, nous semble plus prometteuse que la recherche de "la différence spécifique qui sépare l'art du langage des autres arts et des autres sortes de conduites verbales"146.

Par sa fonction rituelle, par les valeurs illocutoires qui s'y rattachent, telles que charmer, honorer une divinité, guérir, la poésie grecque entre de plain-pied dans le champ des actes de langage. Une continuité se dessine entre pratiques sociales et pratiques poétiques, une continuité aussi dans l'efficacité de la parole que nous avons suivie depuis le degré du son

141 Brekle 1989, p. 39.

142 Calame et Chartier 2004, p. 12; voir aussi Gentili 1990 et Nagy 1990.

143 Voir Kerbrat-Orecchioni, pp. 158-159, qui donne plusieurs interprétations du terme. 144 Maingueneau 1997 [1990], p. 12.

145 Jakobson 1963, p. 218. 146 Jakobson 1963, p. 210.

jusqu'à celui de l'énoncé complexe. Cette pensée devra nous accompagner dans toute notre réflexion sur la nature du langage poétique, et tout particulièrement quand il s'agira du langage théâtral.

Pour l'heure, dans notre deuxième chapitre, nous allons pouvoir observer plus précisément de quelle manière la poésie vise à s'affirmer comme acte, et de quelle manière le texte poétique rend compte, dans le temps même de son énonciation, de cette efficacité de la parole énoncée. Nous le ferons en nous attachant à des productions poétiques relevant de l'épopée et de la poésie chorale, dans la perspective de mettre en contraste et de circonscrire ultérieurement la spécificité de l'œuvre dramatique, vers quoi tend notre étude.