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4. FORME: Théoriser l'efficacité

4.1. Le discours en unités

4.1.1. L'unité comme concept

Maintenant que nous avons défini les champs de comparaison, dans ce chapitre, il est peut- être nécessaire de redéfinir l'objet de notre analyse, de manière à savoir exactement ce que nous comparons. Nous le ferons en résumant brièvement le chemin que nous avons parcouru jusqu'ici et en reformulant les résultats auxquels nous sommes parvenus.

En partant d'occurrences tirées d'abord des pratiques sociales des Grecs, puis des textes de la poésie épique et de la poésie mélique, nous avons tenté de construire un cadre d'analyse qui nous permît d'aborder la question de l'efficacité de la parole dans le théâtre tragique. Dans ces différents cas, c'est essentiellement sur des occurrences d'auto-référentialité que notre attention s'est portée. Il y a en effet un intérêt particulier à observer les retours du langage sur lui-même dans le domaine de la performance orale: les mots créent dans l'instant de la

performance un nouvel objet de référence. Car la description, on l'a vu, passe aussi bien par le sens propre ("je chanterai un autre hymne", formule conclusive de certains Hymnes

homériques) que par la métaphore (le "miel (…), breuvage chanté", Pind. N. 3, 77-79), voire

le détournement de sens (le "péan du mort", Choe. 151). Il s'agit, par les mots, d'attribuer une forme au langage et de redéfinir la nature du discours comme des pratiques en jeu.

Or, le langage du théâtre nous semble pousser cette logique plus loin que les autres. A travers l'analyse des Choéphores, nous avons été confronté au fait qu'il mettait en scène la valeur illocutoire du langage par la fréquence des termes autoréférentiels qu'il emploie. De la sorte, il énonce les actes de parole exécutés aussi bien au niveau de l'histoire que dans la réalité des spectateurs. C'est ainsi, nous semble-t-il, que le texte théâtral emploie l'efficacité du langage, notamment sa force performative: il permet d'accomplir des actes langagiers dans le présent du mythe, qui n'existe qu'au moment de la représentation.

Or ce référent théâtral est construit essentiellement par les paroles proférées. Havelock, qui signe l'introduction du commentaire aux Choéphores de Lloyd-Jones, relie ce principe à la règle des trois acteurs, qui implique, conjointement à l'usage des masques, un effacement de la personnalité de l'acteur: "and hence the burden of dramatic emphasis had to be carried entirely by the language"321. C'est le langage, en effet, qui permet d'établir une relation entre les deux réalités du quotidien et du spectacle, et il le fait en empruntant certaines structures à l'une pour les remodeler dans l'autre. Dans cette logique, il nous est apparu que le langage de la tragédie trouvait sa réalisation dans des unités formelles "nommées" dans le courant de la performance. Car si un découpage par unités détermine la composition d'une pièce tragique, il rend possible la reconnaissance par le public de séquences discursives, qui peuvent porter un nom et s'affirmer comme actes.

Notre intérêt portait essentiellement sur la dimension pragmatique inspirée de la théorie des actes de langage, si bien qu'on pourrait décrire ces unités dans notre cas comme autant de "séquences performatives": l'action s'accomplit à travers leur énonciation. Cependant, ce principe des unités trouve un écho dans d'autres analyses, qui s'intéressent à la structure générale des pièces. Ainsi, dans The stagecraft of Aeschylus, Oliver Taplin322 a fondé son analyse d'Eschyle sur les entrées et sorties des personnages, qui isolent des parties de l'action,

321 Lloyd-Jones 1970, p. xvii. 322 Taplin 1977a.

alternant parties parlées, récitées et chantées. On a aussi pu, comme Andrea Ercolani323, observer la construction des dialogues en fonction des formules qui les introduisent ou les concluent. A un autre niveau, Gregory W. Dobrov324 a étudié ce qu'il appelle des "figures of play", des moments dans lesquels le texte révèle des traits de métathéâtralité, à travers des allusions à la performance en cours, des mises en abyme ou des réélaborations d'œuvres antérieures. La répartition entre parties chantées et récitées est également significative. Ainsi, Edith Hall peut observer des nuances dans l'usage qu'en fait chacun des trois auteurs tragiques: "Gods and slaves, for example, rarely sing lyrics in tragedy, but they do recite anapaests. Sophoclean leads all sing at moments of great emotion, female characters frequently sing, but middle-aged men in Aeschylus and Euripides (with the exception of distressed barbarians) prefer spoken rhetoric to expended lyrics."325

Toutes ces analyses tendent à proposer un découpage de la tragédie en fonctions d'unités de composition, qui structurent le texte tragique. En référence à la parole efficace cependant, l'utilisation du concept d'"unité" exige une réflexion sur ce qu'il implique. Il nous faut en effet nous demander quelle réalité il trouve dans la perspective indigène, à la fois de la part du

poiêtês, l'artisan, l'auteur tragique, et de la part du public, qui doit repérer ces unités. Pour

notre part, nous avons employé ce terme jusqu'ici selon le second sens que lui prête le Petit Robert de "chose qui est une" (opposé au premier sens: "caractère de ce qui est un"). Il y a une dimension matérielle de l'unité, qui l'assimile à un objet: le terme implique une représentation concrète, une forme délimitée. Notre approche met ce phénomène en évidence, en montrant que les unités sont souvent dotées d'un intitulé, grâce aux termes autoréférentiels qui apparaissent dans le discours.

Cependant nous avons pu voir que ces unités annoncées comme rituelles (prière, malédiction, péan) se distinguent également sur le plan formel: structure syntaxique, schéma métrique, mode énonciatif, caractère gestuel aussi dans la mesure où une parole peut (parfois doit) être accompagnée d'un geste théâtral, rituel ou chorégraphique. Dans l'analyse du texte, la notion d'unité revêt un sens aussi bien sur le plan "nominatif" que structurel. Or la donnée structurelle est aussi, à elle seule, un élément d'auto-référentialité. Elle détermine des unités stylistiques dont les composantes internes –syntaxe, mètre, marqueurs de l'énonciation, gestes– fournissent également des renseignements sur la nature du passage et sa finalité. Ainsi le "péan du mort" apparaît-il en vers iambiques puis dochmiaques; ainsi la prière d'Electre sur

323 Ercolani 2000. 324 Dobrov 2001. 325 Hall 2002, p. 7.

la tombe de son père est-elle introduite par une référence au geste de la libation…

Ce que nous avons pu constater dans le chapitre précédent, sans le développer outre mesure, c'est que l'autoréférentialité nominative est en rapport étroit avec ce second type d'auto- référentialité structurelle. Les caractéristiques structurelles d'un énoncé accomplissent formellement (en donnant forme à l'unité) ce que les termes descriptifs accomplissent conceptuellement (en désignant l'unité). En ce sens, chapeautées par les termes autoréférentiels, elles contribuent activement à créer et à délimiter les unités qui composent le texte; elles donnent elles aussi un corps au langage.

Dans ce chapitre, nous chercherons à replacer cette dynamique dans le cadre des théories linguistiques des 5ème et 4ème siècles, qui ont cherché à définir et à nommer les éléments

structurels du discours. Nous entendons de la sorte, en faisant la part des perspectives indigènes, préparer le terrain à l'analyse du prochain chapitre qui, comme nous l'avons annoncé, abordera la question de l'efficacité du langage en fonction de la forme de l'énoncé.