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3. RITE: langage rituel, langage théâtral

3.1. Parole et action dans les Choéphores d'Eschyle

3.2.1. Kommos, goos, thrênos

Le kommos est le dernier passage que nous traiterons dans les Choéphores. Rappelons ici que nous ne visons pas une analyse complète de la pièce. Ce sont certains processus langagiers qui nous intéressent, et ceux que nous avons vus jusqu'ici, ajoutés à ceux qui composent le

kommos, sont suffisamment représentatifs pour que nous nous fassions une idée des questions

que pose le langage théâtral et des solutions qu'il apporte.

Sur le kommos lui-même, beaucoup a déjà été écrit; nous nous référons en cours d'analyse à ces différentes études. Nous pensons cependant pouvoir ajouter quelque éclaircissement sur sa nature, du moment que nous l'analysons dans la perspective adoptée, qui associe analyse structurelle (par "unités") et pragmatique. Dans cette logique, nous ne chercherons pas à définir au préalable la fonction du kommos. Il s'agit plutôt de voir au fur et à mesure de son déroulement de quelle manière il s'accorde à la dynamique de la performance. Nous ne ferons donc, pour commencer, que situer le passage et en présenter les enjeux.

Le kommos constitue une étape, une séance de préparation en vue du meurtre conjugué d'Egisthe et de Clytemnestre. Il remplace, dans une logique qui ne peut être que dramatisée, le rite funéraire dont Agamemnon a été privé. Agamemnon ne peut en effet assister ses enfants s'il n'a pas reçu de dignes honneurs funèbres. Le kommos constitue donc un rituel fictionnel qui trouve son efficacité à la fois du point de vue de l'intrigue et de la théâtralité. Du point de vue de l'intrigue parce que les scènes précédentes ont établi comme nécessaire la réalisation d'un rite funéraire en l'honneur d'Agamemnon; du point de vue de la théâtralité parce que le

kommos constitue un morceau de choix, tant par ses qualités musicales que stylistiques.

C'est une conclusion à laquelle parvient également Garvie, qui propose de la sorte une alternative aux interprétations majeures de Schadewaldt et de Lesky. Schadewaldt273 décrit en effet le chœur comme statique et met l'accent sur le public, estimant que le kommos, en en appelant à la pitié des spectateurs, sert à les convaincre du bien fondé de la vengeance d'Oreste. Lesky274 postule au contraire que le kommos revêt une fonction dramatique et dynamique. A travers son accomplissement, Oreste cesse de douter et prend la responsabilité

273 Schadewaldt 1932. 274 Lesky 1943.

d'agir comme le lui demande Apollon. On se reportera avantageusement au commentaire de Garvie pour une critique de ces deux approches275. Nous trouvons d'ailleurs dans sa propre interprétation un écho à notre problématique: "All such explanations are logical, but none finds any support in the text. Nothing in the earlier part of the play suggest that his determination [i.e. celle d'Oreste] has weakened or is inadequate to carry out the deed. But the logic of drama is different from that of real life. The three statements of determination are not related to one another like stages in a real person's life; they form a dramatic sequence."276 Ce qu'entend Garvie par ce commentaire, c'est que la logique qui prime est celle du spectacle, et que les phases psychologiques des personnages sont reformulées dans les formes esthétiques du drame. Pour l'exemple, ce n'est qu'une fois que le chœur a solennellement énoncé trois sentences se référant à la loi du talion (vv. 306-314)277 que le kommos peut

débuter et transposer dans une forme chantée et dansée les enjeux de la décision d'Oreste. Or le texte témoigne à plusieurs niveaux de l'artificialité de la mimêsis dramatique. Les variations métriques et le rythme qu'il détermine en sont des indicateurs sensibles pour le public. Mais nous trouvons aussi, à l'intérieur du kommos, des termes qui décrivent l'action –l'action verbale– qui est en cours. Nous y voyons une nouvelle fois les signes d'un discours qui annonce la forme qu'il revêt, qui la donne à voir.

Nous prendrons conscience de l'importance de ce phénomène en abordant le texte du kommos strophe par strophe. D'emblée nous pouvons constater que la question de la forme du rite est posée: Oreste s'interroge car il ne sait quelles paroles adresser à son père (vv. 315-323).

315 OR. Œ pãter afinÒpater, t¤ soi [str. a fãmenow µ t¤ =°jaw

tÊxoim' ín ßkayen oÈr¤saw, ¶nya s' ¶xousin eÈna¤;

skÒtƒ fãow ént¤moiron, 320 xãritew d' ımo¤vw k°klhntai gÒow eÈkleØw ~ prosyodÒmoiw ~ ÉAtre¤daiw.

Ô père, malheureux père, que dois-je dire, ou que dois-je faire pour t'atteindre et te ramener de si loin, là où ton lit te retient? A l'ombre, la lumière s'oppose. Pourtant, ce serait aussi un bienfait:

275 Garvie 1986, pp. 122-124. 276 Garvie 1986, p. 124.

une lamentation glorieuse pour les Atrides devant leur palais.

Le rite n'a pas pris forme encore. Oreste interroge la qualité même du rite qu'il s'agit de célébrer. Cette formulation interrogative s'inscrit dans une tradition, nous l'avons déjà vu dans le cas d'une prière du chœur (vv. 855-858). Alexiou fait de la question une entame traditionnelle de la lamentation278. Mais elle acquiert plus de force ici dans la mesure où Eschyle la transforme en chant pour l'occasion. Le rite auquel nous assistons est un artefact, qui se construit à partir d'éléments rituels disparates propres aux funérailles, aux invocations, aux supplications, et de conventions de l'art dramatique. Les termes autoréférentiels employés nous renseignent sur la nature des emprunts rituels, en désignant comme nous l'avons vu jusqu'ici des unités pragmatiques successives.

La première expression relative au rite intervient dans les paroles d'Oreste sous la forme de

goos (v. 321). C'est une manière relativement neutre de parler de la lamentation. En revanche

elle met l'accent sur le moyen d'atteindre Agamemnon: "a link between the living and the dead"279, commente Garvie sur la base d'occurrences analogues. Le commentaire du chœur, qui suit directement, a pour rôle d'encourager Oreste (vv. 324-331).

XO. t°knon, frÒnhma toË yanÒntow oÈ damã- [str. b 325 zei purÚw malerå gnãyow,

fa¤nei d' Ïsteron Ùrgãw: ÙtotÊzetai d' ı ynπskvn, énafa¤netai d' ı blãptvn. Pat°rvn d¢ ka‹ tekÒntvn

330 gÒow ¶ndikow mateÊei, tÚ pçn émfilafØw taraxye¤w.

Enfant, l'esprit du mort, la morsure dévorante du feu ne le dompte pas; un jour ou l'autre il montre sa colère. Que celui qui meurt soit pleuré, et celui qui châtie se montre. Pour un père, pour qui a mis au monde, c'est une lamentation légitime qui se met en quête, et s'étend à tous lorsqu'elle se met en branle.

On le voit, le chœur confirme la nécessité de la plainte (ototuzetai d'ho thnêiskôn) et sa légitimité (goos endikos). Les éléments sont dès lors rassemblés pour entamer une lamentation rituelle qui prépare les conditions de la vengeance. La question n'allait pas de soi parce que,

278 Alexiou 2002 [1974], pp. 161 sq. 279 Garvie 1986, p. 130.

comme nous l'avons dit, d'une part le rituel ne trouve pas de correspondant dans la réalité, d'autre part il détermine une vengeance du sang pour le sang qui ne correspond plus aux normes civiques d'Athènes –c'est toute la démonstration de Dupont280. Mais c'est aussi la première question qui nous intéresse: comment Eschyle justifie-t-il la nature de ce rite? Que doit-on faire pour rendre efficace un rite fictionnel? Sur ce point, la réponse du chœur à Oreste, qui donne aussi une indication aux spectateurs, dans le même mouvement, est à considérer de près. Elle détermine en effet l'orientation et le sens du kommos.

Les premiers termes que le chœur énonce, en guise d'encouragement à Oreste, constituent un déni de l'absence d'Agamemnon. Plus encore, c'est un refus de son invisibilité: à deux reprises (vv. 326, 328), le verbe phainô annonce sa présence en termes visuels: "il montre sa colère", "celui qui châtie se montre". Ces expressions ne seraient pas aussi intéressantes si elles n'étaient couplées à des motifs vocaux: "Celui qui meurt est pleuré", et ce par un "gémissement juste". C'est le programme du kommos qui est annoncé là: en faire une lamentation capable de faire apparaître le mort. Les termes ototuzetai et goos décrivent en outre ce à quoi le public va assister. Ils confèrent au discours une forme et une efficacité particulière, inspirée de la réalité mais n'ayant de validité que dans la logique du spectacle. On s'en convaincra en observant dans la suite du kommos la récurrence des termes autoréférentiels, qui renvoient au rite en cours et garantissent son accomplissement.

On commencera par noter dans les paroles d'Electre qui font directement suite à celles du chœur la mention du thrène. Au moment où s'engage le kommos, ce dernier est donc défini, conformément à la définition d'Aristote, comme un thrênos, une lamentation rituelle (vv. 332- 335):

klËy¤ nun, Œ pãter, §n m°rei [ént. a poludãkruta p°nyh.

D¤paiw to¤ s' §pitÊmbiow 335 yr∞now énastenãzei.

Ecoute donc, père, de chacun de nous, les douleurs pleines de larmes. Oui, de tes deux enfants, devant ton tombeau, le thrène élève pour toi sa plainte.

L'adresse d'Electre à son père donne le ton du kommos. Si le kommos constitue, de manière

générale, le chant de lamentation des personnages de la tragédie frappés par le destin, à l'exemple du chant final des Perses par exemple, il prend ici la place d'un rite funèbre. De fait, à l'inverse du kommos, le thrênos correspond à une réalité dans la vie quotidienne des Grecs. Alexiou explique à ce propos que, même si le terme thrênos tend dans la tragédie à s'identifier au mot goos, "the older distinctions are partially retained in the later scholarly definitions of

thrênos as a lament for the dead which contains praise, sung before or after burial or on the

various occasions for mourning at the tomb"281. Schadewaldt282 a voulu montrer les ressemblances formelles qui pouvaient exister entre ce kommos et un thrênos. Or, pour nous, il semble plus intéressant de noter ce qui est différentiel, au sein de l'analogie. Garvie nuance lui aussi l'adéquation qu'on pourrait y voir. Il invoque d'abord le principe de la théâtralité: "Aeschylus, then, uses a ritual-form that would be familiar to his audience. But at the same time he adapts it to the specific dramatic requirement of his play."283 Le spectacle prime. On

ne soulignera jamais assez le fait, énoncé au début de ce chapitre, que l'invocation du mort est un motif fantastique, spectaculaire, et qu'il trouve sa justification dans le cadre des normes théâtrales uniquement.

La définition du kommos comme thrênos ne doit donc pas cacher ce qui fait sa spécificité. En termes de métrique, par exemple, on constate que les thrènes que nous a légués Pindare sont en vers dactylo-épitrites. Ce n'est pas le cas ici, où le mètre, "lyrique", varie. Par ailleurs, à le comparer avec d'autres rites funéraires du répertoire dramatique, le thrène laisse apparaître toute son originalité. On peut, pour s'en rendre compte, comparer sa construction avec celle des lamentations prononcées dans les Sept contre Thèbes. Celles-ci sont prononcées d'abord par le chœur, puis par Antigone et Ismène, sur les corps sans vie d'Etéocle et de Polynice. Techniquement parlant, il ne s'agit donc pas d'un kommos: le chant alterné des deux sœurs

succède à celui du chœur. Par ailleurs, si, dans les Sept contre Thèbes, le thrène est chanté

immédiatement sur le corps des deux frères, celui qu'entonnent Oreste et Electre est largement postérieur à la mort du roi; il n'accomplit le rite que par convention. Ces faits parlent pour la spécificité du rite construit ici, même s'il partage des traits avec le kommos qui clôt les Perses et avec le thrène des Sept contre Thèbes.

L'important est donc que ce rite ait été annoncé comme tel. Ce qui va retentir, c'est le thrène d'Agamemnon, que le chœur des vieillards de l'Agamemnon réclamait déjà à la fin de la pièce (v. 1541: "Qui l'ensevelira? Qui chantera son thrène?"). Le rite prend corps pour ainsi dire:

281 Alexiou 2002 [1974], p. 103. 282 Schadewaldt 1932, pp. 55 sq. 283 Garvie 1986, p. 124.

c'est l'effet de cette première "unité rituelle", faite de trois strophes. D'ailleurs, il est frappant de noter que le thrène se trouve personnalisé comme sujet du verbe anastenazei (un procédé qui nous rappelle certaines personnifications du poème chez Pindare). A ce moment, à nouveau, la parole s'affirme comme principe de l'action.

C'est donc en nous concentrant sur ce que le texte dit sur lui-même et sur les appellations qu'il se donne successivement que nous pourrons comprendre ce qui se déroule sur scène au moment de la représentation. Une succession, voir une superposition de formes rituelles, transposées en unités structurelles, et ici strophiques, composent un passage comme le

kommos des Choéphores. En ce sens, les actes verbaux accomplis "sur scène" sont désignés

comme actions et s'accomplissent dans un ordre de réalité qui est à la fois celui des personnages et celui du public. Un rite fictionnel est créé dans l'instant de la performance, résultat d'une mise en forme esthétique et musicale.

Peut-être est-il alors possible de mettre au compte de cette esthétisation le rôle attribué par Schadewaldt284 au kommos: celui d'exciter l'émotion du public au plus haut point, afin qu'il adhère à la cause des deux héros. Il s'agit cependant de préciser les moyens qu'il met en œuvre pour y parvenir.