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3. RITE: langage rituel, langage théâtral

3.1. Parole et action dans les Choéphores d'Eschyle

3.2.4. D'une unité à l'autre

Nous arrivons ainsi au terme de ce chapitre, qui tente de préciser la fonction pragmatique des éléments rituels dans le texte et la représentation tragique. Pour comprendre toute sa portée, spécialement dans le kommos, il faut cependant que nous incluions dans nos conclusions la part des spectateurs. Pour les personnages comme pour les spectateurs, le kommos et les prières qui suivent forment ce long logos qui est, en termes simples, "ce qui devait être dit avant de pouvoir agir". L'invitation du chœur au terme du rituel ne laisse d'ailleurs pas de doute à ce sujet, tout en contrebalançant sa dernière remarque sur le logos:

512 tå d' êll', §peidØ drçn kat≈ryvsai fren¤, ¶rdoiw ín ≥dh da¤monow peir≈menow.

Pour le reste, puisque tu as affermi ton esprit en vue d'agir, tu peux agir à présent, en faisant l'épreuve de la divinité.

C'est là, manifestement, l'effet du kommos. Schadewaldt, on s'en souvient, contredisait sur ce point l'interprétation de Lesky, selon laquelle il a pour but d'amener Oreste à prendre sa décision. D'après Schadewaldt, si l'on comprend la portée rituelle du kommos –mais dans la

dimension performative que nous avons systématiquement mise en évidence– "erkennt [man] in dem Kommos (…) den Knoten, der alle Fäden des Geschehens schürzt. Die Gebete an die Unteren, an Zeus, an den Vater, die Rufe nach Rettung und Beistand hatten sich seit den ersten Worten des Dramas immer wieder vereinzelt erhoben"311. A ce moment, Oreste est paré pour organiser la vengeance, et avec lui le spectateur: "Hier vernimmt der Hörer nicht nur von jenen Schicksalen [le destin des derniers Atrides]: er erlebt sie, wie sie in ihrer lastenden Schwere sind".312 Le rituel a ainsi fonctionné non seulement sur les personnages qui le menaient mais également sur les spectateurs qui y assistaient. A partir d'un rituel qui n'a pas de référent dans la réalité, le texte tragique trouve à s'accomplir dans le monde des spectateurs et les intègre par ce fait dans l'action en cours.

Quelques remarques de Foley, qui s'attache nous l'avons dit à observer le processus de vengeance dans le mythe d'Electre, font écho à ces considérations, notamment celles qu'elle fait en référence à des recherches ethnologiques sur les rites funéraires: "According to Seremetakis, in the modern contexts, hearing and seeing 'do not have the passive or purely receptive implications' that such terms have in English, but imply 'an active role in the productions of juridicial discourse… The act of hearing carries the value of the soloist's discourse. Hearing in the antiphonic relation is not external to speech but metonymical to it.

Hearing is the doubling of the other's discourse'."313 Et d'ajouter en note: "Perhaps tragic

lament also doubles its discourse in the mind of its audience."314

Notre analyse révèle en tout cas les modalités du texte qui déterminent le rôle "actif" du public. Les termes autoréférentiels qui apparaissent tout au long du rite ponctuent et par ailleurs déterminent ce processus: kateuchê, goos, ara, humnos, paian, thrênos etc. S'accordant à la musique, au rythme métrique, ils désignent des unités de discours qui ont une efficacité tant dans l'économie du "récit" que dans l'accomplissement du rite. En somme, ils rendent manifeste le fait que le langage tragique agit dans le monde des personnages en même temps que dans celui des spectateurs. Et le terme "agir" s'impose ici, dans la mesure où nous avons pu assimiler ces unités discursives à des actes verbaux définis, se succédant en fonction d'une certaine stratégie narrative.

311 Schadewaldt 1932, p. 353. 312 Schadewaldt 1932, p. 354. 313 Foley 2001, p. 155. 314 Foley 2001, p. 155, n. 54.

Pour en finir avec Eschyle, on peut dire que l'élément clef de notre analyse aura été le kommos des Choéphores. Il est représentatif du degré d'artificialité que comprend le texte tragique. Mais il nous montre également que les éléments du kommos, les différentes étapes qu'il compte, sont signalées par le texte. Les termes autoréférentiels fonctionnent comme autant de signaux, qui découpent aussi sûrement que le mètre et que la musique des unités de paroles équivalant à autant d'actions dramatiques. Ces unités se laissent également reconnaître par leurs formes syntaxiques: invocation d'un dieu dans une prière, usage de l'optatif pour un souhait ou une malédiction, cris rituels. Autant d'éléments intégrés qui devaient permettre au poètes de restaurer le climat et l'émotion propres aux rituels en question, et qui contribuaient à intégrer les spectateurs dans l'action.

Mais le langage de la tragédie grecque se distingue, nous l'avons vu, en ajoutant au réemploi des éléments structurels une donnée autoréférentielle, du fait qu'il dénomme ces pratiques au moment de leur effectuation. Rien ne reste tacite, comme s'il fallait que la chose soit dite, sur scène, pour qu'elle existe vraiment. Mais on a vu par ailleurs que la tragédie redéfinissait souvent ces pratiques, en les traduisant en termes poétiques, voire chorégraphiques, ou alors en les dotant d'une certaine ambiguïté: ainsi du thrène d'Agamemnon qui doit se muer en péan. Dans cette logique, les pratiques langagières dramatisées, telles que la prière, la malédiction, le péan, sont donc à la fois fictionnelles et surdéfinies par leurs termes d'appellation.

Ces considérations nous permettent de tirer deux conclusions à propos du kommos: d'abord que la scène du kommos n'est en aucun cas superfétatoire (Wilamovitz considérait pour sa part que l'on pouvait la supprimer "um der Handlung wegen"315), ensuite que le texte nous permet de suivre les différents actes verbaux qui, comme autant de gestes, y sont réalisés. Ces derniers correspondent aux unités que les termes autoréférentiels délimitent. Telle est la logique qui nous semble à l'œuvre dans le kommos des Choéphores.

Si nous pouvions nous permettre de généraliser à partir de cet exemple, nous en viendrions alors à considérer le texte de théâtre comme un assemblage d'unités ayant valeur de gestes sur scène. Cette hypothèse demande évidemment à être vérifiée, et plus encore à ce que ses termes soient rigoureusement explicités. Elle nous donne cependant la direction dans laquelle il nous faut poursuivre. Deux étapes s'imposent à nous: d'abord observer dans quelle mesure les notions d'unité et de geste sont pertinentes pour l'analyse du théâtre grec, et ce à partir des

témoignages anciens; ensuite, si ce modèle d'analyse est valide, tenter de l'appliquer au texte de Sophocle et à celui d'Euripide.